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CHAPITRE V I I.

AUTRE SOPHISME D'AUTORITÉ, CELLE QU'UN INDIVIDU VEUT SE DONNER À LUI-MÊME.

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IEN n'est plus commun dans la société que le stratagème de l'amour-propre d'un individu qui, pressé par quelque argument, cherche à s'y dérober en faisant valoir son opinion comme faisant autorité par elle-même. La vanité prend, à cet égard, deux tournures bien opposées, celle de l'hypocrisie et celle de la franchise. Par la première, on cherche à affoiblir l'argument de son adversaire, en feignant de ne pas l'entendre; par la seconde, on se place immédiatement à une hauteur d'où l'on prend tous ses avantages contre lui.

Ce genre d'artifice et d'arrogance n'est point étranger aux Assemblées politiques: on y voit souvent des individus se faire un moyen imposant de leur ignorance affectée, ou de leur supériorité prétendue.

I. Sophisme de l'ignorance affectée.

Un homme élevé en dignité se lève contre une mesure proposée, contre un projet de ré

forme en matière de lois civiles ou pénales. Il ne l'attaque point directement; il se borne à une insinuation oblique. Il prend un ton plus que modeste pour déclarer qu'il n'y entend rien, que l'auteur est sans doute plus habile que lui, qu'il n'a pas pu pénétrer le sens de la loi en question; qu'en un mot il ne sauroit former un jugement sur la convenance de la

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mesure.

Jusque là, dira-t-on, où est le sophisme? Un tel aveu n'est-il pas franc et modeste? Oui, si celui qui parle ainsi n'entendoit pas que cet aveu d'un homme comme lui, constitué en dignité, et censé, par son office même, supérieur en lumières, dût former une présomption contre la mesure, et entraîner sa réjection sans examen. « Si j'avoue mon incapacité, que devez-vous penser de la vôtre?» Voilà ce qu'il veut faire entendre. C'est une manière détournée d'intimider; c'est de l'arrogance sous un mince voile de modestie.

Un homme de bonne foi, dans cet état d'ignorance qui l'empêche de juger, pourroit-il raisonnablement demander autre chose que du temps pour s'éclairer ? N'entreroit-il pas dans les détails de la mesure, pour montrer ce qu'elle a d'obscur et ce qui requiert des explications?

Avec un vrai sentiment de son incapacité, on ne prendroit aucune part au débat mais celui qui se fait fort de son ignorance prétend condamner la réforme proposée, sans alléguer aucune raison; et ce prétexte est un aveu tacite qu'il n'a point de raison à donner contre elle. Il veut éviter la discussion, dont il ne sortiroit pas à son avantage, et il se réfugie dans cette prétendue ignorance sur laquelle il est bien sûr de n'être pas pris au mot. -- Malheureusement, c'est là le symptôme d'un mal incurable; car, selon le proverbe, «< il n'y » point de plus mauvais sourd que celui qui >>> ne veut pas entendre.

L'autorité qu'on donneroit à ce sophisme est fondée sur ce que des hommes de loi sont plus compétents que d'autres en matière de loi. Ceci demande une distinction: ils connoissent mieux la loi telle qu'elle est ; et s'ils n'ont point d'intérêt séducteur, ils sont plus à portée de juger de ce qu'elle doit être mais s'ils n'ont étudié la loi que comme un métier, s'ils n'ont songé qu'à tirer parti de ses imperfections, bien loin d'être plus capables que d'autres de diriger le Législateur, ils sont plus propres à l'égarer.

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Qu'un homme qui a vieilli dans une routine légale, s'avoue incapable de saisir d'autres idées,

ce n'est pas toujours un prétexte faux. Tonte sa sagacité s'est épuisée à étudier le système qu'il avoit intérêt de connoître : il ne trouve ni facilité ni plaisir à combattre ses habitudes et à donner à son esprit une direction toute nouvelle. Il ne seroit pas étonnant qu'un militaire qui a passé sa vie dans les combats ne fût point propre à changer de service et à panser les blessés. C'est une industrie toute différente. Telephe n'a point laissé de successeurs sa lance qui faisoit les blessures et qui les guérissoit, ne s'est point retrouvée dans les curiosités d'Herculaneum.

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II. Sophisme du panégyriste de lui-même.

La vanité qui se préconise elle-même sous rapport des talents, ne doit pas être attaquée sérieusement; le mérite le plus distingué est à peine un titre d'indulgence pour cette foiblesse.

Ce qu'on voit souvent dans les Assemblées politiques, ce sont des hommes élevés en dignité qui veulent entraîner les opinions par la confiance qu'ils réclament. Leur probité, l'absence de tout intérêt personnel, leur dévouément absolu à l'intérêt public, voilà ce qu'ils font valoir, avec plus ou moins de dextérité, contre des

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mesures de réforme ou des lois de précaution qu'ils veulent faire rejeter comme inutiles, ou même comme injurieuses à leur caractère.

De telles considérations sont des sophismes, non-seulement parce qu'elles sont étrangères au mérite de la question, mais encore parce qu'elles renferment implicitement des assertions qui ne sont point d'accord avec la nature de l'homme; elles vont contre les faits les mieux établis sur les motifs qui déterminent le cœur humain; elles nient l'influence d'un intérêt personnel dans les cas où on peut présumer qu'il agit avec le plus de force.

Jusqu'à ce qu'il soit donné à l'homme de lire dans les cœurs, l'hypocrite pourra parler comme l'homme de bien; et même, moins la vertu gouverne ses actions, plus il a d'intérêt à l'étaler dans ses discours. Celui qui agit bien par un sentiment habituel, accoutumé à cette probité qui ne le quitte point, ne pense pas plus à s'en faire honneur aux yeux d'autrui qu'aux siens mêmes. L'ostentation est presque toujours l'emprunt d'une qualité qu'on n'a pas.

Il faut donc compter parmi les sophismes cet appel à des vertus de la part d'un homme public qui veut faire juger de sa conduite par son caractère, et non de son caractère par sa conduite.

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