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Mais ces considérations appartiennent plus à l'influence d'une langue déjà formée sur le développement des connaissances humaines que sur leur première origine; et nous y reviendrons lorsque nous aurons réuni le raisonnement à l'autorité de quelque opinion prépondérante sur la question qui fait spécialement dans ce chapitre l'objet de notre étude.

On peut avec confiance mettre au nombre de ces autorités celle du célèbre philosophe de Genève, qui portait dans l'étude abstraite des ressorts de l'intelligence humaine la même sagacité que dans l'observation des êtres organisés, dont la contemplation de la nature lui offrait successivement le tableau. Il est intéressant de voir avec quelle justesse d'esprit il a suivi le développement de la pensée et l'absolue nécessité de l'expressic dont elle se forme, sans mettre néanmoins en thèse générale une proposition dont la nouveauté lui inspirait peut-être quelque défiance, et en laissant, pour ainsi dire, à son lecteur le soin ou le plaisir de la découvrir comme une vérité dont il se contente de lui indiquer la source.

<< Pendant que l'homme, dit-il, demeure

privé de ce précieux avantage (l'usage de la parole), la sphère de ses idées est resserrée dans des bornes fort étroites. Toutes ses perceptions sont purement sensibles, et n'ont d'autre liaison que les circonstances qui les ont vus naître. Les idées ne sont revêtues que de signes naturels, et ces signes sont les images que les objets tracent dans le cerveau. L'ame ne peut donc rappeler une certaine idée qu'autant qu'elle est actuellement occupée d'une idée ou d'une image qui a un rapport déterminé avec cette idée....: Ainsi la perception et le sentiment, le rap pel, la réminiscence, l'imagination et l'attention, paraissent être les seules opérations de l'ame privée de l'usage de la parole ou des signes arbitraires. La mémoire, en tant qu'elle est la faculté qui rappelle ces signes, le jugement et le raisonnement, en tant qu'ils sont l'expression articulée du rapport ou de l'opposition qu'on observe entre deux ou plusieurs idées, la combinaison arbitraire et réfléchie des idées, les abstractions universelles, ou ces opérations par lesquelles on sépare d'un sujet ce qu'il a de commun avec un ou plusieurs autres sujets pour ne retenir que ce qu'il y a de propre, toutes ces

choses ne sauraient avoir lieu dans l'enfance de l'ame, parce qu'elles supposent nécessairement l'usage des termes ou des signes d'institution.....

« Enrichi du don précieux de la parole, instruit dans l'art ingénieux de peindre la pensée, l'homme est à portée de jouir de tous les avantages de la raison. Le cercle étroit de ses idées va s'étendre de plus en plus, et il embrassera enfin jusqua'ux idées les plus abstraites. A l'état moins parfait d'être purement sentant succèdera l'état plus parfait d'être pensant. La nature des choses, leurs qualités, leurs rapports, leur action, leurs changemens, leurs successions, leurs usages, leur durée, exprimées par des termes, offriront au raisonnement un fonds d'idées sur lequel il s'exercera sans jamais s'épuiser. L'ame n'opérant plus simplement sur les choses mêmes ou sur leurs images, mais encore sur les termes qui les représentent, rendra chaque jour ses idées plus générales ou plus universelles. » (a)

De la filiation de nos connaissances établie sur la faculté qu'a l'homme seul de généra

(a) Essai de Psychologie, ch. 7.

liser ses idées, comment Bonnet ne tire-t-il pas la conséquence dont il approche sans cesse par plusieurs de ses expressions, et qu'il semble craindre d'articuler? Entraîné cependant par l'évidence même, un mot lui échappe, et ce mot est peut-être plus expressif que toutes les restrictions. En parlant de l'orang-outang, première espèce de singe qui paraît se rapprocher le plus de l'homme par la conformation tant intérieure qu'extérieure et par les inclinations, les habitudes et les talens qui en dérivent, «< ce singe, dit-il, paraît en effet posséder tous les attributs de l'humanité, si vous en exceptez ce grand attribut, le plus bel apanage de l'homme, qu'il ne partage avec aucun autre animal et auquel il doit sa prééminence; je veux dire la parole ou la pensée. L'orang-outang ne parle point; il ne pense donc point; car pour penser, il faut parler. Il a pourtant, comme l'homme, tous les organes extérieurs de la parole; mais il est privé de l'organe intérieur, ou de cette partie du cerveau qui correspond dans l'homme à l'organe de la voix, et qui lui donne la capacité de lier ses idées aux sons articulés qui les représentent, de les

associer et de les combiner de mille manières. >> Bonnet, sans doute, en est revenu définitivement à cette opinion qu'il n'avait pas encore exprimée d'une manière si positive, et ce n'est qu'après y avoir beaucoup réfléchi; car le chapitre 47 de sa Contemplation de la Nature, d'où je tire ce passage, est un des chapitres ajoutés qui ne se trouve point dans les premières éditions de cet ouvrage. Son aveu n'est-il pas le résumé de ce qu'il a si clairement établi dans sa Psychologie? Et toutes ses observations ne peuvent-elles pas se réduire à ce simple raisonnement?

Toutes les connaissances que l'homme acquiert successivement ne sont que le résultat immédiat de ses pensées; ses pensées ne peuvent naître que de la comparaison et de l'association de ses idées : cette comparaison suppose le moyen de la faire, et ce moyen ne se trouve que dans la faculté d'attacher à ses idées des signes ou des expressions avec lesquelles il étend, développe et généralise toutes ses pensées; c'est-à-dire, que cette comparaison suppose évidemment la faculté de parler d'où il suit qu'il serait impossible à l'homme de penser, s'il ne par

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