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d'elles doit être le type sur lequel on doit apprécier les entreprises de ses chefs, de ses ministres, et de ses négociateurs; il existe néanmoins un petit nombre de problèmes généraux dont la solution appartient à toute l'Europe, qui sont rattachés aux intérêts de tous les gouvernemens, et qu'on ne peut envisager que sous un seul point de vue juste: Tels sont, par exemple, les principes sur les droits des neutres, sur un équilibre maritime et sur la balance politique du continent. Chaque homme raisonnable dira volontiers avec les Anglais, point de monarchie universelle; mais il faut s'écrier aussi avec tous les Européens, point d'empire absolu sur les mers, point de blocus continental! Si ce vœu des peuples ne pouvait pas être réalisé, si, pour mettre des bornes à l'abus du pouvoir maritime, il faut des flottes, des amiraux, des matelots, ce cri, impuissant dans les circonstances actuelles, n'en doit pas moins être le cri de ralliement de la politique européenne. Il a été une époque aussi où la balance du continent semblait un songe, où ce système était traité de chimère, et où les éloquentes dissertations d'Ancillon étaient mises à côté des rêves de l'abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle. Si les élémens de la souveraineté des mers sont différens des élémens de la puissance de Napoléon sur terre, ils ne sont pas plus que celle-ci à l'abri de l'influence du temps : les

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LIVRE 1, CHAP. I.

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ples mêmes qui semblent aujourd'hui former la pierre fondamentale de cette souveraineté, lui porteront peut-être les premiers coups. En attendant, tout système, toute mesure, toute alliance, qui pourrait accélérer cette révolution, doit être le but constant des cabinets, comme la base des jugemens de l'histoire.

Il est temps de passer au tableau que nous avons annoncé, et que nous diviserons en deux sections, pour le rendre moins confus.

1o Des puissances méridionales et maritimes.

Depuis la fin du dix-septième siècle la polititique des nations devait reposer sur deux bases, ou, pour mieux m'exprimer, elle n'offrait que deux alternatives au choix des cabinets.

La première était de diriger toutes les vues des puissances du continent vers le maintien d'un équilibre politique; je ne crois pas devoir développer ici ce système, qui est assez connu, et. dont Ancillon nous a tracé les combinaisons avec un talent si supérieur qu'il serait téméraire de vouloir traiter cette question après lui.

La seconde alternative était de considérer l'influence d'une puissance sur le continent comme utile aussi long-temps qu'elle se renfermerait dans de justes bornes, et qu'elle aurait pour but

de rallier tous les intérêts européens pour l'établissement d'un équilibre maritime, colonial et commercial; afin que les sources de richesse, de prospérité, d'industrie, fussent également partagées entre les nations, et ne pussent jamais devenir le patrimoine exclusif d'un seul peuple.

Cette vérité, qui n'a été que trop méconnue par tous les cabinets, ou dont ils ont du moins négligé l'application, démontre, suivant moi, un axiome politique non moins important. C'est que pour l'intérêt et l'honneur du monde, pour la répartition égale des avantages commerciaux et le libre parcours des mers, il faudrait que la plus grande force maritime appartint à une puissance située sur le continent, afin que, si elle voulait en abuser, on pút la forcer, par une ligue générale sur terre, à revenir à un système de modération, de justice et de véritable équilibre. Aussi long-temps que la suprématie maritime appartiendra à une puissance insulaire, on ne pourra en attendre qu'un monopole et un despotisme outrageans. Cette idée ne sera pas neuve pour bien des hommes d'état, mais je ne crois pas néanmoins qu'elle ait été consignée dans aucun ouvrage publié jusqu'à ce jour; elle a bien moins encore servi de point de vue directeur à la politique des cabinets, qui, à l'exception de celui de Londres, eussent été cependant tous intéressés plus ou moins à la faire prévaloir.

Le célèbre Guillaume d'Orange paraît être le seul qui ait saisi cette double combinaison politique, car il attacha tous ses soins à diriger l'attention des puissances européennes sur l'équilibre continental, qui n'était qu'en seconde ligne dans les grands intérêts du monde, et qui eût été toujours plus facile à rétablir qu'un équilibre maritime, si l'un ou l'autre venait à être rompu. Ce prince habile arma toutes les passions contre la France, et s'il faut convenir que Louis XIV lui en fournit plus d'une fois les occasions et les moyens, il faut avouer aussi que les vues étroites de plusieurs gouvernemens le secondèrent bien mieux qu'il n'aurait pu l'espérer.

Depuis le célèbre acte de navigation rendu par Cromwell, en 1651, la marine anglaise avait commencé à prendre une supériorité qui ne tarda pas à devenir effrayante. Une nation de douze millions d'habitans, insulaire, et dont tout individu était par conséquent marin né; que son isolement du reste de l'Europe mettait à l'abri de toute querelle de la part de ses voisins; qui pouvait par-là diriger toutes ses vues vers l'accroissement de ses forces maritimes; à qui cet accroissement permettait à son tour d'entreprendre les expéditions lointaines les plus difficiles; ne devait pas manquer, par une telle accumulation de moyens, d'obtenir tôt ou tard une suprématie décidée, si on ne l'arrêtait pas à temps.

Cette nation était donc menaçante pour le commerce et la prospérité de toutes les puissances européennes, car elle offrait une masse de moyens maritimes, supérieure à tous ceux des autres prises isolément.

Les suites infaillibles que devaient entraîner les fatales journées de la Hogue et de Vigo, auraient dû éveiller l'attention de tous les gouvernemens que leurs passions avaient engagés dans une ligue dont l'ambition de Louis XIV ne fut que le pré. texte; et qui deviut le premier degré du trône maritime de l'Angleterre (1).

L'Autriche était à cette époque la puissance méditerranée qui marquait le plus dans les affaires de l'Europe; on peut encore concevoir qu'elle alliât ses intérêts à ceux de l'Angleterre pour abaisser la France et pour augmenter l'influence de la maison impériale en Italie et en Allemagne. Cependant il serait possible de démontrer qu'une politique différente n'aurait pas été si éloignée qu'on le croit des vrais intérêts de l'Autriche. Si

(1) On trouvera dans le cours de ce chapitre une opposition souvent réitérée à la domination des Anglais. Je ne suis guidé dans ces réflexions par aucun sentiment national ou personnel; un Suisse doit estimer la nation anglaise, et peut trouver tout simple qu'elle ait cherché à dominer sur les mers; mais un Européen doit trouver aussi qu'il y aurait plus de bien-être et d'indépendance réelle sur le continent, si l'équilibre maritime existait.

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