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L'organisation politique de l'Europe a été profondément ébranlée par l'immense événement de la révolution française. Depuis la réforme du xvie siècle, nulle agitation de peuples n'avait produit un remaniement si complet de souverainetés et de nations.

En jetant un regard sur la carte du monde, que de grandeurs déchues, que de puissances écroulées, tandis que d'autres nationalités se sont accrues démesurément par la fortune ou par l'habileté ! Le droit public tout entier a été bouleversé et les vieilles traditions d'alliance perdues ce qui était neutre ne l'est plus; les grandes puissances, les cabinets de second ordre, la confédération germanique, sont passés sous de nouvelles lois; le système de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV, de Louis XVI

CAPEFIGUE, T. I.

et de M. de Vergennes, n'est plus compris ni étudié. Qui veut se donner la peine de fouiller les traditions du passé? A ces règles constantes de diplomatie, la révolution française a fait succéder deux idées, la propagande et la conquête la propagande, triste menace qui empêche toute relation régulière au dehors; la conquête, dont l'empire de Napoléon a exagéré le principe, et qui a été retournée contre nous dans les malheurs de la patrie! Par la propagande, les gouvernements sont devenus méfiants envers notre action politique; par la conquête, les peuples nous sont restés hostiles. Autrefois l'Europe se divisait, par rapport à la France, en alliés, neutres, ennemis; maintenant ces nuances ont disparu; et pourquoi? C'est que la révolution a profondément attaqué le principe même des gouvernements; désormais nul ne peut nous tendre la main, sans craindre que nos idées n'aillent réveiller de mauvaises passions éteintes, ou sonner l'effroyable réveil de la démocratie.

Ce livre est destiné à remplir une vaste lacune en histoire il doit faire connaître l'Europe pendant la révolution française, et mettre impartialement en regard les héroïques choses qui se sont faites, les causes des événements, et les résultats qui ont été obtenus. Jusqu'ici, tout a été vu sous un aspect exclusif on s'imagine qu'il a suffi à la révolution de vouloir, pour que toute l'Europe fût à ses pieds;

fausse et orgueilleuse idée, qui nous place en dehors de toute vérité! Il faut être fier de son pays, et je porte haut ce sentiment; mais il ne faut pas jeter le mépris sur l'Europe, parce qu'elle eut aussi ses jours de gloire, son dévouement, son héroïsme. On s'est fait une espèce de religion de l'époque révolutionnaire, que chacun est tenu de professer sous peine de passer pour un mauvais citoyen, et c'est ce qui rend si imparfaits les travaux écrits sur cette merveilleuse période. Je suis loin de nier l'esprit et l'intelligence de ceux qui ont composé des livres sur le Moniteur et les mémoires: seulement, ce n'est pas là de l'histoire ; et si la marche irrésistible des événements les a appelés à diriger la politique du pays, ils ont dû reconnaître, par l'expérience, le vague et la fausseté de leurs doctrines, l'injustice de leur jugement sur les hommes d'État de l'Europe, et souvent même la légèreté de leur récit : rien heureusement ne fortifie et n'éclaire l'esprit comme la pratique des affaires.

On a rattaché tous les bienfaits à la révolution française, incessamment présentée comme la cause de notre grandeur en Europe; c'est à tort : la révolution nous a non-seulement amoindris par le territoire, mais nous a fait perdre nos alliances, nos rapports diplomatiques. Nous ne pouvons sortir de cette situation que par un grand trouble ou une extrême sagesse ; et voilà pourquoi les cabinets sont

toujours sous les armes, afin d'empêcher nos folies de gloire ou nos menaces de propagande. Ce ne sont pas là des relations régulières; et les hommes sérieux de gouvernement le savent bien; les souvenirs de la révolution et de l'empire sont nos grandes plaies pour les négociations de quelque importance à l'extérieur.

La vieille monarchie marchait progressivement à la grandeur, parce qu'elle avait un droit public, et qu'on venait à elle pour demander protection, appui, alliance; quand elle accomplissait une conquête, elle était définitive, parce qu'elle était préparée et sanctionnée. La révolution a partout passé comme un torrent, et le torrent n'a laissé que des ruines, ou un peu de mauvais gravier.

Qu'on ne se méprenne pas sur l'esprit de ce livre : il laissera toutes ses gloires à notre pays, toute leur renommée aux pouvoirs qui l'ont méritée, une grande indulgence pour les hommes, pour les ardentes passions, même pour le fanatisme des temps. Son but est de ramener, par la connaissance des faits, à l'intelligence réelle de notre histoire; il y a une éducation à faire pour la génération nouvelle, qui aime et accepte la vérité : il faut qu'elle apprenne d'abord qu'il existait une vieille et noble France avant 1789, avec une dynastie fière de son pays, et conduisant ses destinées hautement; ensuite que la révolution n'a pas tout fait, tout produit, nos gloires, notre

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