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exercé sur son esprit comme sur son cœur, sur ses idées comme sur ses sentiments, la plus décisive influence. C'est madame Charlotte de Boecklin. Issue d'une noble famille de l'Alsace, elle vivait à Strasbourg, séparée de son mari, au moment où Saint-Martin y arriva, vers l'année 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considérations de famille, elle n'avait en réalité pas d'autre foi que ce christianisme un peu flottant, ou, comme on dit aujourd'hui, ce christianisme libre qui se confond volontiers avec le mysticisme. C'est elle, avec le concours de son compatriote Rodolphe Salzmann, qui fit connaître à Saint-Martin les écrits de Jacob Boehm, et lui aida plus tard à les tra'duire. Le Philosophe inconnu inclinait alors vers Swedenborg, il s'abandonnait à la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exalté du voyant suédois; c'est même de ce courant d'idées que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulé le Nouvel homme. On peut donc se figurer ce qu'il dut éprouver de reconnaissance pour celle qui le tirait de ce mysticisme subalterne pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maître suprême ; car Boehm est pour lui la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après celui qui est la lumière même; il ne se "croit pas digne, lui, de dénouer les cordons de ses souliers (1).

Avec une femme belle encore, distinguée par son esprit autant que par sa grâce extérieure, faisant l'office d'un messager céleste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une âme comme celle de Saint-Martin,

(1) Ouvrage cité, p. 164.

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se changea bientôt en un sentiment plus passionné et plus tendre. Madame de Boecklin, à ce que nous assure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle était grand'mère. Saint-Martin, comme je l'ai déjà dit, avait le même âge. Mais qu'importe ? Il y a des natures qui restent toujours jeunes, parce qu'elles voient les choses et les hommes à la lueur d'un idéal invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce qu'il vient d'une source que le temps ne saurait tarir. Tel était celui que Saint-Martin éprouva pour madame de Boecklin. Était-ce bien de l'amour qu'elle lui inspira? Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'amitié ne produit pas les mêmes effets et ne parle pas le même langage. Après trois ans de résidence à Strasbourg auprès de son amie, et quand il réussit enfin, après bien des obstacles, à habiter avec elle la même maison, il est obligé de la quitter, rappelé qu'il est par la maladie de son père. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nécessité: « Il fallut quitter mon paradis << pour aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du << roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je << passai encore quinze jours avec mon amie; mais il fallut << en venir à la séparation. Je me recommandais au magni<< fique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette

coupe; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice << fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un << torrent de larmes (1). » Ce n'est pas une fois, et au moment décisif, qu'il arrive à Saint-Martin d'exhaler ainsi sa douleur; il y revient à plusieurs reprises et à différents intervalles.

(1) Portrait historique, partie inédite, citée par M. Matter, ubi supra, p. 163,

<< J'ai par le monde, écrit-il (1), une amie comme il n'y << en a point. Je ne connais qu'elle avec qui mon âme puisse << s'épancher tout à son aise et s'entretenir des grands objets << qui l'occupent, parce que je ne connais qu'elle qui se soit << placée à la mesure où je désire que l'on soit pour m'être << utile. Malgré les fruits que je ferais auprès d'elle, nous << sommes séparés par les circonstances. Mon Dieu, qui << connaissez les besoins que j'ai d'elle, faites-lui parvenir << mes pensées et faites-moi parvenir les siennes, et abrégez, << s'il est possible, le temps de notre séparation. »

Ce ne sont pas seulement des pensées qu'échangeait ce couple mystique lorsqu'il se trouvait réuni. De temps à autre quelques tendres paroles venaient se glisser au travers des plus sublimes entretiens; mais elles ont un accent particulier, qu'on chercherait vainement ailleurs. SaintMartin nous en donne une idée dans un passage de ses mémoires qui se rapporte évidemment à ses relations avec madame de Bocklin. « Une personne dont je fais grand << cas me disait quelquefois que mes yeux étaient doublés << d'âme. Je lui disais, moi, que son âme était doublée de bon << Dieu, et que c'est là ce qui faisait mon charme et mon << entraînement auprès d'elle (2). »

Ce n'est qu'après avoir parcouru une grande partie de la France et de l'Europe, que Saint-Martin s'arrêta dans la capitale de l'Alsace. Toulouse, Versailles, Lyon, furent successivement le théâtre de son apostolat; car, tout en écrivant qu'il ne voulait d'autres prosélytes que lui-même (3), (1) Portrait historique, no 103.

(2) Ibid., n° 760.

(3) Ma secte est la Providence; mes prosélytes, c'est moi; mon «< culte, c'est la justice. » (Ibid., no 488.)

il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui les pensées dont son âme était obsédée. Ce n'était pas en vain que Dieu lui avait donné dispense pour venir habiter ce monde, auquel il restait étranger, et qui n'était pas, disait-il (4), du même âge que lui. S'il n'avait pas reçu la puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines; « il était le Jérémie de l'universalité. » Il visita donc l'Angleterre, l'Italie, la Suisse, s'arrêtant principalement à Gênes, à Rome, à Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, répandant partout où il le peut, mais surtout dans les hautes régions de l'aristocratie, la semence spirituelle, entouré de `princes et de princesses, ou bien recueillant lui-même les doctrines les mieux appropriées à l'état de son esprit. C'est ainsi qu'à Londres il se mit en rapport avec le traducteur anglais des oeuvres de Jacob Boehm, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lụi, à ce qu'il assure, les voiles de l'avenir. C'est à Londres aussi qu'il connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage d'Italie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent l'emmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hâte de retourner en France, et en France il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire.

(1) Portrait historique, n° 763.

(La suite à la prochaine livraison.)

Ad. FRANCK.

UNE

ACADEMIE POLITIQUE

SOUS LE CARDINAL DE FLEURY

DE 1724 A 1731.

Personne n'ignore qu'une société de gens de lettres se réunissant périodiquement chez l'un d'entre eux, le célèbre Conrad, est devenue, sous le cardinal de Richelieu, et grâce à sa protection un peu impérieuse, la plus ancienne de nos Académies, l'Académie française. On ne sait pas aussi généralement que dans la première moitié du xvIe siècle, entre 1720 et 1730, une autre société, composée de publicistes, de diplomates et d'hommes d'Etat, essaya pour la politique ce qui avait si bien réussi dans les lettres, et aurait pu devenir le berceau de notre Académie des sciences morales, si la politique ombrageuse du cardinal de Fleury ne l'avait interdite, après l'avoir quelque temps protégée et encouragée : mais il ne faut pas se hâter d'accuser ce ministre de s'être montré en cette circonstance moins libéral que son illustre prédécesseur; car celui-ci, selon toute apparence, en eût fait tout autant, et même il l'eût fait beaucoup plus tôt ce grand dominateur n'eût pas supporté même un instant cette intervention des particuliers dans les matières d'État, et ces premières velléités, encore innocentes, mais déjà inquiétantes, d'une opinion publique en éveil; il eût pensé sans doute de ces Académiciens curieux et téméraires ce qu'il écrivait des hommes du Parlement : « Qu'ils sont aussi ignorants

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