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laisseraient entraîner par l'enthousiasme des passions, et même par la corruption. Est-il un seul de ces dangers qui ne soit plus grand dans la personne des ministres que dans l'Assem blée nationale? Contestera-t-on qu'il ne soit plus facile de corrompre le conseil du roi que sept cent vingt personnes élues par le peuple? Je pourrais continuer cette comparaison entre les législatures et le ministre unique qui guide les délibé rations du conseil, soit dans le danger des passions, des ressentimens, soit par des motifs d'intérêt personnel.

» Il arrivera peut-être que la législature pourra s'égarer; mais elle reviendra, parce que son opinion sera celle de la nation, au lieu que le ministre s'égarera presque toujours, parce que ses intérêts ne sont pas les mêmes que ceux de la nation. Le gouvernement dont il est agent est pour la guerre, et par conséquent opposé aux intérêts de la nation : il est de l'intérêt d'un ministre qu'on déclare la guerre, parce qu'alors on est forcé de lui attribuer le maniement des subsides immenses dont on a besoin, parce qu'alors son autorité est augmentée sans mesure, parce qu'il crée des commissions et nomme à une multitude d'emplois ; il conduit la nation à préférer la gloire des conquêtes à la liberté; il change le carac tère des peuples et les dispose à l'esclavage; c'est par la guerre surtout qu'il change le caractère et les principes des soldats : les braves militaires qui disputent aujourd'hui de patriotisme avec les citoyens rapporteraient un esprit bien différent s'ils avaient suivi un roi conquérant, un de ces héros de l'histoire, qui sont presque toujours des fléaux pour les nations!

» Enfin tout sollicite le corps législatif de conserver la paix, tandis que les intérêts les plus puissans des ministres les engagent à entreprendre la guerre. Vainement on oppose la responsabilité et le refus des impôts; et dans le cas où le roi lui-même irait à la tête de ses troupes, on propose d'autoriser le corps législatif à rassembler les milices nationales : la responsabilité ne s'applique qu'à des crimes; la responsabilité est absolument impossible autant que dure la guerre, au succès de laquelle est nécessairement lié le ministre qui l'a commencée. Ce n'est pas alors qu'on cherche à exercer contre lui la responsabilité: est-elle nécessaire quand la guerre est

terminée, lorsque la fortune publique est diminuée ? Lorsque vos concitoyens et vos frères auront péri, à quoi servira la mort d'un ministre ? Sans doute elle présentera aux nations un grand exemple de justice; mais vous rendra-t-elle ce que vous aurez perdu? Non seulement la responsabilité est impossible en cas de guerre, mais chacun sait qu'une entreprise de guerre est un moyen banal pour échapper à une responsabilité déjà encourue lorsqu'un déficit est encore ignoré. Le ministre déclare la guerre pour couvrir, par des dépenses simulées, le fruit de ses déprédations. L'expérience du peuple a prouvé que le meilleur moyen que puisse prendre un ministre habile pour ensevelir ses crimes est de les faire pardonner par des triomphes on n'en trouverait que trop d'exemples ailleurs que chez nous : il n'y avait point de responsabilité quand nous étions esclaves : j'en cite un seul; je le prends chez le peuple le plus libre qui ait existé.

» Périclès entreprit la guerre du Péloponèse quand il se vit dans l'impossibilité de rendre ses comptes; voilà la responsabilité. Le moyen du refus des subsides est tellement jugé et décrié dans cette Assemblée, que je crois inutile de m'en occuper; je dirai seulement que l'expérience l'a démontré inutile en Angleterre mais il n'y a pas de comparaison à cet égard entre l'Angleterre et nous; l'indépendance nationale y est mise à couvert, et protégée par la nature; il ne faut en Angleterre qu'une flotte. Vous avez des voisins puissans; il vous faut une armée : refuser les subsides ce ne serait pas cesser la guerre; ce serait cesser de se défendre, ce serait mettre les frontières à la merci de l'ennemi.

» Il ne me reste à examiner que le dernier moyen offert par M. de Mirabeau. Dans le cas où le roi ferait la guerre en personne le corps législatif aurait le droit de réunir des gardes nationales en tel lieu et en tel nombre qu'il jugerait convenable, pour les opposer à l'abus de la force publique, à l'usurpation d'un roi général d'armée : il me semble que ce moyen n'est autre chose que de proposer la guerre civile pour s'opposer à la guerre. Un des avantages dominans du gouvernement monarchique, un des plus grands motifs d'attachenient à la monarchie, pour ceux qui cherchent la liberté, c'est que le monarque fait le

désespoir de tous les usurpateurs: or, avec le moyen proposé, je demande s'il ne se trouvera jamais un législateur ambitieux qui veuille devenir usurpateur; un homme qui par ses talens et son éloquence aura assez de crédit sur la législature pour l'égarer, sur le peuple pour l'entraîner? Si le roi est éloigné ne pourra-t-il pas lui reprocher ses succès et ses triomphes? Ne peut-il pas lui venir dans la tête d'empêcher le monarque des Français de rentrer dans la France? Il y a plus; la législature ne commanderait pas elle-même; il lui faudrait un chef, et l'on sait qu'avec des vertus, des talens et des grâces on se fait aisément aimer de la troupe qu'on commande. Je demande quel serait le vrai roi, et si vous n'auriez pas alors un changement de race ou une guerre civile. Je ne m'attacherai pas plus longtemps à réfuter ce moyen; mais j'en tire une conséquence très-naturelle.

» Il faut que M. de Mirabeau ait aperçu de très-grands inconvéniens dans le plan qu'il a présenté, puisqu'il a cru nécessaire d'employer un remède si terrible. On m'objectera qu'une partie des maux que je redoute se trouvera dans la faculté de déclarer la guerre accordée au pouvoir législatif. Le corps législatif se décidera difficilement à faire la guerre ; chacun de nous a des propriétés, des amis, une famille, des enfans, une foule d'intérêts personnels que la guerre pourrait compromettre le corps législatif déclarera donc la guerre plus rarement que le ministre ; il ne la déclarera que quand notre commerce sera insulté, persécuté, les intérêts les plus chers de la nation attaqués. Les guerres seront presque toujours heureuses; l'histoire de tous les siècles prouve qu'elles le sont quand la nation les entreprend; elle s'y porte avec enthousiasme; elle y prodigue ses ressources et ses trésors. C'est alors qu'on fait rarement la guerre, et qu'on la fait toujours glorieusement les guerres entreprises par les ministres sont souvent injustes, souvent malheureuses, parce que la nation les réprouve, parce que le corps législatif fournit avec parcimonie les moyens de les soutenir. Si les ministres font seuls la guerre ne pensez pas à être consultés. Les ministres calculent froidement dans leur cabinet; c'est l'effusion du sang de vos frères, de vos enfans qu'ils ordonnent. Ils ne voient que

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l'intérêt de leurs agens, de ceux qui alimentent leur gloire ; leur fortune est tout; l'infortune des nations n'est rien : voilà ne guerre ministérielle. Consultez aujourd'hui l'opinion publique; vous verrez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans les armées, parvenir à gérer les affaires étrangères, les hommes qui sont liés avec les ministres et leurs agens; voilà les partisans du système qui consiste à donner au roi, c'est à dire aux ministres, ce droit terrible : mais vous n'y verrez pas le peuple, le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve son bonheur et son existence dans l'existence commune, dans le bonheur commun. Les vrais citoyens, les vrais amis de la liberté n'ont donc aucune incertitude: consultez-les; ils vous diront: donnez au roi tout ce qui peut faire sa gloire et sa grandeur; qu'il commande seul, qu'il dispose de nos armées, qu'il nous défende quand la nation l'aura voulu; mais n'affligez pas son cœur en lui confiant le droit terrible de nous entraîner dans une guerre, de faire couler le sang avec abondance, de perpétuer ce système de rivalité, d'inimitié réciproque, ce système faux et perfide qui déshonorait les nations. Les vrais amis de la liberté refuseront de conférer au gouvernement ce droit funeste, non seulement pour les Français, mais encore pour les autres nations, qui doivent tôt ou tard imiter notre exemple. Je vais vous lire un projet de décret qui ne vaut peut-être pas mieux, qui vaut peut-être moins que ceux de MM. Pétion, de SaintFargeau, de Menou; n'importe, je vais vous le soumettre :

» Au roi, dépositaire suprême du pouvoir exécutif, appartient le droit d'assurer la défense des frontières, de protéger les propriétés nationales, de faire à cet effet les préparatifs nécessaires, de diriger les forces de terre et de mer, de commencer les négociations, de nommer les ambassadeurs, de signer les traités, de faire au corps législatif, sur la paix et la guerre, les propositions qui lui paraîtront convenables; mais le corps législatif excrcera exclusivement le droit de déclarer la guerre et la paix, et de conclure les traités. Dans le cas où la situation politique des na ions voisines obligerait à faire des armemens extraordinaires, il les notifiera au corps législatif s'il est assemblé, ou, s'il ne l'est pas, il le convoquera sans délai. »

Ce discours improvisé de M. Barnave (1) fit sur toute l'Assemblée une prodigieuse impression, qui se manifesta d'un côté par de vifs applaudissemens, de l'autre par ce silence de l'étonnement qui est encore un suffrage; Barnave était parvenu à ébranler les opinions qui lui étaient le plus contraires; il avait affermi les autres. Plusieurs membres voulaient que sur le champ on mît son projet aux voix. M. de Cazalès, effrayé de l'effet qu'avait produit ce discours, demanda l'ajournement au lendemain, en proposant de déclarer qu'alors la discussion serait fermée et la question décidée.

M. le comte de Mirabeau.

«Je monte à la tribune pour appuyer la proposition qui vous est faite; mais je demande une explication sur ces mots : la discussion sera fermée. Le grand nombre des membres de cette Assemblée qui paraissent séduits, persuadés ou convaincus par le discours de M. Barnave, croient que ce discours triomphera de toutes les répliques, ou ils ne le croient pas : s'ils le croient, il me semble qu'on peut attendre de la générosité de leur admiration qu'ils ne craindront pas une réplique, et qu'ils laisseront la liberté de répondre; s'ils ne le croient pas, leur devoir est de s'instruire. En reconnaissant une très-grande habileté dans le discours de M. Barnave, il me paraît que son argumentation tout entière peut être détruite, qu'il n'a pas posé les véritables points de la difficulté, et qu'il a négligé ou quelques-uns de mes argumens, ou quelques-uns des aspects sous lesquels ils se présentent. Je prétends du moins au droit de répliquer à mon tour. Je demande que la question soit encore discutée demain, et qu'elle ne soit décidée qu'après que, par un sentiment de

(1) A l'exception des rapports faits au nom des comités dont il était membre, Barnave n'a écrit aucun de ses discours. Nous tenons de personnes qui ont vécu dans l'intimité de ce grand orateur, qu'il lui suffisait de recueillir mentalement ses idées pendant quelques minutes pour traiter ensuite une question avec autant d'éclat que de profondeur. C'est Barnave surtout, dont la modestie égalait le talent, qui pouvait dire avec sincérité : Périsse mon nom, et que la chose publique soit sauvée ?

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