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Je viens de dire que dans ce fyftême abfurde tous les liens du corps politique font rompus; pour le prouver d'une maniere bien fenfible, il me fuffit de faire obferver qu'il n'eft plus aucun moyen d'affurer à l'autorité l'obéiffance qu'on doit naturellement à fes ordres. Quiconque commande doit être obéi; quiconque commande eft donc defpote. Mais s'il eft defpote il ne peut être commandé, & lorsqu'il l'eft, fon obéissance est absolument volontaire; car s'il lui plaît de donner aux hommes qui lui font foumis, des ordres contraires à ceux qu'il reçoit, ces hommes doivent exécuter ses volontés particulieres, & point du tout celles de fes fupérieurs. Dans cet état d'infubordination, il eft impoffible qu'il exifte aucune autorité réelle, autre que celle qu'on exerce immédiatement fur des hommes qui n'ont aucune forte de commandement. Au milieu de cette confufion, il eft impoffible qu'on puiffe entendre la voix d'une autorité premiere; de former cette chaîne de devoirs évidens qui forcent toutes les volontés de fe rallier à elle pour ne point s'en féparer, fi jamais cette féparation leur étoit commandée, au mépris de ces mêmes devoirs.

Les peuples qui gémiffent fous le joug du Defpotisme arbitraire, ne forment donc point une nation, parce qu'ils ne forment point entr'eux une fociété; car il n'eft point de fociété fans droits réciproques, & il n'est point de droits là où il n'eft point de propriété. Chaque homme ne voit dans les autres hommes que des ennemis, parce que s'ils ne le font pas déjà, ils peuvent le devenir d'un inftant à l'autre. Dans cette position, il n'exifte que des intérêts particuliers, & nullement un intérêt commun, fi ce n'eft dans un feul & unique point, qui eft la deftruction du Defpotifme, pour établir, fur fes ruines, une fociété qui du moins ait forme de fociété.

Il est évident que des peuples qui n'ont entr'eux aucuns droits certains aucuns devoirs réciproques, aucun autre intérêt commun que celui qui les rend ennemis du pouvoir fous le poids duquel ils font accablés, ne tiennent à ce pouvoir par aucun lien focial; car il n'exifte point de lien focial fans fociété ; & il n'exifte point de fociété entre un oppreffeur & des opprimés: elle eft totalement anéantie dès que les procédés arbitraires d'une force fupérieure détruisent la réciprocité des droits & des

devoirs.

Je ne dirai point ici combien cette fituation violente met en danger la perfonne du Defpote arbitraire; je ne dirai point que cet intérêt commun, toujours prêt à s'armer contre lui, peut opérer des affociations qui lui deviennent funeftes; que plus le Defpotifme arbitraire veut refferrer les liens de l'esclavage, & plus il augmente l'intérêt & le défir d'en fortir; que pour connoître combien cette dégradation morale peut devenir fatale à ceux qui en font les auteurs, il eft inutile de confulter des temps éloignés de nous, qu'il fuffit de paffer les mers, & d'y voir ce que les maîtres ont à craindre des efclaves qui ont formé la volonté de fortir de l'oppression; j'observerai feulement que le danger du defpote eft d'autant plus

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grand & d'autant plus habituel, que fa perte n'a pas befoin d'être préparée de longue main, & qu'elle peut être confommée fans de grands mouvemens un vil efclave, un intérêt obscur, une intrigue fourde & baffe fuffisent pour porter des coups dont le defpote arbitraire ne peut jamais être garanti par toutes les forces dont il eft environné. Une chose même terrible à mon gré, & que je ne peux envifager de fang-froid, c'est que le Defpotifme arbitraire eft fait pour affurer l'impunité du crime au fuccès de ces fortes d'entreprises: la volonté du defpote étant la loi suprême, & s'anéantiffant avec lui, la pourfuite d'un tel attentat dépend uniquement des volontés de celui qui le remplace: ainfi toutefois que ce der-, nier eft coupable lui-même, il n'eft plus de loi qu'il ait à redouter.

Mais nous, dont les mœurs ne nous permettent pas de croire à ses forfaits; nous dont les Souverains trouvent leur fureté perfonnelle dans l'autorité facrée des loix, & dans l'amour de leurs fujets, détournons nos regards de deffus ces objets qui nous font horreur, & contentons-nous de parcourir les effets du Defpotifme arbitraire dans les rapports d'intérêts réciproques qui fe trouvent entre les peuples & le defpote.

Le Defpotifme arbitraire, en cela qu'il eft deftructif du droit de propriété, devient abfolument exclufif de l'abondance; il éteint toute activité; il anéantit toute induftrie; il tarit la fource de toute richeffe dans toute l'étendue de fa domination. Le produit des terres fe trouve ainfi prefque réduit à rien, en comparaifon de ce qu'il pourroit ou devroit être; & les revenus du defpote diminuent d'autant, ainfi que la population & tout ce qui concourt à conftituer la force politique. Je dis que fes revenus diminuent d'autant, parce que l'impôt, comme on le verra à la fuite, ne peut être fourni que par les produits des terres, & il a une mefure naturelle qu'aucune puiffance humaine ne peut outre-paffer, fi ce n'eft au préjudice de l'impôt même qu'elle voudroit augmenter.

Cependant la diminution des revenus du defpote arbitraire ne le dispense point d'être grévé d'un tribut confidérable; car on peut appeller de ce nom les fommes qu'il eft obligé de facrifier pour acheter la force qui fait le foutien de fon autorité. Il arrive même, par une contradiction commune à tout ce qui eft contraire à l'ordre, que plus il a befoin de cette force, & moins il eft en état de la payer: plus le defpote abuse de fon pouvoir, & plus il énerve fes propres revenus par les obftacles qu'il met à la réproduction: alors le mécontentement général croît en raifon de ce que la réproduction s'affoiblit. Il eft fenfible que dans cette pofition le defpote arbitraire augmente le befoin qu'il a d'être protégé par la force, & qu'à proportion de l'accroiffement de ce befoin, les moyens de fatisfaire aux dépenfes qu'il exige, éprouvent de la diminution. Il fe trouve donc dans le cas d'avoir plus à payer & moins à recevoir; je ne crois pas qu'il y ait un défordre plus évidemment contraire à fes propres intérêts. Il eft aifé maintenant d'apprécier à sa jufte valeur le Defpotisme arbi

traire: il dévore fa propre fubftance, en détruifant le germe de la richeffe, de la population, de la force politique de l'Etat; il tient le defpote. dans une dépendance néceffaire & difpendieufe pour lui: en même temps qu'il diminue doublement les revenus de ce Prince, il en laiffe la perfonne, perpétuellement expofée à tous les orages de l'opinion & des prétentions. arbitraires: il brife enfin tous les liens du corps politique; au moyen de quoi danger pour l'Etat, à raifon de fa foibleffe; danger pour l'autorité parce qu'elle n'a nulle confiftance; danger pour la perfonne du defpote, parce qu'il n'eft pour elle aucune fureté; danger par-tout, en un mot, & pour tout ce qui tient à ce Defpotifme défaftreux. Quels font donc fes attraits perfides, pour que tant de Souverains n'aient pu fe défendre de leur féduction, & en foient devenus les victimes? Ces attraits ne font que des jeux de l'opinion, des preftiges qui ne peuvent en impofer qu'à l'ignorance fi ces Princes infortunés euffent eu une connoiffance évidente de l'ordre naturel & effentiel des fociétés, ils auroient trouvé dans fon Defpotifme légal, la véritable indépendance, le véritable Defpotifme perfonnel qui faifoit l'objet de leur ambition; par fon moyen, ils feroient parvenus naturellement & rapidement au dernier degré poffible de richelles, de puiffance, de gloire & d'autorité; leur bonheur alors leur auroit paru d'autant plus vrai, d'autant plus parfait, qu'il eût été le fruit d'un ordre qui fe maintient de lui-même; qui n'exige des Souverains aucuns facrifices; il n'a befoin que d'être fuffisamment connu pour s'établir; & il lui fuffit d'être établi pour se perpétuer.

Ce n'eft point affez d'avoir démontré combien le Defpotifme arbitraire, fi cruel pour les peuples, eft contraire à tous les intérêts du defpote; il faut maintenant faire voir combien le Defpotifme fondé fur les principes d'une raison évidente que nous appellerons Defpotifme légal, fi favorable, fi néceffaire au bonheur des fujets, eft, en tout point, avantageux au Souverain & à la Souveraineté.

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Quand le Defpotifme eft légal, des loix immuables, dont la juftice & la néceffité font toujours en évidence, rendent la majefté du Souverain & fon autorité defpotique toujours préfentes jufques dans les parties de fon Empire les plus éloignées de fa perfonne; comme fes volontés ne font que l'expreffion de l'ordre, il fuffit qu'elles foient connues pour qu'elles foient fidelement obfervées ; & au moyen de l'évidence qui manifefte leur fagesfe, il gouverne fes Etats, comme Dieu, dont il eft l'image, gouverne l'univers où nous voyons toutes les caufes fecondes affujetties invariablement à des loix dont elles ne peuvent s'écarter; ce Monarque ne s'occupe plus que du bien qui ne peut s'opérer fans fon miniftere; la paix qui regne fans ceffe dans fon intérieur, répand au-dehors fes douceurs ineftimables; plus elles fe multiplient pour les autres, & plus elles fe multiplient pour lui-même; la garde qui l'environne, n'eft qu'une décoration. extérieure, & nullement une précaution néceffaire; fa perfonne eft par

tout en fureté au milieu d'un peuple auffi riche, aussi nombreux; auffi heureux qu'il peut l'être; il féconde, pour ainfi dire, par fes regards, les terres les plus ingrates; il fe rend perfonnel le bonheur d'une multitude de fujets qui l'adorent, dans la perfuafion qu'ils lui en font redevables; & l'abondance qui naît de toutes parts, ne fe partage entr'eux & lui que pour le rendre une fource intariffable de bienfaits.

Un tel Souverain doit avoir pour amis & pour admirateurs toutes les nations étrangeres pénétrées de vénération & de refpe&t pour une puiffance qui peut les étonner, mais jamais les alarmer il me femble les voir venir mêler aux pieds de fon trône, leurs hommages à ceux que l'amour filial de fes fujets s'empreffe de lui rendre chaque jour; dans tout ce qui s'offre à fes yeux il découvre un nouveau fujet de gloire, un nouvel objet de jouiffance; il eft fur la terre moins un homme qu'une divinité. bienfaifante dont le temple eft dans tous les cœurs, & qui paroît ne s'être. revêtue d'une forme humaine, que pour ajouter aux biens que fa fageffe. procure, ceux qu'on éprouve en jouiffant de fa présence.!

On a cherché à diftinguer l'autorité des loix & l'autorité perfonnelle du Souverain; mais cette idée eft encore une de ces productions ridicules qu'on ne peut attribuer qu'à l'ignorance. Si ces deux autorités ne font point une feule & même autorité, je demande de qui les loix tiennent celles dont elles jouiffent, & laquelle des deux eft fupérieure à l'autre? Si celle du Souverain eft la fupérieure & la dominante l'autorité des loix n'eft plus rien; fi au contraire la fupériorité eft acquife à celle-ci, qu'on me dife donc de qui les loix l'ont reçue; certainement les loix ne peuvent tenir leur autorité que de la puiffance légiflatrice: fi donc cette puiffance ne jouit pas de l'autorité dans toute fa plénitude, il est évident qu'elle ne peut la communiquer aux loix qu'elle inftitue.

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Dans l'état d'ignorance & de défordre on peut divifer l'autorité; mais fi la puiffance légiflatrice n'eft pas en même-temps puittance exécutrice, les loix qu'elle établit ne font plus des loix, parce que la puiffance exécutrice eft la feule qui puiffe conftamment affurer leur obfervation. Je conviens donc que dans l'état d'ignorance, on peut mettre une différence entre l'autorité des loix & celle de la puiffance exécutrice: mais j'observe auffi que dans cet état, il faut néceffairement qu'une des deux fe trouve nulle, & c'eft toujours celle des loix; car c'eft de la puiffance exécutrice qu'elles empruntent alors toute leur force, vu qu'elles ne font plus autre chofe que les volontés arbitraires de cette puiffance.

Dans l'état oppofé, dans celui d'une connoiffance évidente de l'ordre, les loix pofitives, qui ne font que l'expreffion d'un ordre évident, que l'application de fes loix effentielles, tiennent, il eft vrai, toute leur autorité de cette évidence qui eft leur premier inftituteur; mais fi, dans le fair, elles jouiffent de cette autorité & fi elles deviennent defpotiques, c'eft parce que la même autorité réfide dans la puiffance exécutrice; de

façon qu'entre la nation & l'autorité de l'évidence on apperçoit toujours l'autorité personnelle du Souverain, par le miniftere duquel l'évidence fe fait connoître d'une maniere fenfible à tous ceux qui vivent fous fa do

mination.

Avant que les conféquences des loix effentielles de l'ordre foient adoptées comme loix pofitives, leur, juftice, leur néceffité ont commencé par devenir évidentes à la puiffance légiflatrice; elle les a reçues, pour ainfi dire, de l'évidence pour les dicter à fes fujets. Ces loix pofitives font ainsi tout à la fois l'expreffion d'un ordre évidemment néceffaire, & celle des volontés du Souverain. Impoffible donc qu'il puiffe exifter alors deux autorités diftinctes; impoffible que le Defpotifme des loix ne foit pas perfonnel à la puiffance qui commande & agit d'après l'évidence dont les loix ne font que l'expreffion; impoffible même d'imaginer un autre Defpotifme légal que celui qui, par un effet de la force irréfiftible de l'évidence, eft acquis aux volontés du Souverain avant d'être acquis aux loix pofitives, c'est-à-dire, avant que ces mêmes volontés foient revêtues de la forme qui leur donne le caractere & le nom de loix.

Quelle différence énorme à tous égards entre la fituation d'un Souverain que chacun regarde comme un bien qu'il craint de perdre, & celle d'un defpote arbitraire que chacun regarde comme un mal qu'il ne fupporte qu'autant qu'il ne peut s'en affranchir. L'autorité du defpote arbitraire n'eft que précaire & chancelante, parce qu'il eft impoffible de fixer les opinions, les divers intérêts, & les prétentions qui lui fervent de bafe; celle du defpote légal eft inébranlable, parce que l'évidence qui en eft le principe, eft invariable, & produit toujours les mêmes effets.

La puiffance du Defpotifme arbitraire n'eft au fonds qu'une affociation de plufieurs forces phyfiques réunies pour affervir d'autres forces phyfiques, qui ne font plus foibles, que parce qu'elles font divifées : celle du Defpotifme légal eft le produit d'une réunion générale de toutes les forces; ce n'eft pas parce qu'elle eft fupérieure qu'elle devient defpotique; c'est parce qu'elle eft unique, & qu'il ne peut s'en former une autre.

Le defpote arbitraire n'eft point propriétaire de l'autorité qu'il exerce; elle n'eft qu'empruntée, puifqu'elle appartient réellement à ceux qui l'ont formée par une affociation qui n'a rien que d'arbitraire: celle du defpote légal lus eft propre & perfonnelle; elle eft à lui, parce qu'elle eft inféparable de l'évidence qu'il poffede, & qui, habitant en lui, fait que fa volonté devient le point de réunion de toutes les autres volontés & de toutes les forces. Ainfi le premier, toujours & néceffairement dépendant, n'eft defpote que de nom; & le fecond, toujours & néceffairement indé pendant, eft defpote en réalité.

Il eft dans la nature de l'autorité du defpote arbitraire d'être toujours & néceffairement odieufe, parce qu'elle eft deftinée à tyrannifer les volontés, à contraindre l'obéiffance par la force phyfique : celle du defpote

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