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Sur ces entrefaites, les Ambaffadeurs du Roi des Indes arriverent avec quantité d'argent qu'ils apportoient à Cyrus, de la part du Roi leur maître, qui leur avoit auffi commandé de lui dire qu'il étoit fort aife que Cyrus l'eût averti des chofes dont il avoit befoin, parce qu'il vouloit être de fes amis. Cyrus les remercia, & leur témoigna défirer que trois d'entr'eux allaffent en Lydie, comme Envoyés du Roi des Indes, & qu'ils y obfervaffent tout ce qui s'y pafferoit, pour l'en informer. Cyrus fut obéi, & fidélement fervi par les Ambaffadeurs Indiens, qui, à leur retour, rapporterent que Cræfus avoit été élu Général de tout le parti ennemi; qu'il avoit un renfort de Thraces, qu'il lui venoit par mer un fecours d'Egypte, qu'il attendoit encore une armée de Chypre; que déjà les Ciliciens, les peuples de l'une & l'autre Phrygie, les Lycaoniens, les Paphlagoniens, les Cappadociens, les Arabes, & les Phéniciens, étoient arrivés; que les Affyriens étoient pareillement venus avec le Roi de Babylone; que les Ioniens, les Éoliens, & la plupart des Grecs qui demeurent en Afie, avoient été forcés de prendre parti; que Crœfus avoit envoyé à Lacédémone pour traiter d'alliance; que l'armée s'affembloit autour du Pactole, & que de-là elle devoit s'avancer à Tybarra, le rendez-vous des peuples de la haute Afie.

Ces nouvelles mirent d'abord l'alarme dans l'armée de Cyrus, mais fa prudence prévint les effets de ce premier trouble, & fon courage raffura tout le monde. Il fut réfolu qu'on iroit chercher l'ennemi, & attaquer Cræfus en Lydie même.

Comme ils étoient en marche, & affez près de l'armée de Cræfus, ils rencontrerent Arafpe, ce gardien trop imprudent de la belle Panthée, & qui, voulant réparer cette foibleffe, avoit feint de fuir chez l'ennemi pour y être l'efpion de Cyrus. De fi loin que ce Prince l'apperçut, il fe leva de fa place pour aller au devant de lui, & l'embraffa. Les affiftans, qui ne favoient rien de leur fecrete intelligence, étoient fort étonnés de cette réception. Cyrus leur parla ainfi mes amis, voici un homme de bien qui nous revient trouver, & il faut que chacun foit inftruit de ce qu'il a fait. Ce n'eft point le remords d'un crime, ni la crainte de notre vengeance qui l'a obligé de s'abfenter; je l'avois envoyé moimême chez nos ennemis, afin de pénétrer leurs fecrets, & de m'en inf truire. Il eft donc raifonnable que vous honoriez fa vertu & fon courage, puifqu'il a fi généreusement expofé fa vie pour nous, & qu'il n'a pas même épargné fon honneur en fe chargeant de l'apparence d'un crime. Alors ils faluerent tous Arafpe, & l'embrafferent. Mais Cyrus interrompit ces careffes, pour tirer de lui les informations dont il avoit le plus de befoin. ",;t,T

Le lendemain, dès le grand matin, Cyrus fit un facrifice; & après avoir fait quelques effufions aux Dieux, chacun alla s'armer. Les belles armures ne furent pas épargnées, toute l'armée brilloit d'airain & d'écare

late. Le chariot d'Abradate, qui avoit quatre timons, & huit chevaux de front, étoit fuperbement étoffé. Ce Prince étoit fur le point de mettre sa cuiraffe, qui n'étoit que de lin piqué, felon la mode de fon pays; Panthée lui vint préfenter un cafque, des braffards, & des braffelets faits en tables, le tout d'or maffif; avec une cotte d'armes de fa hauteur, pliffée par le bas, & un grand panache de couleur de pourpre. Elle avoit fait la plupart de ces ouvrages elle-même, à l'infu de fon mari, ayant pris fecrétement la mesure de fes armes. Dans fon raviffement, il lui dit » hé quoi, ma femme, avez-vous fait fondre tous vos joyaux pour me » faire ce préfent? Non, certes, lui répondit-elle, puifque le plus précieux » m'eft refté; car fi vous êtes eftimé des autres comme vous l'êtes de moi, » c'eft de vous que je tirerai ma principale gloire & mon principal orne» ment. « En difant ces paroles, elle s'approcha de lui pour lui vêtir ses armes; & quoiqu'elle fit ce qu'elle pût pour cacher fon émotion, on ne laiffoit pas de voir couler des larmes de fes beaux yeux.

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Lorfqu'Abradate fut armé, il parut tout autre qu'auparavant, quoiqu'il fut extrêmement bien fait de fa perfonne. Et auffi-tôt, ayant pris les rênes des chevaux des mains de fon écuyer, il s'avança pour monter fur fon chariot. Alors Panthée fit retirer tous ceux qui les entouroient, & lui parla ainfi : » mon cher Abradate, s'il y a jamais eu des femmes qui »aient aimé leur mari plus qu'elles-mêmes, je crois que tu ne doutes pas » que je ne fois de ce nombre. Il n'eft pas fort néceffaire de te le confir» mer par mes difcours, puifque mes actions t'en ont donné des preuves plus croyables. Cependant, quelque paffion que j'aie pour toi, je te jure, » par notre amour, que j'aime mieux mourir avec toi glorieufement, que » d'y vivre fans gloire & fans honneur. Tu fais les obligations infinies que » nous avons à Cyrus. J'ai été fa prisonniere; j'ai été la part de fon butin: » mais je ne me fuis point trouvée esclave entre ses mains, ni ne me suis » point vue libre, fous des conditions honteuses. Il m'a gardée comme il auroit gardé la femme de fon propre frere : & quand Arafpe l'eut aban» donné, je lui promis que s'il me permettoit de t'écrire, il lui viendroit > un ami, & plus fidele, & plus courageux que celui qu'il avoit perdu. » A ces mots, elle s'arrêta & Abradate qui étoit ravi de fon difcours, portant la main fur fon col, & levant les yeux au ciel, ô Jupiter! s'écriat-il, fais que je paroiffe aujourd'hui digne mari de Panthée, & digne ami de notre bienfaiteur Cyrus...... Cela dit, il entra dans fon chariot. Panthée ne pouvant plus l'embraffer, voulut encore baifer le chariot où il étoit, & le fuivit quelque temps à pied. Mais Abradate s'étant retourné, & la voyant fur fes pas; » adieu, ma chere Panthée, lui dit-il; prends courage, » & laiffe moi la force de te quitter. » Alors les eunuques de Panthée l'emporterent dans un char; & l'ayant couchée de fon long, tirerent les rideaux fur elle. Chacun remarqua la bonne mine d'Abradate, & la magnificence de fon équipage; car bien que l'éclat en fût rare & admira

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ble, perfonne, cependant, n'avoit jetté les yeux deffus, tandis que Panthée avoit été préfente.

Abradate fit des prodiges de valeur dans la bataille où Crafus, Roi de Lydie, fut vaincu, & qui fut fuivie de la prise de Sardes, où Cralus luimême fut fait prifonnier; mais en donnant ainfi à Cyrus des preuves non fufpectes de fon courage & de fon zele, il trouva la mort au fein de

l'honneur.

Cyrus s'étant apperçu qu'il ne voyoit plus Abradate, demanda à ses gardes fi quelqu'un d'entre eux ne l'avoit point apperçu; car, ajouta-t-il, comme il eft foigneux de venir ici, je m'étonne qu'à préfent il ne paroiffe pas. Seigneur, lui répondit un de ces gardes, Abradate n'eft plus; il a été tué par les Egyptiens, après avoir pouffé fon chariot à travers leurs bataillons. Ceux qui étoient fur les autres chariots, voyant le danger évident, ont tous tourné bride à droite & à gauche ; fes amis feuls ne l'ont point quitté, & font demeurés fur la place avec lui. On dit que fa femme a retrouvé fon corps, & qu'après l'avoir fait mettre dans un chariot, elle l'a porté en quelque lieu le long du Pactole, où fes eunuques & fes autres officiers lui creufent un tombeau fur un petit tertre qui s'eft rencontré en cet endroit-là. Ceux qui l'ont vue, rapportent qu'elle eft affife à terre, & qu'elle tient la tête du mort fur fes genoux, après l'avoir fait revêtir de ce qu'elle a de plus précieux. Cyrus ayant oui ces difcours, frappa fa cuiffe, tout tranfporté de douleur, & partit avec mille chevaux pour accourir à ce trifte fpectacle. Il donna ordre auffi à Gobrias & à Gadatas de le fuivre, avec les plus riches préfens qu'on pouvoit faire à ce vertueux ami qui étoit mort au lit d'honneur, & commanda encore à ceux qui avoient des troupeaux de moutons, de bœufs & de chevaux même de les amener, afin de faire des facrifices aux manes d'Abradate.

De fi loin que Cyrus apperçut Panthée auprès de fon mari étendu à terre, il fe mit à pleurer; & s'étant approché du corps mort, ô ame généreuse & fidelle, s'écria-t-il, pourquoi nous as-tu fi-tôt abandonnés ? En difant ces paroles, il voulut lui prendre la main droite, mais cette main lui demeura entre les fiennes, car elle avoit été coupée d'un coup de cimeterre dans la mêlée. Cet accident redoubla fa douleur; & Panthée, après avoir fait de grands cris, reprit la main de fon mari, la baifa, & la rejoignit au poignet le mieux qu'elle put. Puis fe tournant vers Cyrus, fon cœur, lui dit-elle, n'eft pas en meilleur état; mais que ferviroit-il de te le montrer? C'est pour l'amour de moi. Combien de fois lui ai-je dit qu'il prit garde à paroître digne de ton amitié! Hélas! je fais bien qu'il a fongé à te fervir plutôt qu'à fe conferver. Enfin, il eft mort; & moi qui l'ai exhorté à combattre, je vis encore après lui!

Cyrus étoit fi faifi de douleur, qu'il fut long-temps fans lui répondre. Mais après avoir verfé bien des larmes, il dit: Princeffe, la mort d'Abradate eft glorieuse, puifqu'il eft mort victorieux. Maintenant, continuaTome XV.

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t-il, en lui offrant les préfens que Gobrias & Gadatas avoient apportés ; reçois de moi ces chofes pour parer fon corps. J'aurai foin qu'on lui rende encore d'autres honneurs. Je veux qu'on lui dreffe un fépulcre magnifique, & qu'on lui faffe des facrifices dignes de fa naiffance & de fa valeur. Quant à toi, ne crains point de demeurer fans fupport : je refpe&terai éternellement ta chafteté & tes autres vertus, & je te donnerai des gens pour te conduire par-tout où tu défireras d'aller, fi-tôt que ta volonté me sera connue. Sois en repos de ce côté-là, lui répondit Panthée; tu fauras bientôt le lieu où je veux aller.

Cet entretien fini, Cyrus fe retira. Panthée alors commanda à fes eunuques de fe retirer auffi, afin, difoit-elle, de pouvoir pleurer en liberté. Elle ne retient auprès d'elle qu'une femme, qui l'avoit élevée dans fon enfance, & lui donna charge que quand elle feroit morte, elle la couvrît auprès de fon mari. Cette femme fit ce qu'elle put, par fes prieres, pour la détourner de ce deffein; mais voyant qu'elle n'avançoit rien, & que tout ce qu'elle pouvoit dire l'irritoit, elle s'aflit en pleurant. Auffitôt Panthée tira un poignard qu'elle gardoit depuis long-temps, & s'en frappa, s'étant appuyée la tête fur l'eftomac d'Abradate. La femme qui avoit été témoin de cette tragique aventure, après avoir fait longue lamentation, les couvrit tous deux, felon la volonté de Panthée.

Cyrus en fut bientôt averti; & comme il accouroit pour voir s'il y avoit encore du remede, les trois eunuques, voyant leur maîtreffe morte, tirerent leurs poignards, & fe tuerent auffi à la place même, où Panthée leur avoit commandé de fe retirer.

On dit qu'on voit encore les tombeaux de toutes ces perfonnes, que fur la colonne la plus élevée fe lifent les noms d'Abradate & de Panthée écrits en lettres Syriaques; & que plus bas, fur trois colonnes, il y a une infcription qui fignifie que c'eft les tombeaux des eunuques. Cyrus s'étant rendu fur le lieu, admira la générofité de cette Dame; & après l'avoir long-temps pleurée, il leur fit rendre à tous les derniers devoirs avec beaucoup de cérémonie.

La Cyropædie contient beaucoup plus que n'annonce fon titre : car outre ce qui appartient à l'enfance de Cyrus, jusqu'à sa seizieme année, on y trouve encore tout ce qu'il a fait depuis fa quarantieme année jusqu'à fa mort; favoir, la guerre d'Affyrie & de Lydie, dont nous venons de parler; plus d'autres événemens ultérieurs qui femblent appartenir en propre à l'hiftoire; tels que la réduction de la Carie & de la Phrygie; le fiege de Babylone & fa prife; la mort du Roi d'Affyrie; le luxe Áfiatique auquel s'abandonna politiquement Cyrus, qui ne fut que trop imité dans la fuite par Alexandrele-Grand, qui, peut-être, ne fuivit ce parti que pour avoir pris le Cyrus de Xénophon pour modele. En effet, le refpect d'Alexandre pour les Princeffes Perfannes, eut peut-être pour type le refpect de Cyrus pour la femme d'Abradate. Xénophon, au refte, paroît ici n'avoir eu d'autre but

que de refpecter l'hiftoire qui attefte que les mœurs des Perfes ont commencé à fe corrompre dès l'époque des conquêtes de Cyrus. Il fuppofe donc adroitement à ce Prince de fages vues dans l'appareil de ce nouveau luxe; & il femble le difculper de toutes les mauvaises fuites d'une pareille inftitution, , par les bonnes intentions qu'il lui prête, & par le chapitre où Cyrus exhorte fes amis à ne fe point relâcher de leurs vertus enfuite de leurs victoires. Le huitieme & dernier livre de la Cyropædie, (ouvrage prolongé au-delà de fes juftes bornes, mais juftifié de ce grief par la beauté des détails) contient les louanges de l'obéiffance, l'ordre que Cyrus établit dans fes affaires, fa magnificence, fa libéralité, la fuperbe cavalcade dont il donna le fpectacle aux Babyloniens, le parti qu'il prit de congédier fon armée, fon départ de Babylone, fon retour en Perfe par la Médie, où il époufa la fille de Cyaxare, fes nouveaux réglemens, fes dernieres conquêtes, fon dernier voyage en Perfe, fa derniere maladie, & la corruption des Perfes après fa mort.

LES VOYAGES DE CYRUS,

Par M. DE RAMSAY.

XENOPHON ne parlant point, dans fa Cyropœdie, de tout ce qui eft

arrivé à Cyrus depuis fa feizieme jusqu'à fa quarantieme année, fon nouvel hiftorien faifit cette circonftance pour le faire voyager à fon gré; & le récit de fes voyages lui fournit une occafion de peindre la religion, les mœurs, & la politique de tous les pays où il paffe; auffi-bien que les principales révolutions qui arriverent de fon temps en Egypte, en Grece, à Tyr, & à Babylone. Ainfi, de l'aveu même de M. de Ramfay, fes voyages de Cyrus font moins un roman qu'un fyftême moral & politique d'inftitution propre à former un jeune Prince, & qu'un rapprochement artificiel de divers traits hiftoriques. En voici le précis.

Au temps où Cyrus étoit à Ecbatane, à la cour d'Aftyage, fon ayeul maternel, il y avoit alors à cette cour une jeune Princeffe nommée Caffandane, du même fang que Cyrus, fille de Farnafpe, de la race des Achéménides. Son pere, qui étoit un des principaux Satrapes de Perfe l'avoit envoyée à la cour d'Aftyage pour y être élevée. Elle avoit toute la politeffe de cette cour, fans en avoir les défauts. Son efprit égaloit fa beauté, & fa modération donnoit des charmes à tous les deux fon imagination étoit vive; mais réglée la jufteffe lui étoit auffi naturelle que les graces. Sa converfation enjouée étoit pleine de traits délicats, fans recherche & fans affectation. Elle avoit aimé Cyrus, dès le premier moment qu'elle l'avoit vu; mais elle avoit fi bien caché fes fentimens que personne ne s'en étoit apperçu.

La proximité du sang donnoit à Cyrus occafion de voir fouvent Caffan

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