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par les récits des voyageurs les plus dignes de foi. A l'Est de l'Europe, les possesseurs des terres sont, pour la plupart, hors d'état de faire les avances qu'exigerait l'amélioration des cultures. Les mesures énergiques du gouvernement prussien n'ont opéré, dans l'espace de vingt années, que peu d'améliorations dans l'agriculture et dans l'état social. Partout le vieux système est maintenu avec l'obstination de la routine et des préjugés. En somme, il est extrêmement probable que les perfectionnemens moraux et agricoles à l'Est de l'Europe ne seront pas plus rapides qu'ils ne l'ont été à l'Ouest, en prenant le même point de départ.

Le chapitre consacré au système des métairies n'est pas moins étendu que celui que nous venons de parcourir. Le métayer, dit M. Jones, est un cultivateur qui tire sa subsistance et son salaire du sol qu'il cultive. L'excédant des produits appartient au propriétaire, ce qui constitue la rente; le propriétaire fournit aussi à son métayer tout ce qui est nécessaire à son exploitation, y compris les bestiaux : ce capital est:usceptible d'accroissement, et par conséquent il est une source de bénéfices.

Il est dans l'ordre des choses que le métayer s'élève au-dessus du serf par un plus grand développement de ses facultés intellectuelles et morales. Cependant le système des métairies suppose qu'il n'y a point de classes intermédiaires possédant, assez de capitaux pour entreprendre la culture des terres, sans que les propriétaires leur fassent des avances, et que ceux qui possèdent le sol ne daignent pas le cultiver eux-même. Ce système est très-répandu; on le trouve établi dans les deux mondes, tantôt mêlé avec d'autres, et tantôt presque seul, comme en Italie, en Savoie, en Piémont, dans la Valteline, en Espagne et dans une partie de la France. Ces contrées reçurent les lois romaines et se conformèrent aux usages du peuple-roi. Il convient donc, dit notre auteur, de porter nos regards sur les systèmes de rentes des anciers dominateurs de l'Europe, afin. d'y reconnaître l'origine de celui qui est maintenant établi, et de suivre les modifications successives qu'il a subies. Ces

considérations le déterminent à remonter encore un peu plus haut, et à chercher chez les anciens Grecs des lumières sur le système d'exploitation rurale adopté par les Romains.

Il prévient ses lecteurs que cette matière ne sera qu'effleurée, et que ceux qui voudront l'approfondir pourront consulter les notes que Ruhnken a publiées sur les πελατης et πενεκτιχον dans son édition du Lexicon Platonicum de Timous, deux notes insérées dans l'édition de la politique d'Aristote, par Gotthing, et surtout l'excellente histoire des états d'Orient, par Muller. Quelque recommandable que soit l'érudition de ces savans, plus d'un lecteur doutera qu'ils aient dissipé totalement les ténèbres, épaissies par tant de siècles. M. Jones lui-même annonce qu'il s'écartera plus d'une fois des opinions de Muller; il donne ainsi l'exemple d'une incrédulité qui sera provoquée par quelques-unes de ses assertions, et qu'il n'aura plus le droit de blåmer. On croira difficilement, par exemple, que les ilotes de la Laconie étaient des métayers, dans le sens qu'on attache aujourd'hui à ce mot, et que l'auteur a défini; on les assimilera tout au plus aux serfs de la couronne en Russie, mieux protégés aujourd'hui par les ukases impériaux que les ilotes ne le furent par les lois de Licurgue. On pensera aussi que chez des peuples qui parlaient la même langue, qu'ils n'altéraient point par un mélange de mots étrangers, les mêmes choses devaient recevoir des noms peu différens; on sera donc fondé à demaniler s'il est bien certain que les Crétois attachaient la même déc aux mots perioci, mnoto, aphamiota; que dans l'Attique, la même idée exprimée si diversement en Crète, était désignée par deux autres mots non moins dissemblables, thetes, pelatæ, etc.

M. Jones reconnaît lui-même que dans presque tous les états de l'ancienne Grèce, le territoire était divisé en petites portions, que chaque propriétaire faisait cultiver par des esclaves, ce qui eut au moins l'avantage de rendre moins cruelles et moins destructives les guerres si fréquentes entre ces peuples turbulens, orgueilleux et avides de domination. Ce fut par intérêt qu'ils. épargnèrent les vaincus, de même que les Tatars mahométans,

dans leurs guerres contre la Perse ou contre leurs voisins, égorgent les prisonniers de leur religion, parce que le Coran ne permet point d'en faire des esclaves, et ne conservent que les infidèles, marchandise dont ils savent tirer parti. A cet égard, l'auteur assimile avec raison l'ancienne Grèce à l'Afrique de nos jours, où le nombre des esclaves est beaucoup plus grand que celui des hommes libres, où l'homme qui jouit de quelque aisance ne conçoit pas comment on peut se passer de cette sorte de propriété. Mais, ni les Grecs, ni les Romains, ne dédaignaient de partager avec leurs esclaves les travaux de l'agriculture; notre auteur cite Cincinnatus, modèle de vertus publiques et privées, qui sera offert long-temps encore comme le plus parfait dont l'histoire fasse mention, quoiqu'il ait été plus d'une fois égalé dans des circonstances moins remarquables, ou seulement, faute d'historiens.

A mesure que la civilisation fit des progrès, les mœurs perdirent leur primitive simplicité, source de quelques vertus qui disparurent en même temps; on ne vit plus de Cincinnatus.

Les Romains rendirent à l'agriculture plus d'hommages réels qu'elle n'en avait reçu des Grecs, quoique ceux-ci eussent multiplié les écrits sur ce premier des arts. Au temps où les Romains faisaient beaucoup, et de grandes choses, ils parlaient peu, et ils écrivaient encore moins ; cependant ils estimaient les livres, étudiaient ceux des Grecs, faisaient même traduire les traités d'agriculture par le Carthaginois Magon.

Mais ce temps de prospérité pour les champs ne dura pas plus que les vertus républicaines; sous le règne d'Auguste, les cultivateurs ambitionnaient dejà l'occupation plus relevée et moins pénible de servir leurs maîtres dans les villes; et la poésie de Virgile ne parvint pas à rendre à l'agriculture la considération dont elle ne peut se passer. Elle dégénéra tellement, que la terre parut avoir perdu sa fertilité, et que l'on désespéra de pouvoir habiter long-temps encore un monde épuisé par la vieillesse. Les cultures étaient alors entre les mains des esclaves que les maîtres jugeaient à propos d'éloigner de leur personne, parce qu'ils s'en défiaient, sans doute pour de bonnes raisons:

ainsi, la race des cultivateurs était alors la plus perverse et la plus dégradée qu'il y eût dans les provinces romaines. On ne peut donc, en aucune sorte, les comparer aux métayer d'aujourd'hui, et même les serfs de Russie auraient le droit de s'offenser d'un parallèle qui les rapprocherait de ce rebut du genre humain.

Franchissant un assez grand intervalle, M. Jones nous fait voir une autre époque, un autre pays, des mœurs différentes; il nous transporte en France. Malheureusement il puise quelquefois ses documens dans des sources justement soupçonnées de contenir plus d'erreurs que de vérités. Il cite souvent Arthur Young, observateur superficiel, si jamais il en fut, jetant un coup-d'œil, rédigeant sous la forme d'un arrêt sans appel, sa décision sur ce qu'il croit avoir vu, et continuant sa route. On ferait un étrange recueil des bévues de cet agronome voyageur, durant la courte visite qu'il a faite à la France. Mais quelques autres ouvrages ont procuré des faits constatés, des connaissances réelles; il a fait des emprunts à Vauban, à Dupré de Saint-Maur, à Turgot, à des recueils justement estimés, à M. Destutt de Tracy. L'état des métayers, dans une assez rande partie de la France, est peint sous des couleurs bien sombres, et ces hommes précieux ont moins profité de la révolution qu'on ne le pense communément; telle est, du moins, l'opinion du plus grand nombre des publicistes anglais, et de plusieurs Français éclairés.

Suivons M. Jones dans son excursiou en Italie pour y observer les métairies et les métayers; il y reconnait, encore plus qu'en France, les institutions agricoles des Romains.

Depuis les Alpes jusqu'à l'extrémité de la Calabre, le sol cultivé est partagé en métairies dont quelques-unes n'ont pas plus de cinq acres; mais ces petits 'errains, d'une admirable fertilité, secondés par le climat et le travail du cultivateur, donnent huit récoltes en cinq années, à l'ombre des vignes et des arbres fruitiers dont le sol est couvert. Il n'est donc pas étonnant qu'une famille puisse trouver sa subsistance sur un aussi petit espace, quoique le propriétaire se réserve les deux

tiers du produit. Ajoutons que dans les pays où les cultures sont aussi divisées, il y a beaucoup de petits propriétaires qui cultivent eux-mêmes leurs champs, et par conséquent beaucoup d'heureux. Mais, pour que cette félicité soit durable, il faut que la population ne croisse pas trop rapidement; en certains lieux, l'usage prescrit le célibat aux fils puînés des métayers; l'aîné seul a le privilége de perpétuer la famille. Mais en Italie, comme partout ailleurs, le nombre des métayers va croissant au-delà du besoin de là la concurrence et ses résultats, l'augmentation des rentes du propriétaire protégé par une aristocratie puissante: qu'on y ajoute les impôts, et toutes les charges qui pèsent sur l'homme des champs, on verra pourquoi la magnifique Italie présente presque partout, hors des villes, le hideux tableau de la misère. Les environs de Florence font une exception remarquée par tous les voyageurs; elle tient aux fabriques de chapeaux de paille dont cette contrée fut long-temps en possession, mais qui peut-être lui échappera bientôt. Dans les Alples, les métairies observées par MM. Coxe et Gilly attestent aussi la misère des cultivateurs. L'Espagne présente le même tableau dans les provinces où la culture est confiée à des métayers. Ce système malfaisant s'est étendu jusque dans les Canaries, et sans doute dans les autres possessions de l'Espagne.

Le continent de l'Asie offre aussi des métairies dans l'Afganistan ; les Buzgues de ce pays ne different point des métayers de l'Europe occidentale, quant aux relations entre les cultivateurs et les propriétaires du terrain. L'Afganistan, dit M. Jones, est un assemblage très-singulier de pièces incohérentes, un mélange de presque toutes les institutions politiques actuelles, une confusion bien voisine de l'anarchie, et qui cependant subsiste dans cette situation; étrange phénomène qui ne peut être expliqué que par la nature des lieux, le caractère des peuples, la faiblesse des états voisins. C'est à la fois un problème de géographie physique et de statistique.

Le système des métairies est plus répandu qu'aucun autre sur la terre; de plus, il s'est établi dans les pays de la plus an

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