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encore, même dans les Universités, les collègues ne manquaient pas toujours de se montrer sceptiques vis-à-vis les médecins, témoin cette épigramme que fit, précisément cette année 1536, un légiste, qui devait plus tard illustrer l'Université de Grenoble, Govea. Le célèbre jurisconsulte était alors à la Faculté de droit de Bordeaux, et un de ses collègues de la Faculté de médecine, nommé Tarraga, venait de mourir. Voici les réflexions que cet événement inspire à Govea (1):

Viderat et poterat venientem evadere mortem
Tarraga at certo maluit ille mori.

Maluit ille mori, melius quo vivere posset
In superis. Medicum nil medicina juvat.

Les lois ne donnaient pas d'ailleurs, alors, à la pratique médicale, cette indépendance supérieure, qui est aujourd'hui le plus noble apanage de notre profession. Je n'en veux pour preuve que cet arrêt de la Cour du 17 mars 1538, qui faisait défenses « à tous médecins, apothicaires et chirurgiens, de continuer à visiter une personne qu'ils connaistraient estre dangereusement malade avec péril de mort, qu'ils ne l'eusse averty de donner ordre à sa conscience par une confession faite à un prestre et à ses affaires par un testament. » Les guerres de religion vont bientôt nous montrer d'autres attentats à la liberté de conscience.

Néanmoins, la municipalité tenait toujours à s'attacher un archiâtre populaire, comme au temps de Simon le magicien. En 1447, le médecin payé par la ville recevait 50 florins par an et était exempté de la taille. Il s'engageait, en échange, à être toujours au service des malades; c'était en quelque sorte le médecin de garde. Cette fonction était remplie alors par Paul de Violardes, magister in medecina, pecuniarius dicto civitatis (2). Il parait que Maître Paul ne remplissait pas convenablement sa fonction : les consuls lui reprochèrent du moins d'être, en même temps que médecin, apothicaire et marchand, et le destituèrent en 1456. Violardes réclama auprès du roi, qui, le 20 mars 1463, donna raison aux consuls (3). En 1473, le poste est occupé par Laurent Alpin, qui porte le titre de stipendatus (4). Il jure la main sur les évangiles, de servir la chose. publique de la dite ville et les habitants y demeurant, autant que possible,

(1) Pery Histoire de la Faculté de Bordeaux.

(2) Pilot: Recherches sur les anciennes Universités du Dauphiné. Pilot estime les 50 florins à 300 francs de notre monnaie. Albin Gras évalue la somme à 568 francs.

(3) Albin Gras: Institutions médicales de la ville de Grenoble, in Société de statistique, 1844.

(4) Pilot: Recherches sur les Universités du Dauphiné: Société de statistique,

de la manière accoutumée, de faire et remplir tout et chaque chose qu'ont été habitués de faire, dans ladite ville, depuis longtemps, les médecins pensionnés.» On lui répond, en lui conférant son grade, qu'on prend note de son serment, qu'on espère surtout qu'il n'imitera pas ses prédécesseurs, « attendu qu'il est arrivé que plusieurs se sont absentés et que, faute de secours, plusieurs personnes sont mortes. » Au surplus, on tient compte des bons renseignements, qui ont été donnés sur lui, par les consuls, par plusieurs citoyens de la ville et par l'évêque, qui se sont assurés de ses mœurs, de son honnêteté et de sa légalité (1)». La sanction à sa nomination est donnée par le Seigneur de Saint-Priest, gouverneur du Dauphiné (2).

En 1519, le médecin de la ville est Maitre Gabriel. Il réclame même 4 écus d'or (3), qui lui sont refusés, pour le premier terme de ses gages, fixés à 8 écus au soleil. Le Parlement enjoint aux consuls de s'exécuter (18 août), mais ceux-ci refusent encore (2 septembre).

Certains chirurgiens étaient aussi attachés à la ville, car en 1535 on trouve un mandat de 3 florins (4) au nom de François de Molines, chirurgien de la ville, pour ses gages de janvier et de février.

La Ville avait également son apothicaire, ainsi que le prouve un mandat de 200 florins délivré en 1519 à Jean Chausson, apothicaire de la ville (5). Enfin les médecins et chirurgiens de la ville n'étaient pas seuls requis par elle; elle commissionnait, dans certains cas, des praticiens payés en proportion de leurs services, pour l'examen des lépreux, par exemple.

Cette maladie n'était pas rare en Dauphiné, et une léproserie existait à la Buisserate. On faisait assez souvent examiner les suspects; ainsi, en 1403, figure un mandat pro solvendo medicis et sulorgicis qui examinationem fecerunt (6). Pierre Gaston, fuziciano, reçoit, la même année, pour 7 jours d'une sorte de tournée à la recherche des lépreux, 9 florins (7). Encore en 1403, mandat du même genre à Me Durand (de Romans) et à Guillaume Grand (de Mens), fuzicianis (8). Nouveau mandat de 3 florins à Randon, médecin, pour 5 jours de visites aux lépreux (9).

Les médecins et les chirurgiens avaient à combattre, presque à l'état

(1) Pilot: Loc. cit.

(2) Archives municipales, A A, 18.
(3) Archives municipales, BB, 6.
(4) Archives municipales, B B, 10.
(5) Archives municipales, B B, 6.
(6) Archives municipales, série CC, 577.
(7) Archives municipales, série C C. 577.
(8) Archives municipales, série C C, 577.
(9) Archives municipales, série C C, 577.

permanent, un autre ennemi plus redoutable que la lèpre, c'était la peste.

En 1410, cette maladie qui devait revenir souvent, règne à Grenoble. L'évêque se retire au château de Saint-Hilaire, près du Touvet, pour échapper à la contagion (1).

En 1482 (2), nouvelle épidémie violente, le Parlement se réfugie à Moirans, où il tient ses séances, dans le réfectoire des Cordeliers. L'officialité se retire d'abord à Voreppe, puis à Domène. La moitié des habitants de Grenoble avaient émigré; tous ceux qui restaient furent atteints. Les mesures les plus sages étaient empreintes de toute la rudesse de l'époque: ainsi, aussitôt qu'un malade était soupçonné d'avoir la peste, il était impitoyablement chassé de la ville et réduit à aller mourir dans la campagne.

En 1485, encore la peste. Nouvel exode du Parlement et de l'officialité, mais cette fois on se montre moins brutal envers les malades: on possède une certaine expérience chèrement payée. On ouvre pour les pestiférés, près de la chapelle de Saint-Roch, dans l'Ile (aujourd'hui l'Ile-Verte), un hòpital, dont le nom d'Hôpital de l'Isle restera longtemps et tristement. célèbre (3).

En 1493, nouvelle alerte; on ferme les portes. Rétribution spéciale au gardien de la Perrière, ad causam pestis urgentis tunc (4).

Les craintes se renouvellent en 1497. On ferme encore les portes, pour empêcher ceux qui viennent des régions contaminées et, en attendant le redoutable ennemi, le 15 juillet, l'évêque Laurent Alleman bénit le cimetière de l'Isle. La maladie sévit déjà au Fontanil, comme à Crémieu et à Lyon (5).

Enfin elle entre, malgré tout, dans Grenoble, car, en 1499, il est fait mention de 4 florins payés à Jean Joassen (6), pour soins donnés aux pestiférés, expulsés de la ville; on quête partout pour eux, on fait des distributions de pain et de viande aux suspects évacués sur l'Hôpital de I'Isle, car on n'expulsait pas seulement les malades, mais tous les habitants d'une maison contaminée.

Si la maladie semble s'éteindre, elle se rallume vite; en 1503 (7), les

(1) Pilot: Société de statistique, 1846.
(2) Prudhomme: Histoire de Grenoble.
(3) Pilot: Histoire municipale.
(4) Archives municipales, CC, 583.
(5) Archives municipales, B B, 2.
(6) Archives municipales, C C, 584.
(7) Archives municipales, C C, 585.

comptes de la ville mentionnent pour les gages d'un homme chargé d'inhumer les pestiférés, 4 florins par mois. soit pour 6 mois, 24 florins, et pour les honoraires de Jean François, chirurgien, pour avoir soigné les pestiférés hors de la ville, du 25 octobre 1503 au 9 février 1504, 4 écus par mois (1). C'était toujours un chirurgien qu'on enfermait dans l'Hôpital de l'Isle, pour panser les bubons des pestiférés; un autre mandat concerne André le Selorgien ».

En 1516, la peur de la peste revient seule : les portes sont gardées par les bourgeois eux-mêmes pour empêcher l'entrée des gens suspects de contagion (2,.

Les mesures dictées par la crainte étaient d'ailleurs encore très radicales, car, en 1519, on expulse purement et simplement de la ville un homme, qui, malgré les défenses faites, est allé à Chambéry où sévit, dit-on, l'épidémie et rentré secrètement à Grenoble, cubavit cum uxore (3). Mais en 1520, c'est la maladie elle-même qui est revenue; mention de la rétribution de 20 sous à un homme chargé de rechercher les malades atteints de peste et d'ensevelir les morts de l'Hôpital de l'Isle, pendant le mois de mars (4). Autre mention de 4 florins pour deux mois, payés à Antoine Telmon, barbier, chargé de visiter et de soigner les pestiférés. Jacques du Bois, chirurgien, fait l'autopsie de Guillaume Bourgeois, décédé récemment, pour voir s'il est mort de la peste: 3 florins. On expulse toujours de la ville les malades et même les suspects, car on paye 6 florins et 8 sous pour leur entretien dans l'Isle. Sur ces entrefaites, on apprend le passage prochain des troupes de M. de Saint-Vallier. Il faut éviter à tout prix cette agglomération; on s'en tire en lui offrant une certaine quantité de vin blanc, ad evitandum armigeros ne logiarentur in hac civitate, précaution qui nous indique que la peste était plutôt hors de la ville que dans ses murs.

Vives alarmes encore en 1521, la peste est à Lyon; beaucoup de marchands veulent aller à la foire dans cette ville; mais le conseil décide que ceux qui iront à Lyon seront bannis de Grenoble, ainsi que leur famille. Quant au chirurgien qui vient d'être interné, avec les pestiférés, dans l'Hôpital de l'Isle, Maître Antoine Gallistorz, il sera soumis à une quarantaine avant de rentrer chez lui (5).

(1) Archives municipales, C C, 585.
(2) Archives municipales, B B, 4.
(3) Archives municipales, BB, 6.
(4) Archives municipales, C C, 611.
(5) Archives municipales, B B, 7.

En 1522 (1), l'épidémie sévit avec une violence nouvelle, « le nombre des mezons ynfaictes de la peste septe année 1522 » est de 87. Ces 87 maisons ont fourni 141 victimes et dura la dicte peste dez le 10 julliet jusqu'à la faicte de toutz saints. » On prie le Parlement de faire désinfecter les maisons «affin que Dieu le créateur et sa glorieuse mère nous puisse préserver et garder pour le temps à venir. Amen. » Ne trouvant plus assez de chirurgiens pour l'Hôpital de l'Isle, les consuls promettent à Etienne que s'il veut s'enfermer dans l'Ile, on lui donnera, après la contagion, une maitrise et une boutique dans la ville (2). Cette habitude d'avoir des élèves gagnant maitrise par leurs services a été suivie plus tard dans l'Hôpital de Grenoble, ainsi que nous le verrons. 8 florins 6 sous à un nommé Roland, chargé d'ensevelir les pestiférés et de désinfecter leurs maisons. Un chirurgien, Rodolphe Juvenis Doyat, sorte de médecin temporaire de l'état civil, examinera tous les morts afin de s'assurer s'ils ne sont pas une source de contagion. On lui compte 13 florins 4 sous pour la visite de quelques morts (3). Une autre fois le même Rodolphe Juvenis Doyat (4) touche 4 écus d'or pour avoir signalé, plusieurs pestiférés à expulser.

Cependant l'anarchie semble régner dans la ville. Toutes les maisons contaminées sont closes; aucun habitant ne peut y rentrer avant qu'elles aient été désinfectées (5). Les voleurs, moins craintifs et sans doute sceptiques à l'endroit de la parfumerie, comme on disait alors, pillaient les logis inhabités. Beaucoup de membres du Parlement, des nobles, des avocats, des bourgeois, « tous citoyens, » étaient partis (6); la justice n'était plus rendue. Aussi demande-t-on que si le Parlement quittait la ville à cause de la peste, les consuls et capitaines pourraient connaître des procès qui s'élèveraient dans la ville ».

On ne reçoit en ville aucune personne qui ne soit porteur de ce que nous nommons aujourd'hui une patente de santé, de bons et suffisants bulletins » sous peine de 100 marcs d'amende. Enfin tout s'apaise, car le 19 décembre 1522, le chirurgien de l'Hôpital de l'Isle déclare que depuis un mois il n'a plus de malades; il demande à toucher ses gages et à rentrer dans la ville (7),

(1) Archives municipales, C C, 614. (2) Archives municipales, A A, 6.

(3) Archives municipales, C C, 613.

(4) Un frère prêcheur, du nom de Jacques-Juvenis Doyat, sans doute son parent, reçoit, la même année, 30 florins comme prédicateur du Carême, CC, 614. (5) Archives municipales, B B, 8.

(6) Archives municipales, A A, 6.

(7) Archives municipales, B B, 8.

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