A l'occasion de ce Simon, nous constatons à Grenoble l'existence d'une charge officielle de médecin municipal ou, comme on disait alors, de medicus pecunarius. Il y avait longtemps que les rois et les princes avaient des médecins attachés à leur personne; les Cités, si jalouses de leurs intérêts et de leur indépendance, pouvaient bien se procurer le luxe d'un archiâtre municipal. Déjà, du reste, dans l'Empire romain, à côté des medici palatini, médecins de la cour, il existait dans certaines villes des archiâtres urbains, populaires; l'Italie du moyen-âge conserva cet usage, car en 1214, Hugues de Lucques s'engageait à servir, pendant sa vie entière, la commune de Bologne, moyennant 600 livres une fois données (1). Il était même tellement lié par ses fonctions, qu'il dut, en 1218-1223, accompagner en Terre-Sainte les troupes envoyées par la ville. Peut-être l'institution du medicus pecunarius avait-elle été apportée d'Italie par Humbert; toujours est-il que Simon exerçait cette fonction à Grenoble en 1340. L'état des recettes et des dépenses des consuls pour cette date constate, en effet, que « firent examinar li dit cossel le nemmo De Gout d'Engins, qui erè acusas de meselli, per la man de Maytre Symon lo mejo et de un barber, tant per lo dépes de l'azamination que per lo salariés del mejo et del barber »..... (2). Plus loin, on constate la dépense de 10 tournois d'argent, pour avoir fait visiter « la malade de dessus le pont » par Maytre Simon et Antoine le Barbier. Simon le mejo pecuniarius ne se contentait pas de toucher ses << salaires » il prêtait à la ville, et même à gros intérêts, ce qui n'infirme en rien mon hypothèse sur son origine sémitique. Les livres de compte enregistrent: Payé à maytre Symon lo mejo per la meygain «de C flor. de 1 an feni lo XXVII jor de janver courant MCCC et XL << 10 flor.» (3). Grenoble paraît avoir précédé la plupart des autres villes dans l'usage excellent de s'attacher un médecin municipal, car ce n'est qu'en 1414 que cette fonction est créée à Bordeaux (4): le titulaire ne pouvait s'absenter de cette ville qu'avec la permission du maire. A la même époque, cette institution existait en Allemagne, où le médecin qui remplit cette charge. est désigné sous le nom de physikus. Ses attributions étaient comme (1) Malgaigne: Euvres d'Ambroise Paré. partout, le traitement des pauvres, la surveillance des épidémies, l'hygiène, etc..... L'existence, ne fût-ce qu'en miniature, de ce que nous nommerions aujourd'hui, en style administratif, un service municipal de santé, nous montre que Grenoble jouissait déjà à cette époque d'un degré de culture assez élevé : Si la médecine y était appréciée propter necessitatem, le droit y était déjà fort en honneur, sans doute pour la même cause, car les plaideurs ont au moins autant à cœur leurs procès que leur santé ; en 1277, un certain Jacques Borgarel, s'intitule: Professor Legum (1). Le même titre est pris en 1282 par Berenger Chevalier, et en 1322 par Nicolas Constant. En 1333, Amblard 'de Beaumont, le protonotaire du Dauphin, son conseiller intime, celui qui le pousse là où il veut, prend le titre de Professor juris civilis. Il existait donc déjà un enseignement, que nous nommerions supérieur, et on comprend que lorsque vers 1339, Humbert II fonde l'Université de Grenoble avec la permission du pape Benoit XII, il fasse allusion aux anciens privilèges des études à Grenoble. en disant Olim in concessione privilegiorum studii nostri Gratianopolitani, et ailleurs Gratianopolis, ubi nuper studia generalia impetravimus (2). Il semble donc que c'est en perfectionnant un enseignement, qui existait déjà, que le Dauphin créa l'Université en 1339, afin d'imiter Paris, Naples et Salerne, où il venait de voir les plus belles Universités d'alors. Bien que l'enseignement dut porter sur le droit civil, le droit canonique, la médecine et les arts, nous sommes très peu renseignés sur la nature des travaux de cette Université, mais il ne me semble pas, que la médecine y ait joué un bien grand rôle. Les éléments manquaient évidemment néanmoins, un titre du prieuré de St-Laurent de Grenoble, daté de décembre 1339, contient cette phrase (3) Dominum Alamandi, priorem rectoremque venerabilis Universitatis collegii seu corporis studii civitatis Gratianopolitana. On peut se demander si cet Aleman prior et rector n'est pas le même que le médecin Jacques Alleman, auquel en 1328 le régent Henri avait fait un legs. En supposant qu'il s'agisse du même personnage, cela prouverait que c'est moins le physicus que le clerc qui siégeait à l'Université. Il en était de même dans toutes les Universités, même à Paris. Au surplus, l'enseignement de l'Université ne fut pas de longue durée. Dès 1340 (4), les consuls se plaignent de la situation déplorable des (1) Pilot: Histoire municipale de Grenoble. (2) Berriat Saint-Prix: Histoire de l'ancienne Université de Grenoble. (3) Berriat Saint-Prix. (4) Archives municipales, B B, 132. finances de la ville, grevées par la récente construction de l'Université (ratione studii noviter constructi in civitate), et, en 1348, la peste noire arrête la vie dans l'Europe entière (1). Humbert ne pense plus alors à son Université; il songe plutôt à brûler les juifs (2), qu'on soupçonne d'empoisonner les fontaines. Enfin, en 1349, le Dauphiné perd son autonomie : il est cédé au roi de France par le Dauphin, réfugié dans un couvent de frères Prêcheurs, et notre Province aura besoin d'un certain temps, pour s'équilibrer dans sa nouvelle situation. CHAPITRE II Décadence de l'Université. Etat précaire de la médecine à Grenoble. GuilMédecins municipaux: Paul de Violardes. Laurent Alpin, laume Dupuys. M. Gabriel. La lépre. Les La peste Guillaume Dupuys, Pierre Aréoud mystères de St-Christoffe; l'entrée de François de Bourbon; le Mystère de la Passion et Pierre Aréoud. Il ne sera plus guère question de l'Université de Grenoble jusqu'au XVIe siècle. Elle existe pourtant encore; elle fonctionne, bien que d'une façon à coup sûr peu brillante, car en 1389, dans le latin déjà altéré de cette époque, on trouve cette mention « pro logerio domus studiorum generalium, 15 flor.» (3), et lorsqu'en 1452, l'Université de (1) Cette épidémie épouvantable sévit dans tout le Dauphiné, surtout à La Tour-du-Pin. D'après un rapport qui fut présenté au pape Clément VI, elle fit périr en Provence, non compris Avignon, 120.000 personnes; à Avignon 30.000, à Lyon 45.000, en Bourgogne 80.000. (2) A Grenoble, 74 juifs furent traduits en justice, incarcérés apud monten Bonondun et brûlés : leurs biens confisqués au profit du monastère de Montfleury (Prudhomme: Histoire de Grenoble). On ne trouverait pas, aujourd'hui, 74 juifs à Grenoble et cependant Pilot (Histoire municipale) pense que la population de Grenoble ne dépassait pas alors le chiffre de 4.000. (3) Le latin de cette époque n'avait rien de cicéronien. Aux archives de la ville (série C C, 571) on lit, dans les comptes des deniers communs pour 1363, des phrases comme celle-ci : « Nomina personarum loyeriam domorum percipientium in dicta parochia sancti Johannis et que nihil solvunt». Et cette autre concernant un couturier-tailleur: « Johannes de Triviis et ejus socii de duobus gipponibus et tribus mantellis ». En 1373 (série CC, 572), les bourgeois de La Mure envoient à Grenoble, auprès du gouverneur, « pro cassando gentes armorum ». En 1403 (C C, 577) on note une dépense, « ut contrapondus dicti relogii elevetur ». En 1413, pour parler d'une couverture, on se sert du mot copertura, etc. Les amateurs de ce néo-latin pourront hire avec intérêt un mémoire de Berriat Saint-Prix (Sur l'emploi de la langue latine dans les actes anciens et sur sa prohibition au XVIe siècle, 1824). Ils y trouveront des expressions comme celles-ci Oportet facere duas bonas et grossas archas nemoris contra dravum (délibération des consuls de Grenoble 1523). Proposition sur l'enchérissement des Valence sera fondée, qu'elle sera confirmée en 1475, Chorier fera plus. tard cette remarque, qu'il y avait alors en Dauphiné deux Universités. Soit. Mais laissons l'Université de Humbert dormir jusqu'au jour où le comte de Saint-Pol la réveillera. Les médecins ne font pas encore beaucoup de science à Grenoble; ils ne sont pas encore bien nombreux; en 1383, la révision des feux (1) ne mentionne que Magister Johannes, physicus; en 1390, dans un rôle de la taille (2), on trouve deux médecins Jean de Serromonte », médecin; Pierre de Carilly, médecin; la même année 1390 (3), on mentionne encore Maître Jean et Pierre de Chanilieu, ce qui ferait quatre médecins, à moins que Maitre Jean, soit Jean de Serromonte, que Pierre de Carilly et Pierre de Chanilieu ne soient qu'un même personnage, dont le nom at été altéré dans l'une des deux copies. Ce qui ferait supposer que ces quatre noms ne représentent que deux personnages, c'est qu'en 1447, on ne trouve encore que 2 médecins, Paul de Violarde ou Maître Paul et Maitre Jean, 5 barbiers, dont l'un est qualifié de barbier du Seigneur évêque (4). En 1465, on ne trouve plus que 1 médecin, 4 apothicaires et 6 barbiers. Du reste, les barbiers faisaient aux médecins une concurrence d'autant plus redoutable, que l'exercice de la médecine ou de la chirurgie n'était pas libre; dès 1398, il était « défendu à toute personne d'exercer la médecine ou la chirurgie, sans se faire approuver par la Cour des comptes de Vienne (5) ». La situation sociale des médecins était d'ailleurs loin d'être aussi élevée qu'elle est aujourd'hui (6). Elle n'était brillante que pour ceux qui cuirs et des souliers: 'De incariatone coriorum et sotulorum (id., 1525). Bledum est valide incariatum (id., 1526). Unum album hernesium, un harnois blanc et des mots comme logeamenta, bolovardum, capitaneus, garentisamentum, coursarius, signifiant logement, boulevard, capitaine, garantie, coursier. (1) Pilot: Histoire municipale. (2) Archives municipales, série C C. (3) Pilot: Loc. cit. (4) Pilot: Loc. cit. (5) Ordonnance de 1398. Thomassin, fol. 217, cité par Berriat Saint-Prix, in Recherches sur la législation criminelle en Dauphiné. (6) Depuis la chute de l'Empire jusqu'au XIIe siècle, la situation des médecins était fort médiocre. Une loi de Théodoric, en vigueur jusqu'au XIIe siècle, dit : « Aucun médecin ne doit saigner une femme ou une fille noble sans qu'un parent ou un domestique soit présent à l'opération. Dans le cas de contravention à la loi, il payera une amende de 10 sous. Quia difficillimum non est in tali occasione ludibrium interdum adhærescat. (Dans un procès du XVIIe siècle, à Grenoble, nous verrons une accusation de ce genre, précisément au suje d'une saignée, être portée contre un pharmacien). Si un médecin vient à blesser un noble, il paiera une amende de cent sous, et si le noble meurt des suites de l'opération, il sera livré aux parents du mort qui pourront le traiter " étaient attachés à quelque grand personnage, ou qui, comme nous en rencontrerons bientôt quelques uns, avaient su se faire un nom, et rehausser par leur mérite le prestige de la profession. Ainsi, en 1533, on trouve (1) la mention commune d'une gratification accordée aux chirurgiens, huissiers, sergents et portiers de la ville. Le chirurgien ainsi gratifié était Antoine Telmon, dit Gallitrot, à la fois chirurgien et barbier (2); au-dessus de lui sont mentionnés deux médecins Jean d'Auriac et Pierre Vaya. Au milieu des praticiens demeurés obscurs, il convient de mettre en évidence un médecin qui nous ramène, pour un moment, à l'Université. Y faisait-il beaucoup de cours? je n'oserais l'affirmer; il s'intitule cependant professeur de médecine à l'Université de Grenoble, en 1536; c'est Guillaume Du Puis ou du Puys, ou Puteanus (3), né à Blangy (en Artois). L'Université n'était donc pas tout à fait morte à cette époque. Nous sommes surtout renseignés sur Guillaume Dupuis par son fils Louis Dupuis, qui « donnoit des leçons avec grande fréquence d'escholiers » à Paris, de 15401542, puis à Poitiers en 1544. Un de ses ouvrages est, en effet, dédié à son père, avec cette dédicace: « A Guillaume du Puys, docteur en médecine, et d'icelle, professeur excellent en la ville de Grenoble. Il est probable, que les fonctions universitaires de Guillaume Dupuis l'absorbaient peu ; nous verrons d'ailleurs plus tard, qu'il tenait surtout à la clientèle du très vénérable et très noble couvent de Saint-Chief, dont il prend le titre de médecin ordinaire. Il a, dit Rochas, laissé un livre très rare qui se trouve à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, et qui a pour titre : « Phlebotomie artificielle, utile aux médecins et très nécessaire à tous chirurgiens et barbiers; quant et comment il faut artificiellement phlebotomiser toutes veines du corps humain. Se vend rue Mercière, chez Germain Rose et J. Mounier. Lyon, 1536. » Il signe ce livre Guillielmus Putaneus, Blangiacus, medicus civisque Gratianopolitanus. : Mais tout le monde n'était pas professeur de médecine à l'Université de Grenoble, ni médecin du très vénérable couvent de Saint-Chef! et comme bon leur semblera ». Au reste, Grégoire de Tours (Hist., lib. 5. cap. 36) rapporte qu'en 580, la femme de Gontran ou Guntschramm, roi d'Orléans et de Bourgogne, Austrechilde, prête à rendre, comme dit l'historien de Tours, son âme scélérate à Dieu », exigea de Guntschramm que les médecins qui l'avaient soignée fussent mis à mort. Il les fit égorger et enterrer avec elle. (Pouchet: Les Sciences naturelles au Moyen-Age). Lorsque la médecine devint l'apanage des clercs, elle s'éleva incontestable ment au point de vue intellectuel. Ils eurent surtout le soin.... de la rendre plus sûre et moins périlleuse. (1) Archives municipales, B B, 10. |