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imprimeur avec celles d'un auteur, c'en est trop de moitié ; c'est ce qui me détermina en même temps à donner Electre pour qui je craignais un sort semblable. » (Crébillon.)

Les imprimeurs et libraires hollandais étaient arrivés facilement, grâce à ce trafic malhonnête, à une situation complètement indépendante : ils traitaient d'égal à égal avec les rois d'alors. Voltaire, dans une lettre datée de 1750, adressée au roi de Prusse, nous en donne une preuve évidente. Van Duren, libraire des Pays-Bas, avait entre les mains le manuscrit de [Anti-Machiavel, œuvre composée par le roi de Prusse.

Celui-ci y attaquait vivement Charles XII, roi de Suède, et Stanislas Leczinski, roi de Pologne. Les hasards de la politique avaient forcé le prince Frédéric à changer d'avis ou du moins à faire supposer qu'il en avait changé: il délégua spécialement Voltaire auprès de Van Duren. Il ne pouvait faire choix d'un meilleur ambassadeur. Toutes les démarches furent néanmoins inutiles. Le prince de Prusse ne put empêcher le libraire hollandais de publier l'Anti-Machiavel.

100. Les auteurs étrangers obtenaient peut-être la protection des lois de ce pays quand ils se plaçaient sous le patronage d'un citoyen (?) Corneille dédia sa pièce de Don Sanche d'Aragon au conseiller d'État hollandais, M. Zuilinchen.

Dans sa préface, après avoir expliqué les raisons qui l'avaient poussé à intituler cette œuvre « Comédie héroïque », il ajoute : « Mais, après tout, monsieur, ce n'est là qu'un interim jusqu'à ce que vous m'ayez appris comme j'ai dû l'intituler. Je ne vous l'adresse que pour vous l'abandonner entièrement, et si vos Elzevir se saisissent de ce poème, comme ils ont fait de quelques-uns des miens qui l'ont précédé, ils peuvent le faire voir à vos provinces sous le titre que vous jugerez plus convenable. »

101.- La Belgique, excitée par l'exemple de sa voisine, était déjà, au siècle dernier, un véritable foyer de contrefaçon. Nous n'avons pas à insister sur ce point; nous nous bornerons

à rapporter une plaisante aventure dont un de nos auteurs fut le héros et la victime.

Marmontel était de passage à Liège; un monsieur de mine honnête se présente à lui et lui décline ses titres et qualités: c'était Bassompierre, libraire en cette ville. Il s'annonce à notre auteur comme le propagateur de ses œuvres; il avait déjà atteint la quatrième édition des Contes moraux et la troisième de Bélisaire. Marmontel l'arrête au milieu de ses remerciements. <«< Quoi, monsieur, lui dit-il, vous me volez les fruits de mon travail et vous venez vous en vanter à moi. » Le bonhomme ignorait sans doute que les auteurs ont un droit sur leurs œuvres, indépendamment des titres qui le constatent. Aussi crut-il suffisant de répondre: « Vos privilèges ne s'étendent point jusqu'ici; Liège est un pays de franchise; nous avons le droit d'imprimer tout ce qu'il y a de bon; c'est là notre commerce.» Satisfait de cette apparence de raison et désireux de marquer sa gratitude à l'égard de sa victime, il l'invite à déjeuner. Marmontel accepte. Au dessert, l'une des filles de l'imprimeur lui propose de rester à Liège : « Vous composerez tout à votre aise et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain. » Notre auteur se contenta d'accepter une petite édition de Molière; elle lui coûtait 10,000 écus.

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102. Enfin la Révolution française éclate. La Hollande et la Belgique deviennent terres françaises; l'industrie des contrefaçons continue néanmoins à s'y étaler, comme par le passé ; cette usurpation ne pouvait durer. Aussi, pour y mettre obstacle, Napoléon Ier promulgua les décrets du 29 décembre 1810 et du 24 août 1811. (V. Rapport Montalivet, Renouard, t. Ier, p. 400.)

103. A la chute de l'Empire, le congrès de Vienne adjugea à la famille d'Orange la Hollande et la Belgique sous le nom de Pays-Bas. En Belgique surtout, la contrefaçon retrouva ses beaux jours; Châteaubriand eut, l'un des premiers, l'honneur de la réimpression; lors de son passage à Bruxelles, il eut

même la bonne fortune de recevoir en cadeau les premiers exemplaires de son Atala et de son René; à cette occasion, Louis XVIII adressa à son frère des Pays-Bas une réclamation personnelle : elle n'eut point de succès. Tout au contraire, les contrefaçons se multiplièrent alors, dans des proportions considérables, cette recrudescence ne fut pas sans cause; à cette époque, les livres français se vendaient très cher et, bien qu'on ne fût pas revenu au rigorisme de l'ancienne monarchie, la liberté de penser était loin d'être absolue. Le mouvement littéraire de la Restauration fut ainsi favorisé par la protection intéressée des presses belges; l'index de la police parisienne fut presque le catalogue de la librairie bruxelloise. On imprimait en Belgique les œuvres de Courier et de Béranger (1). Le roi Guillaume des Pays-Bas favorisa lui-même la contrefaçon dans ses États; il lui donna une part dans les subventions industrielles et l'aida même de sa bourse. (Comp. Rev. brit., 4° sér., t. XXVI, p. 69.)

104. Dès 1830, les Français jouirent de la liberté de penser et d'écrire; nos voisins (2) virent donc alors leur échapper ce prétexte qu'ils pouvaient jadis invoquer. Puis la Belgique, grâce à l'intervention française, devint royaume indépendant; elle aurait dû, en protégeant nos auteurs, se montrer reconnaissante envers un pays qui lui avait donné l'existence. Il en fut tout différemment (3). Il est dur d'abandonner une situation

(1) « Tous les ouvrages que la censure frappait en France étaient immédiatement reproduits en Belgique, où ils défiaient la rigueur des tribunaux ; c'est ainsi que les pamphlets de P.-L. Courier, les poèmes de Barthélemy et Méry bravaient impunément les réquisitoires en deça des frontières; c'est ainsi que les éditions de Béranger se multiplièrent en Belgique au point que les presses de ce pays n'en jetèrent pas moins de 30,000 exemplaires sur les différents marchés de l'Europe. (La Réimpression, de Ch. Hen., p. 40.)

(2) H.de Balzac a dit avec raison, dans une lettre du 3 octobre 1836 (t. XXII de ses Œuvres complètes): « Les Hollandais étaient protecteurs, les Belges sont assassins. >>

(3) Aussi, Bignon, dans une brochure adressée à Didot, écrivait-il : « Si les Belges différaient quelque temps encore de prendre l'initiative, la France devrait poursuivre l'effet de sa demande avec une vigueur de volonté qui ne comportât pas de résistance. Ce serait, dira-t-on, user de contrainte; nous n'en

acquise; certains de nos auteurs eurent aussi le tort de froisser la susceptibilité de cet État nouvellement appelé à la vie. Sans doute, à cette époque, il était vrai de dire de ce pays qu'il était moitié singe, moitié bédouin; mais une grossièreté ne valut jamais rien.

Il fallait encore longtemps pour voir nos voisins abandonner leur coupable industrie.

En 1834 et durant les années suivantes, la Belgique fut prise de la fureur des agiotages. De 1834 à 1838, on souscrivit, pour des valeurs de sociétés industrielles, le capital nominal de 570,071,474 francs. Sur cette somme, les sociétés fondées en vue de la contrefaçon absorbèrent 14 millions (1). Jusque-là, cette branche de l'industrie, avait été exploitée surtout par des étrangers établis en Belgique. La création de ces sociétés ouvertes aux fonds de tout souscripteur eut pour résultat de faire entrer les Belges directement et par eux-mêmes dans cette voie fâcheuse.

La première de ces associations fut la Société typographique belge; son capital, divisé en actions de 500 francs, était de 1 million; puis vint la Société de librairie, imprimerie et fonderie de caractères; elle émit 1,200 actions de 1,000 francs. Apparut ensuite la Société belge de librairie, imprimerie et papeterie: son capital était de 1,500,000 francs. Chacune de ces Sociétés fut organisée dès 1836.

En 1837, la Société encyclographique pour la science médicale se fonda au capital de 500,000 francs; en 1838, la Société nationale pour la propagation des bons livres s'établit au capital nominal de 4 millions. (Comp. aussi De Molinari, J. des Ec., t. XXXI, p. 265).

L'importance de la contrefaçon belge, vers cette époque, était

disconvenons pas; trop souvent, c'est par la contrainte qu'il a fallu imposer à certains peuples l'accomplissement des obligations les plus morales. »

(1) Voy. Essai sur la statistique de la Belgique, par Heuschling et Vandermoelen, 2. édit., Bruxelles, 1841.

déjà considérable; voici, d'après les libraires belges eux-mêmes, une estimation de sa valeur à la fin de 1837.

La Société typographique embrassait trois branches d'opérations (publications littéraires, droit et médecine).

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La société d'imprimerie et de fonderie de caractères eut à payer aux anciens propriétaires des deux maisons de librairie et de fonderie.....

La Société d'imprimerie et de papeterie acheta sa maison de librairie.....

La Société générale d'imprimerie et de librairie assignait à son fonds la valeur de.. La Société encyclographique représentait son matériel et sa clientèle primitive par...

700.000 fr.

500.000 fr.

285.000 fr.

276.500 fr.

2.658.500 fr.

Chez nos voisins, les appuis moraux ne manquaient point à la contrefaçon. La société Haumann et Cie avait pour président M. le Chevalier de Sauvage, ancien ministre de l'intérieur et président à la Cour de cassation; le comité comptait un sénateur, des magistrats, un inspecteur de l'instruction publique ; son secrétaire était M. Vinchent, secrétaire général du ministère de la justice. Les autres sociétés avaient leur conseil d'administration composé dans des conditions analogues.

Aussi cette coupable industrie avait alors des défenseurs jusque dans le gouvernement, dans les chambres, dans la magistrature (1).

105. La première année de leur exploitation, les différentes sociétés belges cherchèrent à ne point se faire concurrence.

(1) Le 17 décembre 1838, succomba la banque de Belgique; elle patronnait la réimpression. Celle-ci soutint assez aisément le choc.

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