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qu'on prend d'une sensation; et la pensée, tout ce que l'ame éprouve, soit par des impressions étrangères, soit par l'usage qu'elle fait de sa réflexion; mais comme il ne me paraît pas possible de prendre connaissance d'une sensation sans faire usage de sa réflexion, il s'ensuit que, d'après ces définitions, l'idée se confond avec la pensée, et c'est cette confusion que Condillac aurait dû éviter. Je trouve que la définition qu'il donne de la perception est précisément celle qu'il fallait donner de l'idée, et que la notion est absolument synonyme de perception. Il a dit que les animaux avaient des sensations et des perceptions; je crois qu'ils n'ont que des sensations et des idées. Ceci ne peut pas être regardé comme une dispute de mots, parce que les conséquences en sont très-importantes.

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On peut en conclure, par exemple, que, dans le même individu,. il peut y avoir plusieurs idées sans qu'il y ait une seule pensée. C'est ce qui a lieu dans les sourds - muets, dans les imbécilles, même dans les enfans du premier âge. Avoir une idée, c'est recevoir l'impression d'un objet par les sens; avoir une pensée, c'est prendre connais

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sance de cette impression par la réflexion et la comparaison or cette opération suppose un langage, comme le seul moyen de généraliser ses idées ou d'abstraire d'un sujet ce qu'il a de commun avec d'autres, et de l'exprimer par des signes arbitraires. Un enfant voit à la fois un oeillet blanc et un oeillet rose ces deux objets sont la même chose, non en eux-mêmes, mais par rapport à lui. Tant qu'il ne les nommera pas il ne pourra pas les comparer et en indiquer la différence. Commence-t-il à parler, cette différence s'établit; il distinguera très-bien l'un de l'autre de la comparaison naît la pensée, et la comparaison naît du langage: il pense donc parce qu'il a la faculté de parler et d'attacher un sens aux signes qu'il fait ou aux sons qu'il articule, ce que l'animal ne fera jamais.

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Condillac était bien près de cette vérité lorsqu'il ajoutait : «< Refusez à un esprit supérieur l'usage des caractères, combien de connaissances lui sont interdites, auxquelles un esprit médiocre atteindrait facilement ! Otez-lui encore l'usage de la parole, le sort des muets vous apprend dans quelles bornes étroites vous le renfermez. Enfin enlevez-lui

l'usage de toutes sortes de signes; qu'il ne sache pas faire à propos le moindre geste pour exprimer les pensées les plus ordinaires ; vous aurez en lui un imbécille ». (a)

Il cite à ce sujet le fait du jeune homme de Chartres resté sourd-muet jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, rapporté dans les Mémoires de l'Académie des Sciences (année 1703, page 18) où il est dit : « Il ne sa<< vait pas bien distinctement ce que c'était << que la mort, et il n'y pensait jamais. Il << menait une vie purement animale, tout «< occupé des objets sensibles et présens, et << du peu d'idées qu'il recevait par les yeux. « Il ne tirait pas même de la comparaison « de ses idées tout ce qu'il semble qu'il en <«< aurait pu tirer ». Incapable de fixer, ajoute l'auteur, et de déterminer exactement les

idées qu'il recevait par les sens, il ne pouvait, ni en les composant, ni en les décomposant, se faire des notions à son choix. N'ayant pas des signes assez commodes pour comparer ses idées les plus familières, il était rare qu'il formât des jugemens. Il est même

(a) Essai sur l'origine des connaissances humaines, sect. 4, § 11.

vraisemblable que, pendant le cours de vingttrois années de sa vie, il n'a pas fait un seul raisonnement. Raisonner, c'est former des jugemens, et les lier en observant la dépendance où ils sont les uns des autres or ce jeune homme n'a pu le faire tant qu'il n'a pas eu l'usage des conjonctions ou des particules qui expriment les différentes parties du discours.... » Et comment aurait-il pu le faire, même avec des conjonctions et des particules, puisqu'il ne connaissait pas même les mots, qui sont les premiers élémens du discours?

« Mais quoi! me dira-t-on, ajoute Condillac, la nécessité de pourvoir à ses besoins et de satisfaire à ses passions ne suffira-t-elle pas pour développer toutes les opérations de son ame? Je réponds que non, parce que, tant qu'il vivra sans aucun commerce avec le reste des hommes, il n'aura point occasion de lier ses idées à des signes arbitraires : il sera sans mémoire, par conséquent son imagination ne sera point à son pouvoir : d'où il résulte qu'il sera entièrement incapable de réflexion ». Tous les soins, malheureusement assez infructueux, qu'on a pris du jeune sauvage de l'Aveyron, et le compte

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que l'on a rendu de la méthode suivie à son égard, ne prouvent-ils pas mieux que tous les raisonnemens que ce n'était qu'en lui apprenant à parler qu'on pouvait espérer de lui apprendre à penser?

Dans l'espèce d'analyse que M. de la Harpe a donnée des ouvrages de Condillac, tom. XV de son Cours de Littérature, il fait sentir, d'une manière peut-être plus précise encore que l'auteur même, cette nécessité des signes ou des mots pour organiser la pensée, et cependant l'un et l'autre semblent craindre de faire un pas de plus pour arriver à la conséquence, qui se déduit si facilement d'un principe dont l'évidence ne laisse guère de doute.

<«< Nous ne pouvons, dit-il, réfléchir sur les substances qu'autant que nous avons des, signes qui déterminent le nombre et la variété des propriétés que nous y avons remarquées, et que nous voulons réunir dans des idées complexes, comme elles le sont hors de nous dans des sujets simples. Qu'on oublie pour un moment tous ces signes, et qu'on essaie d'en rappeler les idées, on verra que les mots sont d'une grande nécessité, qu'ils tiennent, pour ainsi dire, dans notre

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