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Ce ne fut qu'en 1765 que les constructeurs reçurent le titre d'ingénieurs, par une ordonnance; mais, comme je viens de le faire observer, les fondemens de ce corps étoient jetés sous le règne de Louis XIV. Je me garderai bien de fatiguer Votre Excellence du récit des tribulations éprouvées par le corps des ingénieurs, depuis sa création jusqu'à nos jours. Sous le ministère de M. de Boynes, ce corps utile parut ayoir quelque considération, sous le titre étrange d'Officiers de Port; mais, bientôt après, sous le ministère de M. de Sartines; l'ordonnance de 1776 jeta le corps des ingénieurs dans une sorte de dégradation, en ne lui assignant aucun grade militaire, pas même par assimilation, ce qui avoit eu lieu du moins sous le ministère de M. deBoynes. Malgré l'état toujours équivoque et incertain du des ingénieurs, ces officiers, entourés de toutes sortes de dégoûts n'en continuent pas moins leurs travaux intéressans. En 1774 M. Grognard construit le bassin de Toulon, et l'on voit, sous le règne de Louis XVI, les plus beaux vaisseaux de l'univers s'exécuter sur les plans des ingénieurs Gauthier, Sané, Forfait, Oliviers, Coulons, etc.

corps

J'arrive, Monseigneur, en traversant la révo→ lution, au ministère de M. Forfait. Pourquo

faut-il qu'avec autant de connoissances, ce ministre se soit laissé dominer par une seule passion, celle d'élever le corps dont il sortoit, en heurtant et en froissant tous les autres ?

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L'ordonnance de l'an VIII, qui n'est pas encore rapportée, établit que le corps du génie maritime est un corps militaire. Jusques-là on ne voit qu'une question long-temps débattue, résolue d'une manière positive; mais par quelle fatalité M. Forfait, au lieu de rendre le corps des ingénieurs militaire par lui-même, en consacrant les titres de capitaines, chefs de bataillons, colonels du génie, etc., va-t-il imaginer de vouloir appeler les ingénieurs aux commandemens des vaisseaux, afin qu'ils puissent joindre à leur titre générique d'ingénieurs, ceux de lieutenant de vaisseau, de capitaine de frégate, de capitaine de vaisseau, etc.? De cette fausse mesure, de ces dénominations incohérentes, naquit dans la loi même une contradiction palpable; car si l'un des paragraphes dit que les officiers du génie sont militaires, un autre dit qu'ils n'en prendront les décorations qu'après avoir navigué pendant un temps déterminé. Or, comme cette dernière condition étoit impossible à remplir pour la totalité des ingénieurs, les effets de la loi devinrent illusoires; et si les ingénieurs étoient militaires

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par le droit, ils ne purent jamais le devenir par le fait; en sorte que par le résultat de cette malheureuse conception de M. Forfait, le corps des ingénieurs ne fut ni militaire ni civil.

Un autre inconvénient du projet de ce ministre, ce fut de jeter l'alarme parmi les officiers de vaisseaux. Ils crurent, ou plutôt feignirent de croire, que les ingénieurs vouloient envahir leurs commandemens; car cette crainte étoit si puérile, que je ne crois pas que les marins l'aient eue sérieusement. Comment pouvoient-ils s'imaginer que des hommes occupés de ce que les sciences ont de plus abstrait, quitteroient tout-àcoup un état fondé sur des connoissances théoriques, pour en prendre un autre dont l'essence est une longue et pénible pratique ? Les corps peu nombreux, d'ailleurs, ne sont jamais à craindre. C'est, en général, moins de l'importance de leurs occupations que de leurs masses que les corporations tirent leurs forces. Il n'y avoit donc pas, dans le fond, un bien grand inconvénient à ce que quelques ingénieurs parussent dans les armées navales; car, indépendamment des observations utiles qu'ils auroient pu faire pour les progrès de l'art, il se présente vingt circonstances où un officier du génie à la mer rendroit de grands services; mais il sera toujours incon

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venant de vouloir l'y faire aller comme officier de manœuvre ; et c'est pourtant à ce titre que loi de l'an VIII donne des grades militaires aux officiers du génie.

Ce fut peu de s'aliéner les officiers de vaisseaux, M. Forfait souleva aussi contre lui le corps de l'artillerie de la marine, à qui, au surplus, il est injuste de reprocher son peu d'attributions; car cette arme a prouvé plusieurs fois que quand on voudra les étendre, elle est capable d'en remplir de forts belles (1).

Pour que le ministre eût la marine entière. contre lui, il ne lui restoit plus qu'à ulcérer le corps de l'administration; c'est ce qu'il ne manqua pas de faire, en attaquant ce corps avec une véhémence qui donnoit à ses discours l'air de la satire.

Tant d'hommes froissés; souvent dans leurs intérêts, toujours dans leur amour-propre, se liguèrent par un sentiment commun, la haine qu'ils portoient au ministre. De là ces plaintes continuelles, ce concert de vociférations qu'on entendoit dans tous les ports contre les projets.

(1) A la bataille de Lutzen, le 2 mai 1813, la conduite des canonniers de marine fut admirable. Le champ de bataille, jonché de leurs cadavres, attestoit leurs efforts pour déterminer cette coûteuse victoire.

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ambitieux qu'annonçoit le ministre pour l'élévation chimérique à laquelle il vouloit porter le corps du génie. Ainsi, avec les.connoissances les plus étendues et les plus variées, avec de grands services rendus à la marine, une partialité trop évidente pour son corps fit perdre le ministère à M. Forfait, qui n'avoit dû cependant son élévation qu'à des talens prodigieux de tous les genres.

Dans sa disgrâce, ce ministre à peine excita l'intérêt de ceux même qu'il avoit voulu servir. Au lieu d'atteindre le but, il l'avoit dépassé; mais son arme devoit-elle oublier sitôt le bien qu'il avoit voulu lui faire, pour ne voir que le mal qu'il lui avoit fait sans le vouloir?

L'exemple de M. Forfait prouve qu'un homme d'Etat, en touchant le seuil du ministère, doit oublier qu'il appartient à un corps, afin de les protéger tous également. "

M. Decrès succéda, dans le ministère, à M. Forfait.

Ici commence une nouvelle ère pour le corps du génie maritime.

Une expédition gigantesque se prépare à cette époque, sur les bords de la Manche; tous les ports de commerce se transforment en chantiers militaires; Paris même devient un arsenal mari

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