« Au temps de famine, celuy qui a du bled à vendre, le cache attendant qu'il vaille 10 escus le setier, et verroit mourir de faim tous ses parents et amis plus tôt que de leur donner un morceau de pain, tant en ce tempslà la charité est refroidie. »> <«< Elle ne l'est pas moins en temps de peste. Quand le fils abandonne le père, le mari, qui par l'estroit lien du mariage doit suivre toutes les fortunes de sa femme, l'abandonne; le parant son parant, et le voisin son voisin. >> Mais le capitaine de santé n'était pas là pour deviser sur la bassesse humaine. De Lérisse savait, au moment voulu, faire montre de bon jugement et de décision. «Tout aussitôt que la peste soit connue, il faut establir un bon et solide conseil avec authorité, telle qu'il appartient, par l'advis duquel toutes choses soyent mûrement disposées. » La première chose que doit faire le conseil, c'est de nommer un capitaine, ou maitre de la santé, qui ait telle authorité, que tout ce qu'il commandera au faict de sa charge, soit incontinent exécuté et luy soit obéi comme au conseil même. Il recommande d'établir a surveillance des habitants par les habitants: « parce que en temps de peste, les pestiférés, le plus souvent, cachent leur mal jusques à ce que la mort de l'un de la famille le descouvre, ce que faisant en la fréquentation de leurs voisins, ils sont cause de beaucoup de mal.» Il veut que les médecins visitent les boutiques des apothicaires, pour voir si elles sont bien pourvues; il recommande d'éviter que les maisons des pestiférés soient pillées; il veut qu'on tue les chiens, les chats et qu'on bannisse les poules, chapons, poulets, pourceaux « parce qu'ils fréquentent partout et se vautrent sur les choses ordes et puantes ». Ces mesures étaient d'autant plus utiles qu'au XVIIe siècle et même au début du XVIIIe siècle on faisait encore du fumier dans les rues de Grenoble, on y teillait du chanvre et on y élevait des pourceaux (1). Insistant avec raison sur l'hygiène, il recommande de loger en lieu sain, au soleil levant, de parfumer la maison matin et soir, d'ouvrir les fenêtres au nord. « On ne sortira que quand le soleil aura battu la campagne une heure ou deux. >> Par le mot parfumerie on entendait alors la désinfection, même par des substances mal odorantes; mais néanmoins, les parfums, au sens moderne du mot, passaient généralement pour désinfectants; de Lérisse conseille, en effet, pour éviter la peste, des sachets de senteur, des pommesou boytes d'argent percées, plaines d'esponges imbibées de l'odorat (1) Pilot: Statistique générale du département de l'Isère. de nos réceptes, ou bien des pommes de senteurs de bonne et suave odeur. » Les maisons doivent être « parfumées » avec « du bois de genièvre et de la graine d'iceluy», qu'on fait brûler avec le marrube blanc, la sauge, la lavande, le rosmarin. >> Au sujet du traitement, de Lérisse n'est pas plus banal et plus mauvais que les médecins de son temps : « le baume d'Orient, l'escabieuse, le gérémaudrée sont insignifiants; la diaphorèse, qu'il conseille pouvait être bonne. Il use modérément des purgatifs et de la saignée, et on ne peut que lui en savoir bon gré. Comme tous les médecins de l'époque et même les modernes, il croit que l'apparition des bubons est salutaire, qu'il faut tout faire, par des vésicatoires, pour « attirer les humeurs à la surface » et provoquer les bubons: doctrine humorale d'alors, qui aujourd'hui semble en rapport avec ce que nous savons de l'élimination salutaire des toxines microbiennes par la peau. La médecine de toute cette époque, a lors qu'elle était faite par les médecins, n'était pas meilleure que celle de de Lérisse: seule la doctrine qui consiste à « pousser aux bubons » semble rationnelle. Mais nous-mêmes, si la peste venait parmi nous, serions-nous beaucoup plus avancés ? Ce sont encore les mesures d'hygiène qui seraient le meilleur remède, et le plus sage précepte pour ceux qu'aucun service public ne retiendrait, serait encore celui de de Lérisse : « Desloger tost, aller loin et revenir tard. » Convaincus de l'utilité de l'isolement, nos prédécesseurs pratiquaient la séquestration avec un radicalisme, que nos mœurs accepteraient aujourd'hui difficilement : « Le mal estant dans une maison, faire incontinent sortir les habitants d'icelle, et les faire conduire au cartier à ce destiné, logeant les frappés de peste dans l'infirmerie ou hospital des infects, et ceux qui ne seront frappés en cabanes ou maisons, dans les quelles seront une demi quarantaine et l'autre demi quarantaine en lieu qui sera pour ce destiné, durant lequel temps on prendra garde qu'ils se nettoyent et désinfectent diligeamment. » Grâce à ces sages précautions, aubout de quelques mois l'épidémie s'arrêta pour un temps. Elle reviendra; nous reparlerons encore de guerre, famine et peste « les quelles, dit de Lérisse, volontiers s'entresuyvent, car de la guerre procède la famine et de la famine la peste. » En novembre 1598, les conseils envoient à Romans prier les membres de la chambre des vacations, qui étaient réfugiés dans cette ville, de revenir à Grenoble « attendu que la santé y est fort bonne ». Il n'y a plus qu'à régler les comptes. Raphaël, le médecin, est mort de la contagion. De Villeneuve, en raison des services qu'il a rendus pendant la peste (1) est déchargé de la taille, qu'il devait, quoique exempt, supporter << pour la santé » : on trouve à son nom un mandat de 60 écus. On donne aux nettoyeurs, qui servaient en 1597 sous les ordres de M. de Lerisse, alors capitaine de la santé, 90 écus; au « nauchier » qui, nouveau Caron, portait dans sa barque les expulsés qu'on rejetait dans l'Ile, « pour avoir conduit les infectz sur sa penelle », 157 écus 20 sous. Tous les comptes ne se règlent pas d'ailleurs de suite, car, en 1603, de Villeneuve réclame encore contre le droit d'indemnité qu'on veut lui faire payer pour ses lettres de noblesse (2'; il rappelle que lorsqu'il a quitté Montélimar, en 1573, on lui avait promis une somme de 500 liv., une maison pour trois ans et l'exemption perpétuelle de toutes les tailles, gardes et logements de gens de guerre. Or il croit avoir rempli son devoir avec zèle, surtout en 1586, à la peste; c'est en récompense de ses services et pour le retenir à Grenoble que le roi lui a, en 1588, accordé des lettres de noblesse; il espère donc que le conseil le dispensera du droit d'indemnité qu'il lui réclame à ce sujet. En 1604, Auzias, chirurgien, est envoyé à Montmélian, pour voir si la peste règne dans cette ville, mais l'alerte n'était pas sérieuse. Nous pouvons porter un instant nos regards sur d'autres questions qui n'intéressent pas moins le corps des médecins et des pharmaciens. I. Apothicaires. CHAPITRE IV Statuts de leur corporation.- Le sieur de Fougerolles.- Examens. II. Le collège des médecins. De Fougerolles. médecins. Louis de Villeneuve 1er doyen. Statuts du collège des Le collège des médecins corps enseignant en même temps que corporation professionnelle. III. Réunion des médecins, chirurgiens et apothicaires en corps de médecine. Statuts du corps de la médecine.. IV. Jean Tardin et la Fontaine ardente. La peste Ant. Davin et son Traité de la peste. V. Les mères-sages. I Les apothicaires avaient, depuis longtemps, à Grenoble, une situation fort honorable: nous avons vu qu'un grand nombre avaient pris une part active aux affaires municipales ; les épidémies, les guerres avaient été pour eux autant d'occasions de montrer leur importance et leur utilité; aussi, à Grenoble plus qu'ailleurs, leur situation sociale s'était considérablement élevée. Au XIVe siècle, leur profession n'était pas encore exclusivement scientifique, car, en 1395, à Grenoble, Raphaël de Cortone, tout consul qu'il fût, était, en même temps qu'apothicaire, lombard, c'est-à-dire banquier, prêteur à gages et marchand de fer; en 1405, un autre consul, Guillaume Chaléon, était apothicaire, épicier et marchand de fer. Déjà, au xv° siècle, ils avaient senti le besoin de mieux définir leur corporation et de défendre ses privilèges, car en 1467,pour proposer à Louis XI l'adoption de leurs statuts protecteurs, ils avaient délégué l'un d'eux, Pierre Gras, dit Vence, avec mission de défendre les intérêts des apothicaires et ceux des ouvriers en cire; dans la même délégation, Me Claude du Villard représentait les barbiers et les chirurgiens (1). Malgré tout ils sont encore un peu épiciers, car en 1509, Jean Chosson, apothicaire et consul, vend à la ville des figues et des raisins pour la collation offerte le 15 mars de cette année à Mør de Bayart (2). Ils ont d'autant plus de peine à se dégager, qu'à Paris, en 1560, les manœuvres des médecins avaient réussi à faire réunir la corporation des épiciers à celle des apothicaires (3). Quelques-uns d'ailleurs semblent chercher les occasions d'associer à la pharmacie quelqueautre fonction plus lucrative. Ainsi, en 1577, à Grenoble, Guigues Sonnier, apothicaire, est commiz à la recepte de l'impotz mis sur les mulets passantz par la ville » (4). En 1579, c'est ce même Sonnier qui se fait entrepreneur et se charge des frais pour la ville à l'occasion de l'entrée de Catherine de Médicis. Ils avaient, cependant, intérêt à ne s'occuper que de leur pharmacie et à s'en occuper de manière à satisfaire les exigences de la médecine, car, à plusieurs reprises, des plaintes s'étaient produites, et, en 1583, les médecins de Grenoble, s'assemblent pour réglementer la vente des drogues portants poison» (5). Il était temps pour les apothicaires d'aviser; aussi, en 1605, ceux de Grenoble plus avancés que leurs confrères de Paris à la même époque, adoptent des statuts, qui leur donnent le privilège exclusif de la vente des remèdes composés et celui d'inspecter toutes les drogues (1) Pilot: Histoire municipale de Grenoble (2) Archives municipales, C C, 593. (3) Cadet de Gassicourt: Dictionnaire des sciences médicales,art. Pharmaciens. (4) Archives municipales, C C. 689. (5) Archives municipales, B, B, 35. simples et composées des marchands droguistes, colporteurs et autres (1). Cela dégageait de suite leur profession de tout voisinage compromettant. A ce moment, on comptait à Grenoble cinq apothicaires. Leur corporation, fermée comme elles l'étaient toutes à cette époque, ne s'ouvrait qu'à ceux qui avaient gagné leur maîtrise par un stage, par certaines formalités mondaines et financières et par un examen, lequel se composait de quatre épreuves et devait avoir lieu en l'assistance du premier et du deuxième consul; le jury était composé de tous les maîtres pharmaciens de la ville et de deux médecins. Les deux médecins touchaient 3 livres une fois payées; les apothicaires 3 livres pour chaque examen. C'étaient sans doute les apothicaires qui avaient fait le règlement ! Les interrogations étaient faites en premier lieu par le dernier maître tenant boutique, puis chacun à son ordre et rang suivant le temps de deux mois faisait un examen tous les quinze jours qui est le temps pour faire les quatre examens requis ». Il fallait ensuite faire un chef-d'œuvre, «lequel chef-d'oeuvre le candidat sera tenu de faire dans le temps et les lieux prescrits par les juges. » Pour se présenter, il fallait avoir pratiqué la pharmacie, en bonne ville, l'espace de trois ans, outre le temps de son apprentissage et en outre, avoir servi une année à Grenoble. Ces statuts, votés en 1605, furent homologués en 1611 et de nouveau confirmés, avec quelques modifications, en 1666. Leur instigateur, dès 1605, est un médecin qui semble avoir joué ici un rôle officiel assez important, qu'il cherchait du moins à rendre tel, le sieur de Fougerolles. Il était médecin du roi, mais exerçait à Lyon (2). Je ne sais trop pourquoi on l'avait envoyé à Grenoble pour réglementer la médecine, alors qu'il ne manquait pas dans notre ville de médecins dignes d'autorité. C'est à Lyon, qu'en 1608, il fit imprimer ses « Règlements sur l'exercice de la médecine en la province du Dauphiné, par nos seigneurs de la souveraine cour de Parlement du dict pays » (3). (1) Albin Gras: Institutions médicales de Grenoble. (2) Fougerolles a en outre laissé an livre intitulé: Le Diogène français, tiré du grec, ou Diogène Laertien touchant les vies, doctrines et notables propos des plus illustres philosophes, compris en dix livres, traduit et paraphrasé sur le grec, par M. François de Fougerolles, docteur-médecin. Lyon, Jean-Antoine Huguetan, 1611. Bibliothèque de Grenoble, E, 48.080. Ce livre est dédié à tres noble et valeureux seigneur Loys de Galles, seigneur pe la Buisse, Voiron et gouverneur pour le roy en la ville et province de Chambérv. (3) Lyon, imprimerie de C'aude Morillon, 1608. Bibliothèque de Grenoble, E, 29,178. |