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cante; je la puise dans les amusemens de deux enfans qui à peine pouvaient marcher, qui par conséquent étaient très-jeunes, et qui jouaient près d'un banc de gazon. Je passais, mais les entendant parler une langue inconnue, je m'arrêtai, et je m'aperçus que l'un d'eux commandait à l'autre, et qu'en articulant très-bien des sons nouveaux pour moi, l'un se faisait apporter du bois, des pierres, de l'eau et même certaines fleurs, de préférence aux autres. Je sais bien que les enfans les plus jeunes retiennent certains mots qu'ils prononcent très- mal, quoique cependant on voie leur analogie; mais ici c'étaient des mots baroques et incertains, désignant et exprimant des objets dont ils n'avaient peut-être jamais éntendu le véritable nom. D'ailleurs ils parlaient dans leur langage avec la plus grande facilité, et à cet âge, l'instruction et l'expérience n'avaient pu leur enseigner à faire des mots et à former des phrases. Je fus étonné de leur conversation, et j'en conclus que plusieurs enfans séquestrés de la société, et privés en naissant de toute communication avec leurs semblables, pourraient exprimer leurs sensations, non par des cris, comme des animaux, mais

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des sons articulés; et qu'en conséquence l'homme, sans le secours de l'instruction et de l'expérience, pourrait articuler des sons qui ne seraient peut-être pas entendus de nous........ J'ai lu dans G***: « En ne c consi« dérant les langues que comme des instru<«< mens nécessaires pour communiquer nos « pensées, les philosophes découvrirent « qu'elles sont nécessaires encore pour en « avoir. » De là je conclus, puisque les langues sont nécessaires pour exprimer la pensée, et que la nature a donné à l'homme la faculté de penser, qu'il faut aussi qu'elle lui ait donné la faculté de parler, sans quoi son ouvrage serait incomplet. »>

« La réponse, dit l'abbé Sicard, à la question que vous me proposez se trouve dans le texte même de la leçon qui en est l'objet. Relisez le passage entier Je dis expressément que l'home a la faculté de parler. Mais en a-t-il l'exercice? Non. Ce n'est donc pas la faculté de parler qui est un art; c'est un don de la nature commun à tous les hommes et le caractère distinctif de son espèce. C'est l'exercice de cette faculté qui est le produit de l'industrie humaine, et par conséquent ce qu'on peut appeler véritable

ment et proprement un art. J'en ai rapporté pour preuve le sourd de naissance qui, quoique doué d'ailleurs de tous les organes de la parole, demeure, constamment muet. Je donne encore à l'appui de cette assertion l'expérience prise d'un enfant bien organisé qui, séquestré, en naissant, de la société des autres hommes qui parlent une langue quelconque, n'en parlerait aucune, comme il conste par plusieurs observations. >>

Je trouve que l'abbé Sicard a raison : le fait cité par l'élève, en le supposant parfaitement exact, ne prouve rien contre l'assertion du professeur.

Pour qu'un fait de cette nature fût concluant, il faudrait établir qu'on a trouvé un enfant qui, élevé seul et sans communication avec ses semblables, ou qui ne les aurait jamais entendus parler, a néanmoins trouvé des mots et s'est formé un langage or c'est la chose que je crois impossible.

Dans l'exemple cité, les enfans ont été élevés par leur nourrice, qui leur a parlé; ils ont entendu, et c'est par ce moyen qu'on apprend à parler : ils ont dénaturé les mots, les ont arrangés à leur manière, mais enfin ils les ont reçus.

Je dis plus encore, et je suppose qu'ils n'en eussent jamais entendu, ils peuvent encore se former un langage. langage. s sont deux, ayant l'un et l'autre la faculté de parler; ils ont besoin de s'entendre, d'exprimer leurs idées, de se communiquer leurs besoins, leurs desirs, leurs volontés; ils commenceront par des signes, ensuite viendront les sons et les sons articulés ; il ne leur faut plus que convenir entre eux que tel son, articulé de telle manière, exprimera tel ou tel objet qu'ils désigneront, et dont leurs sensations leur auront donné la connaissance. Ainsi donc la convention faite entre eux aura été l'origine de leur langue, et je crois bien que telle est la véritable origine des langues et de leur diversité.

Voici un autre fait qui vient encore à l'appui de ce que je viens d'observer, et qui n'est pas plus concluant pour l'opinion de l'élève.

Dans le journal du Courrier des Spectacles, du 10 floréal an 8, on lit ce qui suit: « Le citoyen Aubugeois, ex-président du canton d'Hérinnes, écrit et atteste qu'il existe dans cette commune quatre frères et sœurs qui n'ont jamais parlé ni le flamand ni le français. Dans l'idiome qu'ils ont in

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venté, ils ne se font comprendre de personne, pas même de leurs père et mère, auxquels ils ne répondent que par signes. Les deux aînés se parlent entre eux, et ne se font point entendre des deux autres plus jeunes, qui ont aussi leur jargon exclusif. Cette singularité, que je ne puis attribuer qu'à une mauvaise éducation et à l'abandonnement absolu où ils ont été laissés dès leur enfance, dans un pays sur-tout où les habitations sont dispersées, cette singularité, dis-je, a fixé mon attention, et j'ai voulu m'en assurer par moi-même, pour voir s'il n'y avait pas quelque rapprochement avec les deux langues je n'en ai trouvé aucun, et tout le monde là-dessus est d'accord avec moi. Le père se nomme Etienne Carlier, garde forestier du canton. »

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Si ce fait était bien constaté, que deviendraient tous les raisonnemens des philosophes et des métaphysiciens sur l'énorme difficulté de la première formation des langues? Elle a paru telle à J.-J. Rousseau, qu'il a cru pouvoir la regarder comme impossible en disant : « Pour convenir des mots, «< il a fallu un langage; ainsi une langue a « été nécessaire à la formation des langues. >>

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