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Mais ce n'était qu'une accalmie; en 1523, de nouveaux cas se présentent, et on peut dire que pendant plus d'un demi-siècle, la peste a été en permanence. Comme toutes les maladies infectieuses, elle ne semblait s'éteindre que pour se rallumer peu de temps après.

De 1523 à 1535 la peste n'a pas quitté la ville (1). En 1523 elle se déclare à l'hôpital Saint-Jacques (2) (le 23 décembre). On s'empresse, dès le 28, de nommer, dans chaque rue, deux commissaires chargés de rechercher les malades (3), car la crainte des vexations exercées pour leur légitime défense par les voisins portait les malades et leurs familles à cacher la vérité. Maitre Lavorel, chirurgien, est nommé à l'Hôpital de l'Isle, véritable enfer où l'on entasse tous les malheureux suspects, et comme on ne peut pas les y laisser mourir de faim, la ville (4) dépense pour eux 177 florins 7 sous 10 deniers; une autre fois 70 florins pour « les pauvres pestiférés ». Lavorel ne suffit plus: François de Molines, Jean Morète, Rodolphe Doyat, que nous avons déjà vu près des pestiférés, Bernardin Tanain, tous chirurgiens, viennent toucher des mandats pour soins donnés aux malades.

Nous voyons, pour la première fois, sur les mandats de cette année, un nom que nous retrouverons souvent, celui d'un homme remarquable par son zèle, son activité dévorante, son intelligence et son savoir, celui du médecin Pierre Aréoud (5) ou Areod, déjà ennobli, en 1515, par François Ier, pour son savoir profond (Guy Allard.

En 1524, la peste qui, pendant 10 ans, va être en permanence, redouble, et, comme pour porter la misère à son comble, l'Isère inonde les rues de la ville (6 . Un véritable affollement s'empare de tous. Des vagabonds, soupçonnés d'être cause de la recrudescence de l'épidémie, sont condamnés à mort et exécutés; un vicaire de Notre-Dame, qui avait confessé une femme atteinte de la peste, est expulsé. Le médecin de la ville, appelé à Sassenage pour soigner un malade, n'obtient des consuls l'autorisation

(1) Prudhomme: Histoire de Grenoble.

(2) L'hôpital Saint-Jacques avait été fondé rue du Pont-Saint-Jayme en 1329, par le banquier florentin Jacques de Die, dit Lappol et Catherine Montaigne, sa femme. En 1545; il fut réuni à l'hôpital Notre-Dame et vendu en 1645. (Prudhomme: Introduction aux archives hospitalières.

(3) Archives municipales, B B, 8.

(4) Archives municipales, C C, 615.

(5 Un de ses historiens, de Berluc-Perussis, dit qu'il était né à Forcalquier et que son nom, Aréoud ou Areod, avait passé chez ses ancêtres par les formes d'Araudi, Araldi, Areudi. On les nommait aussi Carlet, en souvenir de quelque Carle Arandi leur ancêtre. Le nom d'Aréoud est aujourd'hui oublié dans leur pays d'origine, mais il existe encore des Carlet à Niozelles. Le père d'Areod, Pierre Araudi, était notaire à Forcalquier en 1448.

(6) Prud'homme: Histoire de Grenoble.

Dr A. BORDIER. de sortir que sous la réserve que sa rentrée en ville pourra lui être interdite, si sa cliente est atteinte de la peste.

En 1525 la question du secret professionnel, chez nous récemment discutée mais finalement tranchée dans l'intérêt de la santé publique, est déjà résolue tous les médecins doivent prêter le serment de révéler aux consuls les noms de toutes les personnes qu'ils sauraient atteintes, mesure fort sage assurément; mais en même temps, les ordres les plus intempestifs sont donnés coup sur coup: un habitant de la ville, nommé Jean Béatrix, étant mort de la peste, qu'on espérait toujours voir finir lorsque, survenait la moindre période de détente, tous ceux qui l'ont visité depuis le début de sa maladie sont expulsés (1), mesure qui ne pouvait avoir d'autre résultat que d'exposer les malades à l'indifférence et à l'abandon. On va jusqu'à faire murer, dans la rue Saint-Laurent, les fenêtres ouvertes sur la montagne, du côté de la façade postérieure, dans la crainte que des gens atteints de peste ne puissent entrer par ces ouvertures (2).

Les livres de comptes de la ville ne parlent plus que de mandats au nom des médecins, chirurgiens, barbiers ou même des corbeaux chargés d'enterrer. Les noms de François de Molines, barbier et chirurgien, de Rodolphe Juvenis-Doyat, chirurgien, et surtout celui de Pierre Aréoud, médecin, reviennent à chaque page.

En 1533, sur quatre consuls, deux se sont enfuis. Des deux qui sont courageusement demeurés à leur poste, Gaspard Fléard, docteur en droit, et Antoine Avril, praticien, le dernier mourut victime de son dévouement. Il ne resta plus que deux conseillers: Chosson, armurier et Maxime, marchand.

Le médecin Guillaume Dupuis, le professeur de médecine dont nous avons déjà parlé, reçoit 10 livres pour soins donnés au malheureux consul Antoine Avril. Ces honoraires ne semblent pas, il est vrai, l'avoir satisfait: il avait dû, en effet, subir une expulsion assez injuste et il avait failli perdre la clientèle de son couvent de Saint-Chef. «Guillaume Dupuis, docteur en médecine et citoyen de Grenoble, expose (3) qu'après avoir fait sa quatarantaine de certain dangier où il s'était trouvé, il fut requeru de venir visiter et médiciner en ceste présente ville feu M. le Coss-Aprilis, lequel il est allé veoir souventes foys en sa propre maison, pour le faire saïgner et aultres remèdes nécessaires à son mal......... de quoy a esté contraint de soy absenter de messieurs de Saint-Chief, par l'espace

(1) Archives municipales, B B. 8.
(2) Archives municipales, B B, 8.
(3) Archives municipales, C C, 625.

de 40 jours et s'en aller vivre à Lyon avec gros frais et despens, par quoy supplie avoir regard au dangier en quoy se metait et aux despens, pour faire service à la ville ».

Un chirurgien est mort de la contagion à l'Hôpital de l'Isle. Quant à maitre François, il y reste toujours enfermé, sans communications au dehors, ni grand confortable, car « on achète une « flasque » de verre pour porter ung pot d'eau ardent à M. François dans l'Ile ».

Pierre Aréoud touche 230 livres pour les soins qu'il a donnés aux pestiférés; le dévouement de ce médecin croissait d'ailleurs comme le danger; en cette année 1533, où maxima populi pars interiit, au milieu de l'affollement général, il prodigue à tous ses soins, ses conseils et ses encouragements (1); partout, sous ses ordres, on désinfecte les maisons en brûlant de la poudre et du genièvre; la ville exécute scrupuleusement les conseils qui lui sont donnés, elle indemnise les victimes de leur dévouement et secourt les malheureux, aussi lui faut-il emprunter 10.000 livres pour l'entretien des pauvres et des gens brutalement expulsés comme suspects de peste (2).

Au milieu de la tristesse générale, il fallait bien s'amuser: on joue des mystères. En 1526, on joue le mystère de Saint-Christophe; des tréteaux à plusieurs étages sont dressés, le peuple accourt, contemple les écriteaux, les banderolles, les personnages allégoriques, écoute les farces et sotties mises, sans souci des anachronismes les plus grossiers, dans la bouche des personnages. Quel est le boute-en-train, le décorateur, le costumier, l'auteur souvent, l'acteur parfois, de ces pièces, qui sont elles-mêmes un préservatif contre la tristesse et partant contre la contagion? c'est notre médecin. Pierre Aréoud, maitre Pierre, comme on le nomme, quand il passe. Il reçoit, du reste, 66 florins 8 sous pour l'indemniser de ses peines et de ses frais.

En 1527, la peste laisse un peu de repos. Le gouverneur François de Bourbon, comte de Saint-Pol, fait son entrée à Grenoble; il s'agit de le recevoir convenablement : « échaffauds, jeunes filles bien costumées, écriteaux symboliques, etc... » Quel est encore le metteur en scène, le grand impresario? toujours maitre Pierre! Sa note est de 30 florins (3).

L'arrivée du comte de Saint-Pol ne devait pas tarder à être heureuse pour Grenoble c'est lui qui va, dans quelques années, relever l'Univer

(1) Registres manuscrits, 1534, folios 285 et 263 et Archives municipales, A A, 6.

(2) Archives municipales, BB, 10. (3) Archives municipales, C C, 621.

sité, pas encore tout à fait morte mais assez peu vivace, il me semble, malgré Guillaume Dupuys et même malgré Pierre Aréoud.

A peine arrivé, le gouverneur veut du mouvement dans sa bonne ville. de Grenoble on décide donc que le jour de la Pentecôte 1535, on jouera un grand mystère de la passion, qui ne durera pas moins de quatre jours. Une « commission », comme nous dirions aujourd'hui, se réunit, le 28 février (1) 1535, pour préparer le programme. Elle était composée de 1° respectable maître François Feysan, procurator fiscalis generalis; 2o magister Petrus Areod, medicus; 3° nobilis Claudius Chappuysii, secretarius curi parlementi; 4 Henricus Materonis, secretarius camera computorum et Enimondus Rossignol, secretarius status delphinatus. Le rôle de Jésus-Christ sera tenu par maitre Pierre Buchicher, bientôt recteur de l'Université. Tout se passe pour le mieux, malgré les hésitations de Buchicher, qui cherche à se dérober. Pierre Aréoud et F. Feysan toucheront, pour leurs peines, un mandat de 180 livres (2). On voit que notre actif collègue était vraiment bon à tout.

Nous le retrouverons encore à l'Université, aux fêtes publiques et au lit des pestiférés; mais, entre temps, il avait eu assez de loisirs pour écrire un livre sur la Fontaine ardente (3), où il ne fait pas preuve, bien entendu, de connaissances très étendues en chimie et en géologie, mais où il montre au moins qu'il connait merveilleusement ses auteurs anciens. Aréoud est le type, en notre pays, de ces médecins encyclopédistes que le Moyen-Age nous a donnés et qui deviennent de jour en jour plus rares devant les progrès de la spécialisation professionnelle.

(1) Berriat Saint-Prix: Remarques sur les anciens jeux des mystères. (2) Archives municipales, C C, 627.

(3) Voici le titre de ce petit volume, fort curieux, qui se trouve à la Bibliothèque de Grenoble (X, 4524): Habes lector humanissime fontis ignivomi ardentis, proxime gratianopolim positi ecphrasim, non solum medicis phisicisve sed quoque nature rimari miranda expetentibus opus exactissimum, nunc primum a Petro Areodo forcalqueriensis medice facultatis doctori, gratianopoli in civitate allobrogum nobilissime praxim exercente editum, quod sane optime discipienti immaculatum tersum elegans illaboratum que offertor eppwoo (1525). Esprit philosophique et généralisateur, d'un savoir profond, dit Guy Allard, il avait, en outre, publié un commentaire du Thimée de Platon ou De la nature.

CHAPITRE III
(1542-1605)

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II. Les hôpitaux. - Barbiers dans chaque hôpital.

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I. Le comte de St-Pol relève l'Université. Les cordeliers. Le Drac. Les fêtes
et entrées solennelles: Pierre Aréoud. Les Ecoles et Pierre Aréoud. - Pierre
Aréoud et Nicolas Allard, professeurs de médecine à l'Université de Grenoble. —
La ville obérée. Querelles religieuses. — Thèses de doctorat en médecine à
Grenoble. L'Université de Grenoble est réunie à celle de Valence.
Le chirurgien des hôpitaux.
Jean Têtu, chirurgien de la ville. Les conseillers médecins du roi. Davin
La peste. Le chirurgien Lyonnet dit le Baron. La surintendance de la santé.
Antoine Charbonnel. — Pierre Aréoud capitaine de la santé. — Nicolas Allard.
Les guerres de religion et les chirurgiens. Louis de Villeneuve, médecin et
conseiller ordinaire du roi. - Son ennoblissement. Guillaume de Lérisse,
La peste.

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-

I

L'Université de Grenoble était depuis longtemps mourante, mais e'le n'était pas morte encore, puisque, pour ne parler que de la médecine, à laquelle se borne cette étude, nous avons vu Guillaume Dupuys prendre le titre de professeur de médecine dans cette Université. Le 16 août 1542, François de Bourbon, comte de St-Pol, gouverneur du Dauphiné, put donc dire << qu'aucune mesure n'avait prononcé la suppression de l'Université de Humbert » et autoriser la ville à faire de nouveaux statuts, qui seraient soumis au roi,« attendu que la ville de Grenoble est propice au dit estude, tant en droits canon et civil, médecine et aultres arts ». Le 25 août, le conseil prit une délibération conforme, où il est dit que l'Université avait duré longtemps, et le 17 septembre, l'Université réorganisée, pour employer le terme consacré, s'installait dans le réfectoire des Cordeliers, où une chaire et des bancs avaient été aménagés (1).

Elle comprenait la théologie, le droit et la médecine; le titulaire de la chaire de médecine était Melchior Payen, docteur en médecine.

Mais l'hospitalité des cordeliers paraît n'être que temporaire, car en 1543, ces moines sont priés de vouloir bien prêter encore pour quelque temps leur réfectoire, pour les cours de l'Université (2). Cette dernière fait du reste les appropriations nécessaires et fait poser des châssis de

(1) Berriat Saint-Prix: Université de Grenoble.

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Prudhomme: Histoire de

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