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et ordonne le transfert dans cette dernière localité, où sont déjà les suspects, d'une femme soupçonnée de contagion, « qui est présentement dans ung champ fermée en l'Isle ».

S'il n'a pas à lutter, avec une épidémie comme celle de 1564, de Villeneuve semble au moins avoir montré la plus grande vigilance dans l'application des mesures préventives; les consuls en faisaient grand cas; c'était d'ailleurs un catholique fanatique et Chorier, dont le récit est admis par Rochas, raconte, à son sujet, une anecdote, qui ne serait pas à son honneur, bien que l'illustre historien du Dauphiné le félicite et le compare à Hippocrate Bérenger de Morges, commandant du fort de Bosancieu, pour les protestants, étant tombé malade et l'ayant fait appeler, de Villeneuve aurait refusé, ne voulant pas que son sçavoir s'employât contre les siens, en contribuant à la guérison de leur plus dangereux ennemi ». Il faut espérer pour de Villeneuve que ce n'est là qu'une légende. M. Prudhomme le défend de cette accusation et pense que s'il n'est pas allé soigner de Morges, c'est que les consuls s'y sont opposés (1); en tout cas, s'il a commis cette faute, il n'avait pas l'excuse d'Hippocrate, puisqu'il s'agissait d'une guerre civile et non d'une guerre étrangère et d'ailleurs le père de la médecine, lui-même, eût beaucoup mieux fait d'aller à la cour d'Artaxercès, tout en refusant les fameux présents, et d'y arrêter, s'il l'eut pu, l'épidémie. Cela eût évité aux Grecs une énorme mortalité, et à nous.... une gravure célèbre.

Quoiqu'il en soit, de Villeneuve, qui manifestait l'intention d'aller se fixer à Lyon, vit les avances des consuls redoubler pour le retenir. Il fut ennobli, sur les vives instances de la ville de Grenoble; il est en outre conseiller et médecin ordinaire du roi et comme tel, exempté de la plus grande partie des tailles.

Les alertes militaires continuent en 1585, Pierre Mollard, chirurgien, est payé 24 écus par la ville, pour avoir pansé les blessés de Vif, pendant une sortie de la garnison (2). Les chirurgiens étaient d'ailleurs toujours insuffisants à Grenoble en 1580, on ne trouve dans les rôles des tailles, outre ceux que nous connaissons, que les noms des chirurgiens Guillaume Cuvilier, Clément Pingon, Jean du Villard et Barthélemy Reynier; cependant la population de Grenoble vers cette époque (exactement en 1593), est estimée à 14.000 (3).

Aussi les consuls cherchaient à faire venir des médecins ou chirurgiens

(1) Prudhomme: Histoire de Grenoble.

(2) Archives municipales, B B, 38.

(3) Pilot: Histoire municipale de Grenoble.

même de Paris: c'est du moins ce qui ressort d'une lettre du 28 octobre 1584, où « Maître Vallier, chirurgien de Paris, originaire de Grenoble, remercie les consuls de l'honneur qu'ils lui font en le priant de venir exercer dans cette ville. Il leur demande un délai pour se rendre à son poste ». Il ne semble pas qu'il soit jamais venu.

Le déficit de médecins est d'autant plus regrettable, que l'année 1586 amène cette fois une épidémie de peste plus terrible que les précédentes. Suprême complication : le Drac déborde. La peste, la guerre, l'inondation! La contagion fauche le peuple du Diois, dit un historien comtemporain. Les hostilités furent suspendues (1); à Grenoble les deux tiers de la population périrent (2), aussi les habitants demeurés en ville déclarent qu'ils sont ruinés et demandent à être déchargés de l'imposition de guerre levée pour l'entretien et la solde de la garnison (3). Les malheureux suspects, chassés, ne savent où aller. Un bourgeois, du nom d'Ennemond Charvet, fait le récit suivant, qui donne une idée des misères du temps : « Comme après que cette même cité fut abandonnée d'un chacun, en la présente année 1586, pour la contagion de la peste, le suppliant, qui estait resté, alla loger au couvent des Jacopins, se voyant tout seul en la rue où est size sa maison, auquel couvent il séjourna jusques à la contagion (4), qui y arriva, comme chacun sçait, chose qui lui donna occasion d'absenter le dit couvent, et ne se povant retirer en deux petites maisonnettes qu'il a, à Gorget, pour l'infection notoire qui y estait, dont une sienne fille, femme du sieur Reynier, mourut, il fut contrainct errer par les champs et vagabonder pour trouver logis, chose très difficile, parce que pendant qu'il séjourna aux Jacopins, les logis champêtres furent enarrez, et si, d'adventure, il en resta quelqu'un, il estait suspect ou infect de la même contagion; voire la maison de Château-Revol, son gendre, en laquelle luy et sa femme firent deux quarantaines, avant que ledit suppliant y ose entrer; pour quelles difficultés le suppliant fut contrainct fère sept ou huit logis..... »

Parmi les chirurgiens et les médecins, qui donnèrent leurs soins aux malades, on retrouve les noms de Clerget, chirurgien, qui ne fut payé qu'en 1597 de 50 écus qu'il réclamait; de Cuvilier, chirurgien, qui reçut 66 écus; de Raphaël, médecin, 100 écus. Il faut encore avoir recours à une taille supplémentaire « pour le fait de la santé ».

(1) Long: La réforme et les guerres de religion en Dauphiné. (2) Long: La réforme et les guerres de religion en Dauphiné. (3) Archives municipales, C C, 705.

(4) La peste atteignit le couvent.

Pierre Aréoud (1) est mort; c'est Villeneuve qui le remplace et comme lui jadis, le médecin du roi est appelé à donner son avis en toutes circonstances. En 1587 il est prié de donner certains androictz et poinctz de bons auteurs sur la réthorique et logique, pour fère la lecture et disputer aux maîtres (d'Ecole) qui se présentent pour être receuz. >>

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Une autre fois, on le prie de dresser quelques poinctz en l'art d'oratoyre et filosophie pour fère dispute dimenche prochain, pour apprès choisir cellui qui sera treuvé le plus souffizant » pour remplir la charge de second régent des écoles (2). Les juges qui donnent cette mission au médecin ne sont cependant pas des ignorants; ce sont le premier Président, Ms d'Embrun, d'autres ecclésiastiques et des avocats.

L'épidémie a cessé. La ville liquide ses comptes pour le fait de la santé » de Villeneuve, 150 écus; Claude Basset (3), capitaine général de la santé, ses gages de janvier-juin, 116 écus 40 sous; portiers de la ville, gardiens chargés d'empêcher les pestiférés de sortir de l'Ile, émoluments des galopins pour enterrer les morts, etc....... La ville soutient procès contre Guigues Sonnier, apothicaire, qui réclame une indemnité pour avoir nourri et soigné des pestiférés enfermés dans l'Isle en 1586 et 1587 (4). On ne rompt pas avec lui, cependant, car la même année, nous le voyons envoyé à Mens (5) pour « s'enquérir au vray sur le bruit semé que l'on s'estoyt mort de nouveau de la contagion au dict lieu (6) ».

La trève n'est pas de longue durée: en 1586 la peste revient; le fermier de l'impôt de 2 sous par charge de farine expose qu'il n'a pu percevoir << tant à cause de la guerre qui survint en la dicte année conte les Savoyards, que de la contagion, qui estait en cette ville, qui fist que la plus grant part des

(1) Aréoud avait des fils ou des frères qui occupaient des situations élevées : André Aréoud, avocat, avait été consul en 1574 (B B, 26); il avait été délégué aux Etats de Romans en 1575 (B B, 27); en 1585, il était prieur de Moidieu (Archives départementales, B, 230).

Antoine Aréoud, docteur en droit, plaidait souvent pour la ville (C C, 638); en 1549 notamment. En 1580, on le trouve avec le titre de seigneur de Seyssins (Archives départementales, B, 197). On trouve encore en 1582. Christoff Aréoud, et en 1593. Jacques Aréoud, juge des taxes et seigneur de Ventadour. M. de Berluc-Perussis (op. cit,) nous apprend que Antoine Aréoud a écrit quelques vers latins parmi les pièces liminaires d'un missel imprimé par l'ordre de l'évêque Laurent Alleman. Cet ouvrage se trouve dans la Bibliothèque d'Aix et dans celle de Grenoble. Missale secundum usum gratianopolitanum.

(2) Archives municipales, C C, 708.

(3) Claude Basset est le premier capitaine de santé que nous rencontrions qui ne soit pas médecin. Nous en verrons bientôt un autre.

4) Archives municipales, C C, 717.

(5) Archives municipales, CC 1063. (6) Archives municipales, C C, 717.

habitants d'icelle l'abandonnèrent (1) ». La contagion s'étend de SaintJean-de-Vaulx à la Côte-Saint-André.

En 1597 elle éclate plus que jamais à Grenoble. Le surintendant de la santé est encore noble Louis de Villeneuve, conseiller et médecin du roi; à côté de lui apparaît comme capitaine de santé un homme nouveau, qui va, quoique non médecin, nous arrêter quelque temps: Guillaume de Lérisse

Il imprimera plus tard, en 1608, un livre sur la peste qu'il est intéressant de feuilleter (2) et qui nous renseigne sur l'épidémie de 1597. Ce livre est dédié à « Monsieur noble Loys de Villeneuve, conseiller et médecin ordinaire du roy, habitant Grenoble. » L auteur déclare tout d'abord, qu'i n'est«médecin, appoticayre, ny chirurgien (3) », mais qu'il a souvent assisté de près à la peste. Il a vu celle de 1586, et voici dans quelles conditions « Cependant que j'étois à Lyon (1586) occupé en affaires, ayant laissé ma feu femme avec aucuns de ma famille à Chasteau-Neuf de Gallaure, dans la maison de deffunct Monseigneur Montchenu, vivant chevalier de l'ordre du roi et son panetier ordinaire, le mal de contagion print dans la dite maison. en une jeune damoiselle, fille de Monsieur de Coulaux, de Vivarais, à présent seigneur de Peloux, laquelle morut, qui donna telle alarme à mon dict seigneur de Montchenu, que luy et toute sa famille s'ecartèrent, qui sça qui là, et ma dicte femme et tous ceux qui estaient avec elle furent de la partie, et se retiraient dans une grange champestre où, le lendemain, sa chambrière se trouva frappée et mourut dans le quatrième jour couverte de tac. Incontinent cet accident survenu j'en fus averty, qui me donna occasion de prendre du seigneur Charles de Villeneuve, votre frère, un bon nombre de médicaments, pour aller au secours de mon dict seigneur de Montchenu, de ses domestiques, et de ma dicte femme et famille, et partis du dict lieu dans un batteau, qui en extrême diligence me rendit bientôt près d'eux, où je les secourus par la

(1) Archives municipales, C C, 1063.

(2) Méthode excellente et fort familière pour guarir la peste et se préserver d'icelle, avec un opuscule contenant l'ordre qu'on doit tenir pour désinfecter les villes quand elles sont infectes et pour éviter que la peste ne fasse progrès en icelles. Composé par Guillaume de L'Eriss, Dauphinois, cy devant capitaine de santé en la cité de Grenoble, ville capitale du dict pays A Grenoble, chez Guillaume Verdier, 1608.

(3) Dans un quatrain « de l'autheur au docte lecteur », il est dit au début du livre:

Toi qui te ris de mon expérience
Adjoutes-y ta profonde science.
Lors on dira malgré les envieux

Que j'ay bien fait et toy encore mieux.

grâce de Dieu, leur donnant de mes préservatifs si à propos, qu'aucun d'eux n'en périlla ».

Voilà comment il devint, en 1597, capitaine de santé à Grenoble, depuis le 27 août jusqu'au 20 octobre, montrant, ainsi qu'il le dit lui-même, « que la nécessité a souvent fait changer de qualité et de condition aux hommes ». Il a donc droit de prendre un instant rang parmi les médecins : il ne se tire d'ailleurs pas mal de son nouveau rôle, « et peut-on dire avec vérité que, selon le mal, ça a esté avec perte d'aussi peu de gens qu'on l'aurait pu souhaiter; car, aux autres pestes, il mourut dans la dicte cité plus de personnes en huit jours, qu'il n'en morut en la dicte année, dans cinquante, ce qu'on doit attribuer à la toute-puissance et miséricorde de Dieu ». Il ajoute modestement, s'adressant à Louis de Villeneuve: « Ce que vous avez pu sçavoir comme médecin de la santé, à la à la même cité, m'assistant de votre bon et prudent conseil ».

Guillaume de Lérisse nous peint bien les horreurs de la peste et, comme il n'est pas du métier, sa franchise ne ménage pas les médecins. << En plusieurs endroictz, lorsque la peste arrive, apoticaires et chirurgiens deslogent les premiers et peu s'en trouvent (si non aux bonnes et grosses villes) qui s'enferment aux infirmeries et hospitaux pestiférés, et autres lieux. Si aucuns s'hasardaient, c'est pour l'espérance du lucre, et le plus souvent par faute de jugement et d'expérience, en tuent plus qu'ils n'en guérissent ».

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Il voit d'ailleurs, en philosophe, combien dans les moments d'affollement apparaissent à nu la couardise et l'égoïsme! Il faut citer certains passages qui en valent la peine et qui font songer à Tacite et à Juvénal : « Ce qui est terrible, c'est la pauvreté et nécessité qui volontiers accompaigne ceux qui se trouvent en cette misère au temps de la quelle, quels biens et moyens qu'ils ayent, le plus souvent sont abandonnés de tout secours de leurs voysins, pour avoir le chacun à penser à soymême et encore abandonnés de leurs parens, par la même raison, et notamment des habils à succéder qui, soubs espérance de retirer les héritages, ayment mieux le tombeau que l'ombre de l'affligé. Et s'il se trouve des personnes qui secourent les affligés, c'est soubz espérance qu'ils testeront à leur proffit, et, le mot dit, le poussent plus tôt au sépulcre que de l'en tirer. »

"

Et plus loin En temps de guerre, le laboureur qui sort de la charrue pour aller à la guerre, le premier logis qu'il fait sur celuy de son espèce, il le bat, desrobe, l'arrançonne, et le traicte fort rudement; en temps de guerre on ne voit que pilleurs, assassinats, bruslements, proons et autres choses exécrables. ».

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