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bas Dervis. Oh non! je ne voyois dans la belle Carline que le chef-d'œuvre de fon père fa main étoit promife, & fon petit ceeur engagé; qu'aurois-je fait de mon amour? Non, croyez - moi, l'amour ne vient pas tout feul & de lui-même; c'eft toujours l'efpérance qui l'amène & qui l'introduit. Et puis, j'avois mon brevet dans ma tête; & fi tôt qu'il fut expédié, je partis.

Brave jeune homme, me dit Carle dans nos adieux, vous allez aux coups de fufil; j'ai un bon office à vous rendre. Bagieux, le plus habile Chirurgien de l'Armée, eft mon ami intime. Voici une lettre de recommandation pour vous auprès de lui. Je la reçus comme vous croyez bien, avec une fenfible joie; Bagieux, le jour d'une bataille, étoit un perfonnage d'une grande importance; & bien me prit d'être fon protégé. Huit jours après mon arrivée, je reçus, à l'attaque de Laufeld, deux bleffures; l'une à la cuiffe, mais fort légère; l'autre à l'épaule droite, & celle-ci valoit la peine qu'un homme habile y mit la main. Bagicux, à qui Vanloo avoit recommandé de ne pas me perdre de vue dans les occafions férieufes, fut que j'étois bleffé, & accourue à mon fecours.

Digne ami de mon ami Carle, confidérez, lui dis-je, que ce bras eft celui dont je tiens l'épée; tâchez de me le conferver: Il leva l'apparsil. La balle étoit reftée, & il fallut la dégager. Je ne veux pas vous en

A s

nuyer de mes douleurs & de fon induftrie; l'intéreffant eft de favoir qu'il me guérir & que mon bras fut encore au fervice de l'Etat & de mes amis.

Enfin la paix m'ayant permis de venir rendre grace à celui dont la prévoyance m'avoit peut-être fauvé la vie, je paffois mes jours avec lui dans l'intimité la plus douce; le matin à fon atelier, le foir au fein de fa famille, & au clavecin de fa femme, où la belle Carline, inftruite par fa mère, effayoit fes jeunes talens.

Autour du clavecin, une fociété d'Arties, de Lettrés, de bons Bourgeois amis de Carle, exprimoient leur raviffement pour cette nouvelle mufique, dont Madame Vanloo nous faifoit la première connoître & Lentir les beautés ; & Carle, dans ce cercle, m'avoit fait diftinguer Pacôme, fon ami de cœur, dont le jeune fils me fembloit prodigieufement fenfible à la belle voix de Carline. Ainfi fe paffoit notre temps.

Cette année-là, le Sallon des Beaux-Arts fat d'une richeffe admirable; & mon amit Vanloo s'y diftingua par la fierté de fa manière & le brillant de fa couleur. L'envie n'en fut que plus envenimée contre la gloire des talens.

J'ai oui dire que la gloire & l'envie étoient nées le même jour, l'une de l'œuf d'un aigle l'autre de l'œuf d'une vipère; je le croyois affez, & jeconçois que l'Artiste qui rampe foit jaloux de celui qui vole. Mais celui qui n'eft

point Artifte, de quoi, fandis ! peut-il fire envieux: En fait d'efprit, à la bonne heure hacun y prétend plus ou moins en a fait en fa vie un Madrigal, une Chanfon; c'en eft allez pour être ennemi de Voltaire. Montefquieu, après tout, n'a fait que de la profe; M. Jourdain en fait aufli. Mais à moins d'avoir manié le cifeau, le pinceau, comment peut-on être offufqué de h gloire da' Feintre ou de celle du Statuaire ? C'est qu'il eft une espèce d'hommes naturellement ! ennemis de tout bien. Tout fuccès les affige, tout mérite les bleffe; ils ebfeurciroient le folcil; s'ils pouvoient fouiller fa lumière.

Entre ces malheureux étoit un Spadaffin appelé Rudricour, connu dans les Cafés & dans tous les Spectacles pour un caba-. leur redouté. Il fe piquoit auffi d'être le Aléau des Artiftes; & tous les jours dans le Salton, la lorgnette à la main, il van-toit avec arrogance ce que dédaignoit tout le monde, & en revanche il dénigroit ce ce que l'on admiroit le plus. Il avoit pris fur-tout en haine ce bon Carle Vanloo, de tous les hommes le plus modefte, le plus fenfible à la critique, & à qui un fimple Ecolier faifoit effacer fon ouvrage, s'il avoit Fair d'en être mécontent.

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Savez-vous, me dit Carle, pourquoi cet homme-là me pourfuit avec tant de rage? Je l'ai vu chez moi l'an paffé, aufli bas complaifant & louangeur auffi ourré,

qu'il eft âcre & mordant critique; mais en feignant d'être amoureux de mon talent, il l'étoit de ma fille; & il eut l'infolence de lui gliffer un jour un billet d'amour dans la main. La pauvre enfant nous apporta te billet, & nous demanda à sa mère & à moi ce que lui vouloit ce Monsieur ? Je vis tout fimplement qu'il vouloit la séduire; & fans daigner me plaindre, je priai l'Amateur de ne plus mettre les pieds chez moi. Il ne me l'a point pardonné. Je tâchois inutilement d'infpirer à Vanloo, pour cette espèce de gens-là, tout le mépris qu'elle. mérite. Ah! me répondoit-il, ce font les Rudricour qui ont fait mourir de chagrin le Moine. Cependant comme il avoit pour lui la voix publique & de brillans fuccès, en l'en affurant bien, je calmois un peu Les efprits.

Mais un matin que je l'allois voir, je trouvai le plus beau tableau qu'il eût mis au Sallon, déchiré par lambeaux, & devant ce tableau, fa femme & fa fille éplorées.

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Saifi d'étonnement & de douleur, je demande à ces femmes quel eft le furieux qui a lacéré ce bel ouvrage? Hélas! me dir la mère, c'eft mon mari. Il eft donc fou? Il l'eft de douleur, me dit-elle & il a bien raifon de l'être. Ce malheureux tableau va peut-être couter la vie à notre plus ancien ami. Pacôme, vous le connoiffez; vous l'avez vu chez mor? Ah! Monfieur de Drifac, un père de famille,

âgé de cinquante ans, a reçu hier dans un Café le plus cruel affront, pour avoir répondu à un méchant appelé Rudricour qui décrioit l'ouvrage de mon mari & fon talent, fans même épargner fa perfonne, l'accufant d'un orgueil outré & d'une haine fourde & balle pour tous ceux de fon Art qui valoient mieux que lui. Pacôme avoit fouffert la critique la plus violente contre Pouvrage de fon ami; mais quand le dé tracteur en vint à des injures perfonnelles, il le défia de citer un feul fait ni un feul témoin qui appuyât cette calomnie. Ce mot de calomnie bleffa le calomniateur. Tiens, le voilà le témoin, dit-il, en menaçant des frapper le bon-homme; & celui-ci, au moment de l'infulte, fe trouvant défarmé n'en put tirer vengeance; mais hélas ! depuis hier au foir fa femme & fes enfans ont beau vouloir le retenir, il veur mourir ou fe venger. Son fils veut mourir avant lui. Ce n'eft pas tout mon mari penfe que. c'eft à lui de venger fon ami; & dans ce moment il eft là qui prépare fes piftolets. Plein d'une fureur fombre, il nous a rebutées, fa fille & moi; il ne veut plus nous voir que cet affront ne foit lavé.

En écoutant ce funefte récit, Bagieux me vint dans la pensée. J'allai droit à Vanloo je le forçai de m'ouvrir la porte du cabinet où il étoit feul enfermé, & lui voyant charger fes piftolets Que faites-yous, lui disje ? Et ne voyez-vous pas que c'est à l'in

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