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Tels étaient les adversaires que les principes éternels de la société et de l'ordre rencontraient au moyen âge. Sans doute, on commettrait une injustice odieuse en assimilant aux Frérots, aux Begghards, aux Apostoliques, aux Lollards et aux Turlupins, les, réformateurs modernes et leurs disciples. Une telle assimilation n'est point dans notre pensée, et nous la repoussons de toutes nos forces. Nous tenons uniquement à constater que, si la propriété individuelle a eu des adversaires pendant les quatorze premiers siècles de notre ère, ils appartenaient du moins à ces sectes infimes

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dans les esprits un ferment de désordre qui explique, du moins en partie, les soulèvements populaires qui, dans la seconde moitié du XIVe siècle, se multiplient dans l'ouest et le midi de l'Europe. En Angleterre, la population des campagnes conduite par un couvreur, Wat Tyler, vient piller la ville de Londres et dicter au roi Richard l'affranchissement général des serfs (Aug. Thierry, Hist. de la conq. de l'Angl. par les Normands, T. IV, p. 326 et s., éd. belg. de 1835). A Rouen, le peuple décerne la royauté à un drapier désigné sous le sobriquet de Le Gras, venditorem pannorum, ob pinguedinem nimiam Crassum ideò vocatum... (Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 130; Michelet, Hist. de France, T. IV, p. 21). A Florence, les Ciompi prennent pour chef un çardeur de laine (Sim. de Sismondi, Hist. de la liberté en Italie, Ch. VIII). En Languedoc, la lie du peuple, excitée par Pierre de la Bruyère, se répand sur les chemins et massacre sans pitié tous ceux qui n'ont pas les mains dures et calleuses (D. Vaissette, Hist. du Languedoc, IV, 382). La Jacquerie devint générale. « L'on craignait, dit Froissard, que toute gentillesse ne périt. »

Au sujet des sectes que j'ai passées en revue, on peut consulter, outre les historiens de l'Église, Tillet, Chron. de France; Guagin, Hist. de Charles V; Pluquet, Dictionnaire des hérésies; Ducange, Glossaire; Hahn, Geschichte der ketzer im mittelalter, Stutgart, 1845-1850. Ce dernier ouvrage renferme, à côté d'erreurs graves, des renseignements précieux sur les sectaires du moyen âge.

que nul n'ose avouer, que tous repoussent avec dédain, et que l'histoire inexorable a justement flétries dans ses annales (1).

(1) Voy. à l'Appendice le fragment intitulé : Les Hérésiarques belges.

CHAPITRE VI.

LE SOCIALISME A L'ÉPOQUE DE LA RÉFORME.

§ 1.-L'ANABAPTISME ET LA GUERRE DES PAYSANS.

Conséquences politiques de la réforme. Origine de l'Anabap

Sou

Bataille

tisme. Prédications d'Alstadt. Révolte de Mulhause. lèvement des paysans de la Souabe et de la Franconie. de Frankenhausen. Défaite des insurgés. Muncer jugé par

Louis Blanc.

Pendant que Luther, retiré à la Wartbourg, consacrait ses veilles à la consolidation des doctrines nouvelles qu'il avait jetées dans le monde, il eut tout à coup la douleur d'apprendre que des disciples audacieux, méprisant la parole du maître, s'érigeaient à leur tour en réformateurs de l'Église. Il avait enseigné que la justification de l'homme dépend uniquement des mérites de Jésus-Christ, que le chrétien s'applique par la foi. Un de ses disciples, le célèbre Nicolas Storck, prenant ce précepte à la lettre, en avait conclu que le baptême des enfants ne pouvait les justifier, et qu'il fallait rebaptiser tous les chrétiens adultes, puisque, au moment où ils avaient reçu le baptême, ils étaient incapables de former l'acte de foi par lequel le chrétien s'applique les mérites du Sauveur.

Telle fut l'origine de la secte des Anabaptistes (1).

(1) Les détails qu'on va lire ont été puisés dans les ouvrages suivants : Weil, la guerre des Paysans; Gnodalius, Rusticanorum tumultuum vera

Proposé d'abord comme un simple objet de controverse, le nouveau dogme de Storck ne tarda pas à être pris au sérieux. Il se produisit dans l'enseignement et dans la prédication, dans les livres des docteurs et dans les thèses académiques des disciples. Ceux qui voyaient avec jalousie l'influence prédominante de Luther, ceux que le réformateur avait blessés par son orgueil ou rebutés par la dureté de son caractère, vinrent se grouper sous la bannière de Storck. Chaque jour amenait une défection nouvelle. Müncer, Carlostad, Gabriel Didyme, Georges More, Marc Zuicchaw, Mélanchton lui-même, professèrent publiquement les doctrines de l'anabaptisme, et leur exemple fut imité par une partie considérable de la population de Wittemberg et des communes environnantes.

Ce succès inespéré dut naturellement augmenter l'audace et les prétentions de Storck et de ses partisans. Ils s'attachèrent la populace en déclamant contre les richesses et contre la science. Au dire de Storck, l'étude des belleslettres remplissait le cœur d'orgueil et souillait l'esprit de connaissances profanes et dangereuses. « Fidèles disciples, » s'écriait-il dans un feint enthousiasme, fidèles disciples, » vous pouvez avoir part, comme Storck, aux révélations » de l'Éternel, si vous savez, comme lui, préparer vos

historia; Audin, vie de Luther; le P. Cotrou, Histoire des anabaptistes; Meshovius, Historiæ Anabapticæ libri septem; H. Otticius, Annales anabaptici; L. Blanc, Histoire de la Révolution française; Pluquet, Dict. des hérésies; Faits chevaleresques de Goetz de Berlichingen, recueillis par Gessert (Pforzheim, 1840); Sudre, Hist. du communisme, etc.— J'ai surtout trouvé des renseignements précieux dans les Études sur l'histoire politique de la Réforme, que le Dr Jarcke a publiées dans les Feuilles historiques et politiques de Munich (V. la note à la page

» cœurs à la réception de l'Esprit saint! Négliger la parole » des hommes annoncée dans les chaires, éviter les assem» blées de religion, se vêtir d'une manière simple et né» gligée, se contenter d'une nourriture grossière, c'est la >> disposition infaillible pour recevoir les illustrations de » Dieu ! »

Une fois engagé dans cette voie, Storck alla jusqu'au bout. Il se mit à prêcher hautement les avantages, les mérites, la sainteté de l'ignorance. Les actes des conciles et les écrits des Pères de l'Église étaient, disait-il, des instruments de perdition. La lecture même de la Bible devenait, à ses yeux, une occupation infructueuse. L'inspiration directe de Dieu, les révélations de l'esprit intérieur devaient seules, selon lui, déterminer la conduite du vrai chrétien. Ainsi qu'on devait s'y attendre, les ignorants et les paresseux accueillirent avidement cette doctrine commode. Les écoliers désertèrent les bancs de l'université et firent de tous les livres qu'ils purent se procurer un immense feu de joie dans le cimetière public.

Alors la ville de Wittemberg fut témoin d'un étrange spectacle. Carlostad, l'archidiacre du district, le premier docteur de l'université, revêtu d'un habit grossier, courait de rue en rue pour consulter les ouvriers et les femmes du peuple sur les passages difficiles de l'Écriture sainte. Le ciel, disait-il, cache les mystères aux sages et les révèle aux petits. D'autres docteurs imitèrent cet exemple, et la populace, ivre d'orgueil et de joie, se vit brusquement placée au niveau des théologiens les plus célèbres du siècle. Il est inutile de dire qu'elle se mit avec empressement au service des novateurs. Une bande furieuse et fanatique, conduite par Carlostad et son ami Muncer, courut d'église en église, renversa les autels, brisa les images des saints, et fit disparaître tous les restes du culte catholique que Luther avait conservés.

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