Page images
PDF
EPUB

de 63,000, maintenant ils 'excèdent 160 mille.

Je partis de Powhatan le 24 d'affez bonne heure, & après m'être arrêté deux fois; la première pour déjeuner dans une petite maison affez pauvre à huir milles de Powhatan, & la feconde à 24 milles plus loin dans un lieu appelé Chefter Field court houfe, où je vis les reftes des cafernes occupées autrefois par le Baron de Stubens, & brûlée depuis par les Anglois, j'arrivai à Pétersburg à l'entrée de la nuit. Cette journée fut encore de 44 miles. La ville de Pétersburg eft fituée fur la rive droite de l'Apamatock. Il y a bien quelques mailons fur la rive gauche; mais cette efpèce de Fauxbourg eft un chef lieu qui envoie des Dépurés à l'Assemblée, & qui s'appelle Pocahunta. Je paffai la rivière fur un Feriybout, & je fus conduit dans une petite auberge, à 30 pas delà, qui n'avoit pas grande apparence. Cependant, quand j'y entrai, je vis un appartement très-proprement meublé, une grande femme bien habillée & de rès-bon air, qui donnoit tous les ordres néceffaires pour notre réception, & une jeune Demoifelle non moins grande & trèséléganté, qui étoit occupée à travailler. Je m'informai de leurs noms, & je trouvai qu'ils n'étoient pas moins impofans que leur extérieur. La maîtreffe de la maifon, déjà veuve pour la feconde fois, s'appeloit Miftriff Spemer, & fa fille, qui étoit du premier hit, Miff Saunders. On me fit voir ma chambre à coucher ; & la première chofe qui frappa mes regards, fut un grand & magnifique clavecin, fur lequel il y avoit encore une guittare. Ces inftrumens de musique appartenoient à Miss Saunders qui favoit très-bien en faire ufage; mais comme j'avois plus befoin d'un fouper que d'un concert,

Espèce de Eaq.

ma première impreffion fut de trouver mes Hôtelles de trop bonne compagnie, & de craindre d'avoir moins d'ordre à donner que de complimens à faire. Cependant il fe trouva que Mme Spemer étoit la meilleure femme du monde, gaie, & même rieuse, difpofition très-rare en Amérique, & que la fille toute élégante qu'elle paroiffoit, étoit douce, honnête & de bonne converfation; mais pour des Voyageurs affamés, tout cela ne pouvoit encore être confidéré que fous un feul point de vûe, c'està-dire, comme un bon augure pour le fouper. Ce fouper ne le fit pas attendre. A peine avions-nous admiré la propreté & la beauté de la nappe, que la table fat couverte de très-bons plats, & fur-tout de poiffons monftrueux & excellens. Nous allâmes nous coucher, déjà très-bien avec nos Hôteffes, & le lendemain matin nous déjeunâmes avec elles. J'étois prêt à fortir pour me promener lorfque je reçus la, vifite d'un étranger appelé M. Victor, que j'avois déjà vû à Williamburg. C'est un Pruffien qui a fervi, autrefois, & qui, après avoir beaucoup voyagé en: Europe, eft venu s'établir dans ce pays ci, où il a d'abord fait fortune par fes talens, & a fini par

devenir Planteur comme les autres. Il est excellent Muficien, & joue de toutes fortes d'inftrumens, ce qui le fait rechercher dans tous les environs. Il me dit qu'il étoit venu paffer quelques jours chez Mme. Bowling, une des plus riches propriétaires de la Virginie, & à qui la moitié de la ville de Pétersburg appartient. Il ajouta qu'elle avoit appris mon arrivée, & qu'elle comptoit que je viendrois diner chez elle. J'acceptai la propofition, & je me mis fous la conduite de M. Victor, qui me mena d'abord voir les Ware-Houles, ou magasins de Tabac. Ces magafins, dont on a conftruit une grande quantité en Virginie, mais dont malheureusement une partie a été brûlée par les Anglois, font fous la di

rection de l'autorité publique. Il y a des Inspecteurs nommés pour vérifier la qualité du tabac que les Planteurs y font porter; & s'ils la trouvent bonne, ils donnent un reçu de la quantité. Alors le tabac peut être confidéré comme vendu; car les récépiffés font monnoie dans le pays. Je fuppofe, par exem ples que j'aie déposé à Pétersburg vingt hogs head, ou boucauts de tabac, je puis m'en aller à so lieues delà, comme à Alexandrie ou à Frédéricksburg ; & fi j'ai befoin d'acheter des chevaux, des draps ou toute autre chofe, je les paye avec mes reçus, lefquels circuleront peut-être encore dans nombre de mains avant de parvenir dans celles des Négocians qui viennent enlever des tabacs pour les exporter. II réfuté delà que le tabac eft non-feulement valeur de banque, mais monnoie de commerce. On entend dire fouvent: J'ai payé ma montre dix hogs heads de tabac, ce cheval ma coûté 15 hogs heads, on m'en a offert vingt, &c. Il eft vrai que le prix de cette denrée, qui eft prefque toujours le même en temps de paix, peut varier en temps de guerre; mais alors celui qui le reçoit en payement, faifant un marché libre, calcule fes rifques & fes efpérances. Enfin on doit regarder cet établissement comme très-utile, puifqu'il met les denrées en valeur & en circulation dès qu'elles font recueillies, & qu'il rend en quelque forte le Cultivateur indépendant du Marchand.

Les magafins de Pétersburg appartiennent à Mme Bowling. Ils ont été épargnés par les Anglois, foit parce que les Généraux Phillips & Arnold, qui ont logé chez elle, ont eu quelque égard pour fa propriété, foit parce qu'ils vouloient conferver le tabac. qu'ils comptoient vendre à leur profit. Phillips moufut dans la maifon de Mme Bowling, & alo:s le commandement fe trouva dévolu à Arnold. J'ai oui dire à Lord Cornwalis qu'à son arrivée il le trouva

en grande di pure avec la Marine, qui prétendoit que tout le butin devoit lui appartenir. Lord Cornwalis termina la querelle eu failant brûler le tabac. Mais Mine Bowling avoit eu le crédit & le temps de le faire tranfporter hors de fes magafins. Elle n'a pas été moins heureufe de fauver un fuperbe établiffement qu'elle pofède dans la même ville: c'eft un moulin qui fait mouvoir un fi grand nombre de meules, de blutoirs, de vans, &c. & d'une manière fi fimple & fi facile qu'il lui rapporte plus de vingt mille livres de rente. Je paffai près d'une heure à en examiner toutes les parties & à en admirer la charpente & la conftruction. Ce font les eaux de P'Apamatock qui le font mouvoir. On les a détournées au moyen d'un canal creufé dans le roc.

Après avoir continué ma promenade dans la ville où je vis nombre de boutiques, dont plusieurs affez bien fournies, je jugeai que le moment étoit venu de faire une vifite à Mme Bowling, & je priai M. Victor de me mener chez elle. Sa maifon, ou plutôt fes maifons, car elle en a deux fymmétriques & fur la même ligne, qu'elle fe propofe de joindre enfemble par un corps de logis; ces maisons, dis-je, font fituées au haut d'un talus affez confidérable qui s'élève du térrein où eft bâtie la ville de Pétersburg, & qui correspond fi parfaitement au cours de la ri vière qu'il n'y a pas lieu de douter que ce ne fût autrefois la rive même de l'Apamatock. Ce talus, & le plateau immenfe fur lequel la maifon de Mme Bowling cft bâtie, font couverts d'herbes, & forment un excellent pâturage qui appartient encore à Mme Bowling. Il étoit autrefois entouré de barrières, & elle y nourriffoit de très beaux chevaux; mais les Anglois ont brûlé les barrières & cminené une grande partie des chevaux. A mon arrivée je fus d'abord reçu par Mlle Bowling, jeune fille de 15 ans, fa mere, fon frère & fa belle feeur vintent

enfuite. La première reffemble peu à fes compatriates, c'est une femme de plus de 50 ans, vive, active, intelligente, qui fait bien gouverner fon immenfe fortune, &, ce qui eft plus rare encore, qui fait en ufer Peur fon fils & fa belle-fille, je les avois déjà vûs à Williamsburg. Le premier eft un jeune homme qui paroît doux & honnête; mais fa femme, âge feulement de 17 ans, eft intéreflante à connoître, non parce qu'elle a une figure & une taille extrêmement délicates, & une tournure toutà-fait Européenne, mais parce qu'avec cette taille & cette figure délicate, elle eft defcendante de la Princelle Sauvage Pocahunta, fille du Roi Powhatan, dont j'ai déjà parlé. Il faut croire que c'est plutôt du caractère de cette aimable Américaine que de fes formes extérieures que Mme Bowling a hérité. Peut étre ceux qui n'ont pas lû l'Hiftoire particulière de la Virginie ignorent-ils que Pocahunta fut la Protectrice des Anglois, & les déroba fouvent de la cruauté de fon père. Elle n'avoit que 12 ans lorf que le Capitaine Smith, le plus brave, le plus intelligent & le plus humain des premiers Colons, tomba entre les mains des Sauvages. Il étoit déjà parvenu à entendre leur langage; plufieurs fois il avoit appailé les querelles qui naiffoient entre-eux & les Européens; plufieurs fois aufli il avoit été obligé de les combattre & de punir leur perfidie. Un jour, fous prétexte de commerce, il fut attiré dans une embufcade; il vit tomber les deux feuls compagnons qu'il avoir; mais il fut fe débarraffer à lui feul de la troupe dont il étoit environné. Malheureusement pour lui, il crut pouvoir le fauver en traverfant un marais, & il y refta embourbé de manière que les Sauvages contre lefquels il ne lui reftoit plus aucuns moyens de défenfe, purent enfin le prendre, le lier & le conduire à Powhatan. Celui-ci fat fi fier d'avoir en fa puiflance le Capitaine Smith, qu'il le

« PreviousContinue »