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pas surpris que le temps ait détruit les monumens de Sparte, si toutefois Sparte a eu des monumens. Nous lisons dans Plutarque que les maisons des Lacédémoniens étaient très petites et construites sans art. On ne travaillait les portes qu'avec la scie, et les planchers qu'avec la cognée; des troncs d'arbres, à peine dépouillés de leur écorce, servaient de poutres; habitations bien dignes d'un tel peuple, et qui semblent plutôt appartenir à des tribus nomades qu'à une nation civilisée. N'avaient-ils pas horreur du beau langage, des sciences qu'ils appelaient des vices, et de tout ce qui fait la gloire ou le charme de la vie? Sur leur théâtre même, ils préféraient les boxeurs aux poëtes; c'est tout dire.

Il n'est pas surprenant que les arts industriels tiennent peu de place dans leur histoire. Quelle industrie était nécessaire à des gens qui vivaient de brouet noir, qui s'asseyaient sur des madriers mal équarris, qui marchaient le plus souvent sans chaussure et nu-tête! Le peu d'artistes qu'on voyait à Sparte exerçaient, comme en Égypte, la profession de leur père, et la plupart des habitans n'en exerçaient aucune. Ces hommes, si différens des Athéniens pour tout le reste, leur ressemblaient complétement par l'horreur du travail manuel. Le travail était pour eux le symbole de l'esclavage, déplorable erreur qui a perdu la civilisation antique, et qui retient aujourd'hui dans un état voisin de la décrépitude nos jeunes républiques de l'Amérique du Sud. Malheur aux peuples qui se reposent sur des esclaves du soin de pourvoir à leurs besoins, et qui remettent en de telles mains la production nationale! Entre les ilotes de Sparte et les nègres des colonies eu

ropéennes, où est la différence? et quelle différence y a-t-il aussi entre les Spartiates chassant aux ilotes et les Espagnols chassant aux Indiens? La fin de cette double domination a été la même, car la force brutale peut bien conquérir, mais il n'appartient qu'à la vraie liberté de conserver et de civiliser.

Cependant les institutions de Sparte ont excité au plus haut degré l'admiration des anciens et celle des modernes. Aristote, Platon, Xénophon, nous en ont laissé des peintures vives et animées. Mais ces peintures ne doivent-elles pas être considérées comme des ouvrages d'imagination, plutôt que comme des traités scientifiques sérieux? Ne faut-il pas y voir une thèse de philosophie, au lieu d'une doctrine économique? Je ne saurais me ranger entièrement à cet avis. Les institutions de la Grèce ne sont pas nées du hasard; la plupart d'entre elles ont été le fruit des méditations de plusieurs hommes célèbres, qui en ont poursuivi le développement avec une inflexibilité de logique toutà-fait systématique. On eût dit qu'ils voulaient voir la fin de leurs expériences, comme chez nous le pouvoir exécutif tient à l'application des lois que son initiative a fait rendre. Quand Platon écrivait les dialogues qui composent son Traité de la République, il prouvait assez clairement que l'économie politique, telle que nous la comprenons de nos jours, n'était pas étrangère à ses contemporains les plus éclairés. Il a signalé les avantages de la division du travail avec une lucidité parfaite, et qui nous semble avoir ravi à Adam Smith le mérite de cette découverte, sinon la priorité de la démonstration. C'est ici le moment de citer les passages

les plus curieux de ce dialogue si naturel, si vrai et si admirable de justesse et de simplicité (1).

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Ce qui donne naissance à la société, c'est l'impuissance où nous sommes de nous suffire à nous-mêmes, et le besoin que nous avons d'une foule de choses. Ainsi, le besoin ayant engagé l'homme à se joindre à un autre homme, la société s'est établie dans un but d'assistance mutuelle.- Oui. Mais on ne communique à un autre ce qu'on a, pour en recevoir ce qu'on n'a pas, que parce qu'on croit y trouver son avantage. Assurément. Bàtissons donc une ville par la pensée. Nos besoins la formeront. Le premier et le plus grand de tous, n'est-ce pas la nourriture? Oui. — Le second besoin est celui du logement; le troisième est celui du vêtement. Sans doute. Comment notre ville pourra-t-elle fournir à ces besoins? Ne faudra-til pas, pour cela, que l'un soit laboureur, un autre architecte, un autre tisserand? Ajouterons-nous un cordonnier ou quelque artisan semblable? - Je le veux bien. -Toute ville est donc composée de plusieurs personnes; mais faut-il que chacun des habitans travaille pour tous les autres; que le laboureur, par exemple, prépare à manger pour quatre, et qu'il y mette quatre fois plus de temps et de peines; ou, ne ne serait-il pas mieux que, sans s'occuper des autres, il employât la quatrième partie du temps à préparer sa nourriture, et les trois autres parties à se bâtir une maison, à se faire des habits et des souliers? Il me semble que la première manière serait plus commode

(1) République de Platon, liv. 11.

- pour lui. En effet, nous ne naissons pas tous avec les mêmes talens, et chacun manifeste des dispositions particulières. Les choses iraient donc mieux si chaque homme se bornait à un métier, car la tâche est mieux faite et plus aisément quand elle est appropriée aux goûts de l'individu, et qu'il est dégagé de tout autre soin. >>

Certes, jamais les avantages de la division du travail n'ont été plus clairement définis que dans ce passage remarquable. Nous allons bientôt voir avec quel art ingénieux l'auteur sera conduit à la définition de la monnaie. « Voilà donc, reprend l'un des interlocuteurs de Platon, les charpentiers, les forgerons, et les autres ouvriers qui vont entrer dans notre petite ville et l'agrandir. Il sera presque impossible, dès lors, de trouver un lieu d'où elle puisse tirer tout ce qui est nécessaire à sa subsistance. La ville aura besoin de personnes qui aillent chercher dans le voisinage ce qui pourra lui manquer. - Mais ces personnes reviendront sans avoir rien reçu, si elles ne portent aux voisins de quoi satisfaire aussi à leurs demandes. -- Assurément, et il faudra des gens qui se chargent de l'importation et de l'exportation des marchandises. Ce sont ceux qu'on appelle commerçans. C'est ce que je pense, et même si le commerce se fait par mer, voilà encore une foule de gens nécessaires pour la navigation. Mais dans la ville, comment nos citoyens se feront-ils part les uns aux autres de leur travail? - Il est évident que ce sera par vente et par achat. Il nous faut donc encore un marché et une monnaie, symbole du con

trat. >>

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Ne croirait-on pas, en lisant ces lignes si simples et si précises, parcourir l'un de nos meilleurs traités d'économie politique? Il est difficile, en effet, d'exposer avec plus de clarté la marche naturelle du développement industriel dans une ville qui commence. A mesure que cette ville imaginaire s'enrichit, sa situation se complique; la distribution des richesses s'y fait d'une manière inégale, et soulève bien des questions qui ne sont pas faciles à résoudre. « Qu'est-ce qui perd les artisans? dit Adimante (1). Et Socrate répond : L'opulence et la pauvreté. Comment cela? Le voici le potier devenu riche s'embarrassera-t-il beaucoup de son métier ? — Non. - Il deviendra de jour en jour plus fainéant et plus négligent? -Sans doute. -Et par conséquent plus mauvais potier? - Oui. — D'un autre côté, si la pauvreté lui ôte les moyens de se fournir d'outils et de tout ce qui est nécessaire à son art, son travail en souffrira; ses enfans et les ouvriers qu'il forme en seront moins habiles. - Cela est vrai, Ainsi les richesses et la pauvreté nuisent également aux arts et à ceux qui les exercent. - Il y a apparence. Voilà donc deux choses auxquelles nos magistrats prendront bien garde de donner entrée dans notre ville, l'opulence et la pauvreté : l'opulence, parce qu'elle engendre la mollesse et la fainéantise; la pauvreté, parce qu'elle produit la bassesse et l'envie : l'une et l'autre parce qu'elles conduisent l'État vers une révolution. » Il faut encore reconnaître ici la compétence parfaite des anciens à examiner les plus graves ques

(1) De la République, liv. 11.

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