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tion de la nier; mais nous affirmons qu'il n'existe point de motif pour la rémunérer: la société a procuré, sans doute, à l'auteur la matière nécessaire pour ses analyses et pour ses observations; l'auteur a profité des progrès réalisés par ses devanciers; mais, il est juste de reconnaître que chacun pouvait en retirer cet enseignement, et, qu'en outre rien ne s'oppose à ce qu'un tiers renouvelle ce même emprunt: le fonds commun, loin de s'épuiser, ne fait que s'augmenter. S'il en est ainsi, si ceux qui viennent après cet auteur, loin de souffrir de ses emprunts, en tirent un avantage évident, il est bien certain que le service rendu à l'auteur ne lui est pas spécial et que, par suite, il n'y a pas de motif pour que, seul, il le paye (Paillottet, J. des Ec., t. LXXI, p. 436;- Mourlon, Rev. prat., t. XVIII, p. 32; -Pouillet, n° 14; - Pataille, Pat. 66, 135; 76, 136.

A l'encontre de cette argumentation, on peut encore faire valoir la considération suivante. Si l'on admet, pour en arriver à limiter la durée du droit des auteurs, l'idée d'emprunt fait au fonds commun, il est difficile d'établir rationnellement la perpétuité du droit de propriété. Aussi, M. Fouillée, qui a si bien montré le rôle joué par la société dans l'éclosion de toute œuvre intellectuelle (1), quoiqu'il ne soit pas allé jusqu'à contester la

les bibliothèques ne contiennent guère plus de dix volumes et l'auteur de ces vo lumes, c'est tout le monde». (Portalis, cité par Mémoire sur la propriété des œuvres d'esprit ; d'après la décision du congrès des littérateurs allemands; Leipzig, 20 août 1865; - Fliniaux, Législation et jurisprudence, 1re édit., p. 213; — V. encore Pascal, Pensées, 2o part., art. 17, § 80.)

« Il faut être ignorant comme un maître d'école

Pour se flatter de dire une seule parole

Que personne ici-bas n'ait pu dire avant nous;

C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. »
(MUSSET.)

(1) « La pensée est un langage, et le langage est la société même agissant sur nous. Chaque mot d'une langue, signe d'une idée, est la propriété collective de la race entière, transmis de génération en génération, comme une pièce d'or dont les siècles n'ont pu effacer l'effigie. Les œuvres même du génie individuel sont en même temps celles de la race; les fleurs ne pourraient éclore sans la sève de l'arbre que les racines puisent humblement dans le sol.» (Revue des deux mondes, 1884, t. CCXLVI, p. 767.)

perpétuité de la propriété, a-t-il proposé de la réglementer de telle sorte que les biens communs prissent une extension très considérable. (V. loc. cit., p. 773 et suiv., et notamment p. 784.)

M. Fouillée nous semble n'avoir pas poussé ses prémisses jusqu'à leurs conséquences. Du moment où il constatait la collaboration et où il prétendait que cette collaboration n'est pas gratuite (1), il eût dû logiquement en arriver à se prononcer en faveur d'une limitation dans la durée du droit de propriété ordinaire.

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50. M. de Borchgrave, après avoir écarté l'idée d'emprunt (2), présente, pour légitimer une restriction dans la durée des droits des auteurs, des considérations qui, elles aussi, nous semblent défectueuses. Voici, en effet, ce que nous lisons dans son rapport, remarquable d'ailleurs : « Par le fait même de la publication, l'auteur ne demeure plus seul avec sa pensée; c'est pour qu'elle pénètre dans toutes les intelligences qu'il la publie, et sa volonté manifeste, c'est que dans les limites du respect absolu de ses droits, le plus large essor possible soit donné à la propagation de ses idées. Le droit de l'auteur est donc limité dans sa durée. » (§ 22, Benoidt et Deschamps, p. 38; comp. Renouard, t. Ier, p. 435.)

Certains jurisconsultes se sont aussi servi de l'idée d'abandon pour prétendre que les droits dont nous nous occupons étaient une pure création légale. Les motifs que nous avons alors présentés à l'encontre de cette opinion pourraient être reproduits

(1) Cette idée est aussi celle de tous ceux qui partent du fait de l'emprunt au fonds social pour conclure à la temporanéité du droit des auteurs.

(2) Par une raison qui nous paraît d'ailleurs mauvaise. L'auteur, dit-il, ne prend que quelques éléments à la société ; celle-ci, néanmoins, va jouir gratuitement de l'œuvre toute entière; mais la restitution ne doit porter que sur la chose prêtée; on ne peut donc rationnellement asseoir les droits de la société sur l'idée d'emprunt.

S'il ne nous avait été permis que de produire cette unique observation contre cette dernière idée, nous n'en aurions pas tenté la réfutation. La jouissance de la société ne commence en effet qu'après l'expiration d'un certain délai ; l'extension de la jouissance pourrait donc à la rigueur s'expliquer par le désir de rémunérer l'abstention de la société ; les emprunts ne sont pas tous gratuits. Les raisons que nous avons avancées sont d'ailleurs suffisantes.

en notre occasion avec autant de succès (Voir no 13 in fine). Nous n'insisterons donc pas.

31. — On a dit encore, pour combattre la théorie des perpétuistes (1): l'admettre, c'est violer la loi de l'échange. Un produit doit, en principe, être payé par un équivalent: la publication a réalisé une vente entre l'auteur et le public; il ne se peut pas que le prix de vente soit infini (Proudhon, p. 54;

Gaz. trib., 18 février 1837).

Berville,

Nous nous bornerons à faire remarquer que pour nous le droit des auteurs ne peut être considéré comme un prix de vente. Par suite, il ne doit pas être déclaré temporaire par ce motif qu'un prix de vente doit être limité. Cette observation s'appuie donc sur un principe faux ; elle a néanmoins le grand avantage de nous mettre sur la voie du véritable terrain de la discussion : le droit des auteurs est légitime parce qu'il est la rémunération d'un travail, parce qu'il y a lieu de sauvegarder une personnalité. Ce droit doit disparaître du jour où l'auteur est payé de son travail; le respect dû à sa personnalité subsiste toujours sans doute; mais il est bon de se rappeler que cette idée, séparée de celle de labeur, peut bien être le fondement du droit moral (V. no 1), mais non celui du droit pécuniaire; s'il en est ainsi, peu importe que toujours il y ait lieu de protéger contre toute atteinte la personnalité de l'écrivain et de l'artiste ; on ne doit s'attacher qu'à proportionner leur salaire à la besogne qu'ils ont fournie. Or, il arrive forcément un jour où l'auteur est payé de ses peines: cela est évident; un salaire ne peut

(1) Les difficultés pratiques qu'entraînerait l'adoption de ce système ont paru suffisantes à certains pour en proposer le rejet ; c'est ainsi que dans la séance du Conseil d'État du 2 septembre 1803 (Locré, t. Ier, p. 17-19; — Renouard, t. Ier p. 387-8), Napoléon 1er se bornait à montrer le nombre considérable d'héritiers qui, dans un avenir rapproché, pourraient prétendre à la jouissance des droits des auteurs.

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Afin d'éviter ces inconvénients, il suffirait d'organiser pour cesdits droits une matrice cadastrale (Batbie, édit de 1861, t. II, p. 463; - Billard, Rev. prat. t. LIV p. 126). Un principe n'est point d'ailleurs à repousser parce qu'il sevait difficile d'en régler l'application.

être indéfiniment versé entre ses mains: le travail fut limité, la rémunération doit l'être aussi; le droit pécuniaire doit donc être temporaire.

52. - C'est là une différence avec la propriété qui, ordinairement, est perpétuelle. On se souvient des motifs qui nous ont fait rejeter l'idée de propriété intellectuelle; le principal est la nature inappropriable de l'objet du droit; mais la base rationnelle de la protection est identique dans l'un et l'autre cas des deux côtés, il y a eu un travail qu'il faut récompenser; des deux côtés il y a la personnalité du titulaire qui est en jeu et qu'il faut faire respecter. Mais alors, à l'encontre du principe de perpétuité de la propriété, ne pourrait-on pas présenter à nouveau les considérations développées au paragraphe précédent? Evidemment oui; la propriété est cependant envisagée comme devant être perpétuelle. S'il en est ainsi, n'est-ce point parce que ces considérations sont inopérantes? Nous ne le pensons pas. En matière de propriété, la situation n'est pas la même qu'au cas d'œuvres intellectuelles. Il n'est donc point permis de raisonner a pari d'une hypothèse à l'autre.

Bien que rétribution d'un travail limité, la propriété doit être perpétuelle; si, dans une succession, je recueille un droit de propriété, il est juste que je le conserve toute ma vie et que je puisse moi-même le transmettre à mes héritiers. Voici pourquoi les choses matérielles, objet du droit de propriété, ont besoin, pour se conserver, d'un entretien de tous les instants; au travail de l'appropriation vient à tout moment se joindre un nouveau travail ; or, pour celui-ci, comme pour le premier, une rétribution est légitime; mais ces actes d'entretien et même d'amélioration se renouvellent sans cesse, sans cesse aussi le droit de propriété doit exister (1); puis, l'intérêt social exige qu'il en soit ainsi si le droit de propriété n'était pas perpétuel, le domaine commun s'augmenterait continuellement; or, nous

(1) Ch. Comte, t. II, p. 122; - Montagnon, p. 11; - Clément, p. 100-2 ; — Comp. Comettant, p. 21.

n'avons pas à développer, tant ils sont évidents, les inconvénients du communisme en matière de propriété; aucun progrès ne se réalisera plus du jour où l'on fera disparaître le stimulant naturel de toutes les actions humaines : l'intérêt personnel. Telle est la situation en matière de propriété ordinaire ; l'intervention du travail humain est continuelle: la rétribution doit durer aussi longtemps; puis l'intérêt social bien entendu exige qu'il en soit ainsi. Mais, en présence d'une œuvre intellectuelle, il en est différemment.

Les héritiers font reproduire l'œuvre telle qu'elle est sortie du cerveau de l'auteur; ils n'ont pas même le droit de la modifier pour la mettre au courant du goût du jour. (V. no 45.) Si donc à la base du droit on rencontre un travail, l'œuvre, chose incorporelle, se conserve par elle-même sans aucune intervention humaine. Bien que la propriété soit perpétuelle, elle n'est pas pour les héritiers de celui qui le premier l'a acquise, une source d'oisiveté. Avec ses biens, le défunt a légué à ses enfants l'obligation de les conserver par un nouveau travail. Pour les œuvres intellectuelles, au contraire, si elles donnaient naissance à un droit perpétuel, on devrait les considérer comme la justification perpétuelle de l'oisiveté. - (Comp. Clément, p. 101. (1)

Sur ce thème, Le Globe (no du 26 janvier 1826) a publié un spirituel article qui, sous une forme légère, montre d'une manière sensible l'injustice qu'il y aurait à proclamer la perpétuité du droit des auteurs; le voici (2):

(1) «... L'héritier du travailleur littéraire se trouve dans une condition tout à fait spéciale et particulière : son auteur a travaillé, il reçoit le produit de son travail; qu'est-il astreint à en faire? Rien. Peut-il ajouter quelque chose? non! A-t-il à l'administrer? non! A le cultiver ? non, etc... Le voilà, en vertu de la gloire de ses ancêtres, investi du droit de lever tribut sur l'admiration de la postérité: in sæcula sæculorum!» (Séance du Corps législatif, 2 juin 1866, Moniteur, p. 678; - Bertauld, t., Ier, p. 212; - Ch, Comte, t. II, p.122; -Félix Roussel, La Loi du 5 août 1881; - comp. Renouard, Académie des Sciences morales et politiques, séance rapportée dans La Revue de legislation (Fœlix), t. V, p. 241; - Montagnon p. 11, p. 18; — Contra Comettant, p. 21).

(2) Projet de loi pour la formation d'une nouvelle noblesse. « On fait,

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