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tions de l'économie politique. Après plus de deux mille ans, nous n'avons pas encore obtenu la réalisation de l'utopie de Platon, de ce juste-milieu économique assurant à chacun une égale répartition des profits du travail. Nous avons toujours de ces potiers enrichis qui négligent leur art, et des ouvriers pauvres auxquels il faut fournir des outils qu'ils sont hors d'état de se procurer. Il y a donc bien long-temps qu'on y pense, à ces terribles problèmes de l'état social, que les révolutions abordent toujours sans les résoudre jamais! Dictature, esclavage, liberté, pillage, association, aristocratie, démocratie, on y a tout usé : l'énigme demeure encore indéchiffrable; heureuse notre génération si la science lui en donne le mot quelque jour!

Après avoir si ingénieusement défini la cité, et analysé la division du travail, Platon s'arrête tout-à-coup, et conseille la communauté des femmes et des enfans. << Je propose, dit-il, que les femmes de nos guerriers soient communes toutes à tous; qu'aucune d'elles n'habite en particulier avec aucun d'eux; que les enfans soient communs, et que ceux-ci ne connaissent pas leurs parens, ni les parens leurs enfans » (1). Je cite littéralement ce passage étonnant, pour donner une idée du degré de hardiesse où l'esprit de système a pu conduire un des plus beaux génies de l'antiquité. La communauté des biens, autre chimère, est aussi considérée par Platon comme un remède souverain aux plaies les plus invétérées de la société. Il n'y au

(1) De la République, liv. V.

rait plus ni troubles, ni désordres, ni insolence, ni servilité. L'usure disparaîtrait avec l'avarice et les vices qu'un amour immodéré des richesses multiplie chez les hommes. Plus de procès, partant plus de chicane; nous vivrons tous comme des frères. « N'espérons pas, toutefois, ajoute Platon, réaliser le plan de cette parfaite république. Comme les peintres habiles dessinent à grands traits des modèles d'une beauté idéale, impossible à trouver dans les individus, de même nous ne voulons que donner un type accompli; plus les législateurs se rapprocheront de ce modèle, plus leur constitution sera propre à conduire les hommes au bonheur. » Telle est l'opinion que Platon lui-même avait de ses doctrines, mélange remarquable d'aperçus plein de justesse et d'utopies indignes d'attention. On ne sait comment concilier, en effet, les rêves d'égalité qui agitent ce philosophe avec son profond mépris pour les classes laborieuses. « La nature, selon lui, n'a fait ni cordonniers ni forgerons; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom, qui sont exclus, par leur état même, des droits politiques. Quant aux marchands, accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira, dans la cité, que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera doublée à chaque récidive. Ce genre de trafic ne sera permis qu'aux étrangers qu'on trouvera être les moins corrompus. Le magistrat tiendra un registre exact de

leurs factures et de leurs ventes. On ne leur permettra de faire qu'un très petit bénéfice (1). Xénophon n'est pas moins explicite. Il pense que « les arts manuels sont infâmes et indignes d'un citoyen. La plupart déforment le corps. Ils obligent de s'asseoir à l'ombre ou près du feu. Ils ne laissent de temps ni pour la république ni pour les amis. >>

C'est cette doctrine des hommes de loisir, ressuscitée parmi nous, qui résume toute l'économie politique des anciens. M. de Sismondi fait remarquer avec beaucoup de sens que du moins ils avaient toujours reconnu que la richesse n'a de prix qu'autant qu'elle contribue au bonheur général, et que c'est pour ne l'avoir pas considérée abstraitement qu'ils avaient souvent eu en cette matière des idées plus justes que les nôtres. L'économie politique des Grecs était éminemment gouvernementale et réglementaire. Leurs écrivains veulent que la loi se mêle de tout, et ne laisse presque rien à la liberté individuelle des citoyens. La cité n'est pour eux qu'une vaste association où chaque habitant joue un rôle convenu, ou bien une grande machine dont il représente un des rouages. Ils s'occupent exclusivement des masses, et négligent l'individu, dangereux excès, auprès duquel il n'y a rien de plus dangereux que l'excès contraire, où paraissent tomber de nos jours les grandes nations civilisées par l'industrie. Et encore, quand on parle des masses à Athènes, il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit seulement de ce petit nombre d'hommes libres qui se faisaient

(1) Platon, Traité des lois, liv. xI.

nourrir par des armées d'esclaves. C'est en ce sens que M. Dunoyer a eu raison de dire (1) « que l'esclavage des professions utiles avait été le régime économique de toute société nouvellement fixée. » Rousseau prétend que ce régime était indispensable, << parce qu'il est des positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave (2). » Cette singulière doctrine prouve jusqu'à quel point les plus beaux génies ont pu s'égarer dans leur aveugle admiration pour les institutions de l'antiquité; mais il n'est plus permis aujourd'hui de s'égarer avec eux. Une étude plus philosophique de l'histoire ancienne nous montre les Grecs en proie aux dissensions civiles, à la guerre étrangère, aux intrigues de la place publique par suite du désœuvrement où leur permettait de vivre le travail des esclaves. Ils excellaient à conduire un char dans la carrière, à ergoter sur des finesses grammaticales, à faire de la mauvaise musique, et devenus rhéteurs après avoir été pillards, ils ont succombé faute de courage pour se défendre, et faute d'argent pour se faire défendre par des mercenaires.

L'économie politique de Xénophon ne repose pas sur d'autres bases que celle de Platon. Toutes les fois qu'il s'agit d'analyser les opérations du travail, de remonter à la source du revenu, de déterminer l'utilité des choses, la lucidité de cet écrivain est admirable;

(1) Nouveau Traité d'économie sociale, t. I, p. 234. (2) Contrat social, liv. u.

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mais dès qu'il est question de la répartition des profits, les préjugés grecs reprennent leur empire, et l'auteur retombe dans la politique de Platon et d'Aristote, fidèles interprètes de l'oligarchie contemporaine. Quel malheur que ces hommes si habiles à exposer les phénomènes essentiels de la production n'en aient pas tiré plus judicieusement les conséquences! Écoutez Xénophon dans ses définitions: « Il ne faut entendre par bien que ce qui peut nous être utile. Les terres que nous cultivons ne sont plus des biens, lorsque nous perdons à leur culture. L'argent même n'est pas un bien, si l'on n'en fait pas usage. » Ne croiraiton pas lire dans J.-B. Say la définition des capitaux productifs et improductifs? L'auteur grec dit ailleurs ces paroles remarquables: On a les bras bien longs, quand on a ceux de tout un peuple. Il peuple. Il propose d'accorder des gratifications à ceux du tribunal des négocians qui termineraient les contestations avec le plus de justice et de célérité; mais il nous semble moins heureux lorsqu'il soutient que la grande abondance de l'argent ne le ferait pas baisser de prix. Au surplus, les écrits de Xénophon, bien que remplis de conseils ingénieux aux agriculteurs et de considérations très importantes pour les philosophes, ne peuvent pas nous donner une idée exacte des véritables vues économiques des anciens. L'auteur s'est borné à recommander la tempérance, l'activité, la bonne distribution du travail. Il a soigneusement tracé les attributions de l'homme et de la femme sous l'influence du mariage, les avantages de l'ordre, de l'émulation et des récompenses. Enfin, il a manifesté avec énergie le

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