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CHAPITRE II.

SOPHISME DE DÉLAI DE chicane.

Le moment n'est pas venu.

CE sophisme, quoique simple daĥs sa nature,

est très-varié dans ses modes d'expression. Une mesure étant proposée pour remédier à quelque mal positif, on répond qu'elle est prématurée, sans en alléguer aucune preuve, telle que seroit par exemple le défaut d'informations suffisantes ou la convenance d'une mesure préparatoire, etc.

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Ce mode d'objection est la ressource de ceux qui voulant faire échouer la proposition, n'osent la combattre ouvertement. Ils ont presque l'air de la favoriser. Ils ne diffèrent que par rapport au choix du moment. Leur intention réelle est de la faire tomber pour toujours ; mais pour ne point alarmer, et pour ne point donner de prise contre eux, ils se bornent à demander un simple renvoi. C'est en matière de législation un procédé semblable à celui d'un plaideur frauduleux qui cherche à lasser ou à ruiner sa partie adverse à force de délais et de vexations. Les temporiseurs savent bien qu'il y a

une grande différence entre ceux qui défendent les abus et ceux qui les attaquent; que les premiers forment naturellement une ligue active et permanente; que les autres, n'ayant aucun lien commun, agissent rarement de concert, et se laissent facilement rebuter.

Une réfutation sérieuse d'un prétexte si faux et si frivole seroit un travail en pure perte. L'obstacle n'est pas dans la raison, il est dans la volonté. Or, quand il est trop tôt pour faire le bien aujourd'hui, il sera encore trop tôt demain, ou il sera trop tard.

«Est-il permis de faire du bien un jour de sabbath (1)?» telle fut la question des hypocrites Pharisiens à Jésus-Christ. Ni son exemple, ni sa réponse n'ont corrigé les scrupules de leurs successeurs.

Fontenelle disoit que s'il tenoit dans sa main toutes les vérités, il se garderoit bien de l'ouvrir tout d'un coup. Mais s'il y avoit tenu le soulagement de tous les maux, sa prudence auroit été le comble de l'inhumanité!

Observons toutefois que s'il s'agissoit d'une grande réforme, le délai pourroit bien être conseillé par un ami de la mesure.

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Je ne sais s'il en sera autrement dans un siècle ou deux; mais, jusqu'à présent, il me paroît que le tort du peuple n'est pas tant de murmurer contre des griefs imaginaires, que d'être insensible à de vrais griefs, -insensible non au mal, mais à la cause du mal. Il souffre et il ne sait à quoi attribuer sa souffrance, ou il l'attribue à des causes qui n'y ont point de part.

Or, en matière de legislation, il est beaucoup de griefs très-réels et très-sentis, par rapport auxquels une mesure de réforme seroit prématurée pourquoi? parce que le peuple qui est la victime du mal ne se fait aucune idée juste de sa cause. Dans cet état d'aveuglement, il ne verroit qu'avec indifférence tous les efforts qui auroient pour but de le soulager; il méconnoîtroit son bienfaiteur, et repousseroit la main qui veut le guérir.

CHAPITRE III.

SOPHISME DE LA MARCHE GRADUELLE.

ON
Ox propose un plan de réforme ou d'amé-

lioration qui, pour produire son effet total, requiert un certain nombre d'opérations qui peuvent se faire tout à la fois ou successivement, sans intervalle ou avec de courts intervalles.

Le sophisme consiste à jeter à la traverse l'idée d'une marche graduelle, à vouloir séparer ce qui devroit faire un tout, et à rendre la mesure nulle ou inefficace en la morcelant.

Cet expédient est un des plus adroits et des plus sûrs. Tant qu'on reste dans les termes généraux, il est facile de donner à cet argument une apparence plausible. Tout se fait par degrés dans la nature. Tout doit aller par degrés dans la politique. La marche graduelle est escortée de toutes les épithètes flatteuses, elle est tempérée, elle est paisible, elle est conciliante. La marche opposée est téméraire, elle est alarmante; elle a contre elle l'expérience universelle. Un orateur qui sait manier ces lieux communs et qui ne spécifie rien, peut n'en jamais finir.

Dire que des opérations doivent se suivre graduellement, c'est dire qu'elles doivent se suivre dans un ordre tel qu'elles s'appuient et se facilitent réciproquement. C'est dire qu'on doit commencer un édifice par la base et non par le sommet. Reprocher en ce sens à des opérations politiques de n'être pas graduelles, c'est faire l'objection la plus raisonnable (1).

Le sophisme consiste à se servir de la juste faveur attachée à ce sens du mot graduel, pour tirer de ce mot seul une excuse', un prétexte pour ne pas faire ou ne pas finir des opérations contre lesquelles on n'a rien de solide à objecter.

Supposez cinq ou six abus qui ont tous besoin d'être réformés avec la même promptitude et qui peuvent tous l'être à la fois. Le sophisme, sans autre raison que la magie du mot graduel, permet de corriger l'un, et ne souffre pas qu'on attaque les autres.

(1) Telle fut la grande erreur des révolutionnaires françois. Ils commencèrent par décréter ce qu'ils appeloient des principes, et ils ne pouvoient plus revenir sur leurs pas pour organiser le Gouvernement. Ils détruisoient l'ordre judiciaire avant d'en avoir établi un nouveau. Ils abolissoient les impôts avant d'avoir pourvu à leur remplacement, etc., etc., etc.

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