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que les décisions, en l'absence de lois positives sur les intérêts privés, étaient abandonnées à la conscience des magistrats. Aussi, comme ce pouvoir exorbitant pouvait entraîner des abus graves, la loi crétoise avait imaginé un remède qu'il est impossible de ne pas qualifier d'étrange. « Les Crétois, » dit Montesquieu (1) en parlant de ce remède, « les Crétois, pour > tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, > employaient un moyen bien singulier; C'ÉTAIT CELUI DE L'IN» SURRECTION. Une partie des citoyens.se soulevait, mettait en » fuite les magistrats et les obligeait de rentrer dans la vie privée. » CELA ÉTAIT AINSI FAIT EN CONSÉQUENCE DE LA LOI. » Montesquieu ajoute : « Une institution pareille, qui établissait la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, semblait devoir ren› verser quelque république que ce fût : elle ne détruisit pas celle » de Crète... »

L'auteur de l'Esprit des lois a raison quand il affirme que le droit d'insurrection faisait partie du droit public des Crétois, mais il se trompe en s'imaginant que ce singulier moyen ne fût pas une cause permanente d'anarchie et de ruine. Aristote, qui avait le spectacle du gouvernement crétois sous les yeux, s'exprime d'une tout autre manière. Après avoir rappelé que des citoyens puissants renversaient souvent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menaçaient, le philosophe grec continue dans les termes suivants : « Grâce à ces pertur>bations, la Crète n'a point, à vrai dire, un gouvernement, » elle n'en a que l'ombre : la violence seule y règne. Continuel» lement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs > amis, se donnent un chef et engagent la guerre civile... En » quoi un pareil désordre diffère-t-il de l'anéantissement de » la constitution et de la dissolution absolue du lien poli

(1) Esprit des Lois, Liv. VIII, ch. XI. — V. aussi Sainte Croix, Lég. de Crète, p. 363.

» tique (1)...? » — Oui, sans doute, la forme républicaine a continué à subsister en Crète jusqu'à l'invasion romaine (74 avant J.-C.); mais cet état d'agitation et de désordre, cette permanence de luttes fratricides, cette suite non interrompue de guerres civiles, est-ce la république? Du reste, ce n'est pas là le sujet qui doit principalement fixer notre attention.

En Crète, toute la population libre était nourrie aux frais de l'État. Sous la monarchie comme sous la république, les repas étaient communs et les mêmes pour toutes les classes.

Cette institution a valu aux Crétois les éloges enthousiastes des démocrates modernes. Cette intervention de l'État dans la nourriture des citoyens, ces repas fraternels, cette insouciance du lendemain où pouvait s'endormir le citoyen de Crète, toutes ces conséquences du communisme leur apparaissent comme le dernier terme de l'égalité et de la liberté. A la fin du dix-huitième siècle, l'enthousiasme fut tel que le sanguinaire Hérault de Séchelles, rapporteur de la constitution de 1793, chargea les bibliothécaires de rechercher le

(1) Arist. Pol. Liv. II, ch. VII, § 7 et s. - Voici comment le philosophe de Stagyre rapporte le fait signalé par Montesquieu : « Pour remédier aux >>vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui con» tredit tous les principes de gouvernement et qui n'est qu'absurdement » violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou >> par de simples citoyens insurgés contre eux... Un état ainsi troublé est la >> proie facile de qui veut l'attaquer. La situation seule de la Crète l'a jusqu'à >> présent sauvée. L'éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent >> les étrangers. C'est aussi ce qui soutient les serfs dans le devoir, tandis que » les notes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n'ont point étendu >> leur puissance au dehors; et la guerre étrangère, récemment portée chez >> eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions ( Trad. de Bar> thélemy Saint-Hilaire, p. 108 et 109 ). »

texte des lois de Minos, afin qu'il pût y prendre le modèle des institutions à donner à la France (1). Malheureusement, les admirateurs des Crétois oublient de dire que ces tables communes, objet de leur enthousiasme, ne se couvraient de mets qu'à l'aide de l'asservissement de la plus grande partie de la population. Ils ignorent, ou feignent d'ignorer, que l'esclavage des masses était le complément nécessaire, la condition indispensable de ce communisme d'État!

L'ile renfermait une classe nombreuse d'esclaves ou de serfs [Periæques] (2). Ceux-ci, devenus la propriété de

(1) La lettre qu'il adressa à M. Desaulnays, conservateur d'une bibliothèque de Paris, était ainsi conçue:

«< 8 juin 1793. - Chargé, avec quatre de mes collègues, de préparer pour lundi un plan de constitution, je vous prie de me procurer sur-le-champ les lois de Minos, qui doivent se trouver dans un recueil de lois grecques. Nous en avons un besoin urgent. »

(2) Je ne crois pas avoir exagéré en donnant aux Feriæques crétois le titre d'esclaves. Au fond cependant ils étaient plutôt des serfs que des esclaves. Dans sa traduction de la Politique d'Aristote, M. Barthelemy Saint-Hilaire s'est servi de l'expression serfs périœciens. « Leur condition, dit-il, était >> moins rude que celle des esclaves; ils appartenaient au sol, bien plutôt » qu'à l'homme; et en cela ils se rapprochaient beaucoup des serfs du » moyen-âge (T. I, p. 93, éd. de 1848 ). » Il est assez difficile de déterminer exactement la condition des Periæques de Crète. Aristote, en deux endroits du traité que je viens de citer, les met sur la même ligne que les Ilotes de Sparte (V. L. II, ch. VII, § 5, et L. VI, § 2 et 3). La circonstance invoquée par M. Barthelemy Saint-Hilaire est plus importante en droit qu'en fait; car, ainsi que nous le verrons, les Ilotes avaient aussi le triste privilége d'être attachés au sol de la Laconie. Il faut ici se référer aux coutumes générales de la race dorienne. Les conquérants laissaient aux vaincus la jouissance d'une portion du sol, à condition de payer une redevance, laquelle, au dire de Platon ( Alcib. I), était toujours lourde. Comme ces cultivateurs demeuraient autour de la cité, ils prenaient le nom de Пepíoixos, habitant

l'État, exerçaient les métiers, gardaient les troupeaux et culti-. vaient la terre. Or, la meilleure partie du produit de leurs travaux était remise aux magistrats, et ceux-ci en faisaient deux parts, l'une pour le culte des dieux et les dépenses de l'administration, l'autre pour les repas publics des hommes libres (1). Ceux-ci ne faisaient qu'un métier, la guerre; ils n'appréciaient qu'une seule vertu, la valeur du soldat. Leurs chansons

autour (V. Laurent, Hist. du dr. des gens, T. II, p. 59. ). Leur condition était ordinairement beaucoup plus favorable que celle des serfs attachés à la glèbe. Ainsi, sur le territoire de Sparte, la distance du sort des Periœques ( Lacédémoniens) à celui des serfs (Ilotes) était immense. Mais telle n'était pas la règle générale; la condition des vaincus différait de cité en cité, suivant qu'ils avaient obtenu un traité ou qu'ils n'avaient cédé qu'à la force. Les Lacédémoniens se trouvaient si bien dans une condition exceptionnelle que, pour l'expliquer, on a supposé l'existence d'une convention primitive par laquelle les Spartiates auraient accordé aux vaincus des droits égaux à ceux des vainqueurs (Ephor. apud Strab., VIII, p. 251, éd. Casaubon ). Je ne vois donc aucun motif de ne pas s'en tenir à l'opinion d'Aristote en ce qui concerne le sort des Periœques crétois. En tout cas, à mon point de vue, l'essentiel était de prouver que la table commune était couverte de mets fournis par une population asservie. Or, sous ce rapport, aucun doute n'est possible. (V. pour la servitude personnelle dans l'île de Crète, la note 2 à la page 20).

Pour la condition des Periœques en général, on peut consulter le savant ouvrage de M. Otf. Müller ( Die Dorier, T. II ); mais il faut se mettre en garde contre l'enthousiasme que les mœurs doriennes inspirent à cet auteur: ses jugements sont rarement impartiaux; nous aurons plus d'une occasion de le faire remarquer. M. Laurent a présenté les faits sous leur véritable jour

(V. Histoire du droit des gens, T. II, p. 54 à 66).

(1) Aristote, Politique, liv. II, chap. VII. - Les hommes, les femmes et les enfants étaient ainsi nourris en Crète (Arist. loc. cit., § 4 ).

La distribution des mets avait été confiée aux femmes. Elles donnaient les morceaux les plus délicats à ceux qui s'étaient signalés par leur bravoure (Diosidas, cité par Meursius, Creta, p. 173; Eustath. ad Hom. Odys., p. 689 ). 3

T. I.

de table avaient poétisé cette exploitation du faible par le fort, du serf par le citoyen, du laboureur par le guerrier ; ils chantaient « Ma grande richesse est ma lance; mon glaive et mon » solide bouclier sont mes gardiens fidèles. Avec mes armes » je laboure, avec elles je moissonne, avec elles j'exprime le » doux jus de la vigne; c'est par elles que je suis seigneur de > mes serfs. Ceux qui ne savent porter ni la lance, ni le glaive, » ni le bouclier fidèle, se jettent à mes genoux, me vénèrent » comme leur maître et m'adorent comme le Grand Roi (1). »

Ainsi, l'oisiveté des convives de l'État était entretenue à l'aide des sueurs et des souffrances de tout un peuple d'esclaves! On n'a qu'à se rappeler ce seul fait, pour être persuadé que ce n'était pas en Crète que des réformateurs, qui s'élèvent à bon droit contre l'exploitation de l'homme par l'homme, devaient aller chercher leurs exemples.

Au surplus, qu'on ne s'imagine pas que, par suite de l'institution des repas communs, le sort du peuple de Crète fût bien digne d'envie. Le sol était fertile, la situation de l'île était on ne peut plus heureuse; mais le travail des esclaves, privé du stimulant de l'intérêt personnel, était à peu près improductif. Les Periæques ne fournissaient presque jamais les produits nécessaires pour nourrir convenablement leurs oppresseurs. Aussi la législation crétoise avait-elle dû prendre, sous ce rapport encore, quelques mesures que ses admirateurs ont eu soin de passer sous silence. On s'était aperçu qu'il ne suffisait pas d'introduire une parcimonie rigoureuse dans les repas communs; on avait, au contraire, acquis la conviction que, sous peine de rendre la disette permanente, il fallait empê

(1) Athénée, cité par M. Laurent (Hist. du droit des Gens, t. II, p. 57), rapporte cette chanson de table du poëte crétois Hybrias (XV, 50, scol. 24 ). Sur les tendances guerrières des institutions crétoises, on peut consulter Platon (Lois, I, p. 18 et s., trad. de M. Cousin ).

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