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l'histoire du moyen âge des vestiges de la guerre qui se poursuit sous nos yeux, il faut descendre jusqu'aux sectes impures qui, au milieu de ces siècles de barbarie, firent revivre les aberrations et les infamies des Gnostiques. En effet, si les Gnostiques, condamnés par l'Église et persécutés par les empereurs, disparurent de la scène au commencement du vie siècle, il est certain que le germe de leurs associations mystiques et théosophiques survécut à leur existence comme secte. Des traces évidentes de gnosticisme apparaissent à diverses époques du moyen âge, et la doctrine ne disparaît en réalité qu'au xve siècle de notre ère. Avant les Anabaptistes, dont nous parlerons au chapitre suivant, la lutte du pauvre contre le riche, de l'anarchie contre l'or

com., ch. VII). En ce qui concerne les deux premiers, il passe sous silence le livre d'un contemporain, Alain de Lille, le docteur universel. Les œuvres de l'illustre théologien (imprimées à Anvers en 1654, chez Lestenius, in-f) renferment un traité complet contre les Albigeois et les Vaudois. A l'exemple des inquisiteurs du Languedoc, Alain passe en revue toutes les erreurs de ces sectaires. Or, ici encore, le communisme ne figure pas au nombre des griefs qu'on leur impute.

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Une publication récente est venue jeter un jour nouveau sur ces questions. En 1851, un ministre Vaudois, M. Alexis Muston, a publié une histoire de la secte, sous ce titre L'Israël des Alpes, première histoire complète des Vaudois du Piémont et de leurs colonies, composée en grande partie sur des documents inédits, avec l'indication des sources et des autorités (Paris, Marc Ducloux, 4 vol. in-12). Dépourvu de critique historique, rempli d'erreurs graves, le livre de M. Muston, malgré les injures grossières qu'il adresse trop souvent aux prêtres catholiques, doit fixer l'attention à cause des documents nombreux que l'auteur a recueillis avec une patience digne d'une meilleure cause. Un seul point en ressort à l'évidence; c'est que les erreurs vaudoises ne sont jamais sorties du cercle des aberrations religieuses. - V. pour les Hussites la profession de foi des Thaborites qui se trouve à l'Appendice.

dre, de la licence contre la morale, lutte éternelle dont toutes les générations humaines ont connu les ravages, avait eu pour instruments et pour représentants les Pauvres de Lyon, les Patarrins, les Maillotins, les Frérots, les • Begghards, les Apostoliques, les Dulcinistes, les Lollards et autres agrégations immondes, débris informes du gnosticisme païen, expression dernière de ces passions abjectes que, pour le malheur et la honte de l'homme, toute société renferme dans ses couches inférieures.

De tout temps, et quel que soit le degré de civilisation du peuple, certaines doctrines subversives ont le triste privilége de remuer les masses et d'accumuler des ruines. Condamnez la propriété individuelle, flétrissez les riches, proscrivez le travail, déclarez la guerre au pouvoir civil et à l'autorité religieuse, calomniez les intentions de ceux qui disent que le progrès est une œuvre lente qui réclame le concours de plus d'une génération, promettez aux malheureux un avenir immédiat d'abondance et de joie, et vous trouverez aussitôt des adeptes fervents, des disciples fanatiques. Au moyen âge, les sectaires que nous venons de nommer en firent l'expérience, et le récit de leurs prédications fournit un triste chapitre à l'histoire des progrès de la civilisation européenne.

On ne connaît pas assez les dangers que la société civile eut à surmonter au moyen âge. On croit que le christianisme régnait sans effort sur les intelligences désarmées et soumises; et cependant, il n'est pas un dogme religieux qui n'ait été nié, il n'est pas une vérité sociale qui n'ait trouvé d'innombrables adversaires; bien plus, il n'est pas un problème économique qui n'ait été agité dans les monastères, dans les écoles, et même sur la place publique. L'égalité absolue, l'abolition de la propriété, l'égalité des salaires, la rétribution selon les besoins préférée à la rétribution selon

l'aptitude, toutes ces doctrines bruyantes qui retentissaient naguère à la tribune des clubs, ont été sondées, discutées et réfutées par les défenseurs du catholicisme au moyen âge. Qu'on ouvre la Somme de saint Thomas, et l'on y trouvera cette question formidable: S'il est permis à l'homme de posséder (1)? » Qu'on lise le célèbre Roman de la Rose, et l'on saura que les novateurs les plus audacieux du dix-neuvième siècle ne sont que les plagiaires de Guillaume de Loris et de Jean de Meung (2).

(1) Saint Thomas examine la question sous toutes ses faces. Nous nous contenterous de lui emprunter trois raisons qui ne seraient pas déplacées dans les écrits d'un économiste du dix-neuvième siècle. D'abord, dit-il, chacun porte plus d'activité à produire, quand il produit pour lui seul ; ensuite, il y a plus d'ordre dans les affaires humaines, quand chaque personne a le soin exclusif d'une chose; enfin, il y a plus de paix dans le partage que dans l'indivision, comme on le voit par les procès interminables de ceux qui possèdent par indivis. « Est necessarium (dominium) ad humanam vitam propter tria: primo quidem magis sollicitus est unusquisque ad procurandum aliquid quod sibi soli competit, quam id quod est commune omnium vel multorum, quia unusquisque laborem fugiens relinquit alteri id quod pertinet ad commune, sicut accidit in multitudine ministrorum; alio modo, quia ordinatius res humanæ tractantur si singulis imminet propria cura alicujus rei procurandæ; esset autem confusio si quilibet indistincte quælibet procuraret; tertio, quia per hoc magis pacificus status hominum conservatur, dum unusquisque re sua contentus est (Summa theol. 2a 2æ, quæst. 66, art. 2). »

Les livres des docteurs catholiques du moyen âge méritent d'attirer l'attention des économistes modernes. Il y a là toute une mine encore inexplorée.

(2) Toutes les bases de l'ordre social ont été sapées dans cet étrange poëme qui ne contient pas moins de vingt-deux mille vers.

La propriété individuelle, le partage des terres et l'inégalité des conditions sont ouvertement attaqués par Jean de Meung. A l'époque où les

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Afin d'éviter des détails oiseux et des répétitions inutiles, nous nous bornerons à jeter un coup d'œil sur les sectes qui réunirent le plus grand nombre de partisans.

Les Frérots (Fraticelli ou Bizoches) se montrèrent dans la Marche d'Ancône vers l'an 1260. Prétextant le relâchement introduit dans l'ordre de Saint-François, quelques moines sortirent de leurs couvents et se retirèrent à la campagne, afin d'y pratiquer la règle de leur institut dans sa rigueur primitive. Étaient-ils sincères dans leurs plaintes? ne cherchaient-ils qu'un prétexte plausible pour se soustraire à la discipline du cloître? cachaient-ils l'esprit de révolte sous les dehors de la pénitence? Ce sont là des

hommes ignoraient jusqu'au nom de propriété, ils vivaient heureux, paisibles, égaux; mais, depuis le partage du sol, ils ont été en proie à la discorde, à la guerre et à la rapine. A partir de ce moment néfaste, << Maintefois (ils) s'entrecombattoient

Et se tollurent ce qu'ils purent. »

Dans l'ordre moral le poëte marche dans les mêmes voies. L'unité et l'indissolubilité du mariage sont l'objet de ses sarcasmes :

<< Nature n'est pas si sotte
Qu'elle fist naître Marote,

Tant seulement por Robichon,

Ne Robichon por Mariette,

Ne por Agnès, ne por Pérette,

Ains nous a fait, biau fils, n'en doute,

Toutes por tous, et tous por toutes,

Chascune por chascun commune,

Et chascun commun por chascune (Vers 14083 et s.). »

Et l'on s'étonne que les docteurs catholiques du XIV siècle aient blâme ces extravagances licencieuses!

V. à l'Appendice le fragment intitulé: Une décision du concile de Constance.

questions auxquelles les monuments historiques du xe siècle ne nous permettent pas de répondre avec certitude; mais il est incontestable que la détermination de ces franciscains, qui prirent le nom de Fraticelli (petits frères), devint l'occasion d'une hérésie qui troubla l'Italie entière, et même une partie de l'Allemagne et de la France.

La haine contre la propriété individuelle et la condamnation absolue des richesses caractérisaient les discours et les actes des premiers adeptes. Le renoncement à la propriété était, à leurs yeux, la condition indispensable du salut. Il n'en fallait pas tant pour leur attirer les sympathies d'une multitude d'hommes déterminés, que les malheurs du temps, la paresse ou la débauche avaient plongés dans la misère. Des artisans dégoûtés du travail, des esprits aventureux que la nouveauté a toujours le privilége d'attirer, des moines fatigués de la vie monotone du cloître, et surtout cette population vagabonde qu'on rencontre à toutes les époques, comme l'écume sur toutes les mers, se joignirent aux Frérots, prirent un habit particulier et ne tardèrent pas à devenir redoutables. Réunis par bandes, ils parcouraient les diverses contrées de l'Italie, vivant d'aumônes qu'ils mettaient en commun et qu'on n'osait pas leur refuser. Bientôt la secte formula ses doctrines religieuses et sociales, et l'Italie féodale vit reparaître, sous une face nouvelle, les rêveries des Gnostiques sur l'indifférence des actes et les priviléges d'un enseignement ésotérique (1).

Les Frérots admettaient deux Églises : l'une, extérieure, riche, possédant des domaines et des dignités, était dirigée par le pape et les évêques; l'autre, toute spirituelle et

(1) Voy. ci-dessus, p. 157.

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