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dogme de l'égalité s'est enraciné de plus en plus dans la conscience de l'humanité.

Des circonstances accidentelles peuvent hâter ou retarder l'avènement de chacun de ces principes; mais ils apparaissent inévitablement là où les lumières se répandent. La conscience de l'homme est partout la même, quoi qu'on en dise; et dès qu'elle se dégage des nuages de la barbarie, elle retrouve en elle-même le type primordial de la justice. C'est la grande cause qui fait tendre toutes les législations à l'uniformité, symptôme le plus évident du progrès dans le droit comme en toute chose'.

CHAPITRE XIX.

De l'Influence des Lois sur les Mœurs 2.

Nous venons de déterminer dans le chapitre précédent l'influence des circonstances externes sur les

1 Je lis dans l'Encyclopédie juridique de Falck (trad. Pellat, p. 24), qu'en général on ne peut méconnaître une tendance à l'universalité, mais à une plate universalité. J'avoue que je ne vois pas pourquoi l'universalité du droit serait plus plate que l'universalité de la géométrie.

2 Je n'ai voulu, dans ce chapitre, qu'esquisser les grands traits d'un sujet immense. On peut consulter l'écrit de M. Matter, couronné par l'Académie française, sous ce titre : De l'Influence des Mœurs sur les Lois, et de l'Influence des Lois sur les Mœurs, Paris, 1832.

mœurs, et, par suite, sur les lois qui en subissent le contre-coup. La réaction des lois sur les mœurs a été plus contestée; elle est aussi moins sensible, mais cependant il est impossible de la méconnaître.

Tout le monde convient que les institutions, que les formes du gouvernement ont un pouvoir considérable pour encourager les sciences et les arts, pour développer la culture intellectuelle et pour faire fleurir le commerce. Mais c'est de toutes ces circonstances que les mœurs reçoivent leur empreinte. Si la loi produit la cause, elle produit aussi l'effet.

Voyez l'homme tel que l'a fait la théocratie de l'Orient, parqué dans des castes immobiles dont les unes vivent esclaves des autres', attaché par sa naissance à la profession de ses pères, emprisonné dans un réseau de lois qui règlent chacun de ses mouvements, qui notent chacune de ses paroles, qui fixent la couleur de ses habits, qui le suivent dans toutes les opérations de la vie, même les plus répugnantes 2. Manque-t-il à une génuflexion, il est souillé pour tant de jours. A-t-il touché certains animaux, personne ne veut plus le recevoir à sa table. Qui peut s'étonner que l'humanité, ainsi garrottée,

1 On sait que les lois de Manou établissent quatre castes : les Bramanes (instituteurs religieux), les K châtrias (guerriers), les Vaisyas (commerçants ou agriculteurs), et les Soudras. « Le souverain maître n'assigna au Soudra qu'un seul office, celui de servir les classes précédentes, sans déprécier leur mérite. » (Loi de Manou, liv. 1, v. 91.)

2 On en trouve de singuliers exemples dans les lois de Manou, liv. iv, 49, et liv. v, 136.

reste sourde à tout progrès? Et faut-il chercher ailleurs la cause de cette immobilité qui frappe le monde oriental'?

La féodalité a été chez nous la source de beaucoup de mal et de beaucoup de bien. Elle donna le pouvoir absolu à un petit nombre de hauts barons possesseurs de vastes campagnes sur lesquelles végétaient d'innombrables serfs taillables à merci. Ceux-ci étaient rançonnés sans pitié dans leurs biens, sacrifiés dans leur personne, pour servir l'ambition des seigneurs, toujours en querelle les uns avec les autres. Des pénalités barbares les maintenaient dans le devoir. De là l'extinction du sentiment de la justice dans les masses, insultées dans leurs sentiments les plus chers; de là la férocité des mœurs. Mais d'un autre côté, la noblesse, par l'orgueil même qui l'animait, donnait l'exemple du courage, des vertus de famille et des dévouements chevaleresques. Les petits les imitaient, comme ils imitent toujours les grands, même quand ils les haïssent: salutaire influence qui sortait, comme une compensation, des maux profonds dont la société du moyen âge était accablée!

A une époque plus voisine de nous, qui pourrait calculer ce que la loi du partage égal des successions

1 En 1843, Dwarkanât-Tagore, l'un des hommes les plus riches et les plus savants de Bombay, fit un voyage en Angleterre, où il fut parfaitement accueilli de la reine Victoria. Mais à son retour dans son pays, ses proches ne voulurent ni le recevoir, ni répondre à ses invitations, parce qu'il avait contrevenu à la loi en quittant le territoire de l'Inde et en vivant dans la société des infidèles.

a répandu dans la société d'idées démocratiques? Et par là je n'entends pas ces idées haineuses de réaction et de vengeance contre un passé rempli d'oppression, mais cette conviction calme de l'égalité de tous devant la loi, qui, une fois entrée dans la conscience d'un peuple, ne peut plus lui être arrachée, quoi qu'on fasse. Le premier sentiment, celui de la colère, inspira notre grande révolution. La loi des successions, en divisant les fortunes, a beaucoup fait depuis pour répandre l'esprit d'ordre et d'industrie, et l'amour de la vraie liberté. Aussi est-ce contre cette loi que les gouvernements absolus se débattent. J'en développerai ailleurs les conséquences plus en détail.

On ne niera pas, enfin, l'influence heureuse qu'exerceront, au moins sur une certaine classe de personnes, l'institution des caisses d'épargne, qui prend un développement si gigantesque, et les réformes qui se préparent, qui sont même déjà réalisées en partie, dans le régime intérieur des prisons.

Toutes ces circonstances ne permettent pas de révoquer en doute l'action des lois sur les mœurs. Il est vrai qu'on en pourrait citer un grand nombre qui sont restées impuissantes. L'histoire en fournirait tant d'exemples, qu'on peut y choisir au hasard. Quand l'empire byzantin, miné par tous les vices, tombait sous sa propre dissolution, sa constitution politique n'était pas très-différente de ce qu'elle avait été sous Adrien ou sous Marc-Aurèle; sa légis lation civile avait varié davantage; mais, tranchons

TOM, I.

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le mot, elle s'était perfectionnée, bien loin de se détériorer, et cependant les mœurs publiques et privées n'avaient cessé de se corrompre. Même phénomène, si nous remontons à la république. Les lois barbares des XII tables avaient toujours été en se complétant, en s'adoucissant, par un progrès lent, mais continu. Chaque jour les préteurs, les jurisconsultes, atténuaient une iniquité, et chaque jour les mœurs, dans leur marche parallèle, mais contraire, allaient perdant de leur pureté primitive.

Ce fait n'a rien qui doive surprendre. Les lois influent sur les mœurs; elles ne les font pas à elles seules. Elles ont une action funeste ou salutaire; mille autres circonstances peuvent combattre cette action et la neutraliser.

C'est ce qu'on vit cent fois pour les lois somptuaires, barrières si souvent relevées, toujours abattues, par lesquelles le législateur tentait d'arrêter l'invasion du luxe et d'empêcher le ramollissement des courages. Mais quand le temps des vertus guerrières est passé, quand la richesse se répand, quand les loisirs se multiplient, il faut que l'humanité s'ouvre de nouvelles routes. Elle emporte avec elle dans sa course les liens impuissants dont on essaie en vain de la charger.

<< Vainement couvre-t-on de lois les murs du Portique, s'écriait un orateur ancien : ce n'est point par des décrets, c'est par des principes de justice fortement empreints dans les cœurs, qu'un Etat est bien

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