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tous deux, ne nous voyons jamais ». Le caractère intraitable de Daramant que cette victime du devoir filial ne tarda point d'époufer, lui préparoit bien d'autres ennuis. Cet homme jaloux faififfoir les moindres apparences pour adopter des foupçons injurieux à fon époufe & à luimême. Il s'abandonnoit alors à l'impétuofité de fes transports. Plus d'une fois il accabla de les menaces cette vertueuse époufe à laquelle il faifoit un crime des larmes mêmes qu'elle verfoit dans le fein d'une amie. Tout, jufqu'à Eugénie, c'est le nom de cette amie, lui caufoit de l'inquiétude. Il obfervoit les regards d'Ermance; il interprêtoit fes penfées. Cetre femme mouroit de fa douleur, & prenoit cependant toutes les précautions imaginables pour la dérober aux yeux de fon père: j'y fuccomberai, difoit elle, à fon amie; ej. » mais de quel fecours me feroient des plaintes indifcrettes? Mon deftin est irrévoquable; quand l'auteur de mes » maux, quand mon père envifageroit l'abyfme où il m'a précipitée... peut-il » m'en retirer? Il faut m'y perdre, m'y » anéantir ». La vertu avoit tant d'empire fur cette ame fi noble & fi pure, qu'elle fe défendoit en quelque forte de penfer:

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à Lorménil: cette femme estimable fe

redouroit plus encore qu'elle n'appréhen doit Daramant, & elle fuyoit jufqu'à l'ombre du reproche. On avouera ici avec l'Auteur de cette anecdote, que peu de cœurs portent l'amour de la vertu à cette délicateffe ; & il ne faut pas fe le diffimuler, une malheureuse créature,fou mife involontairement à un joug auffi rigoureux que celui d'Ermance, faifit tout ce qui peut la confoler; elle goûte une espèce de dédommagement à s'occuper en fecret de l'objet qu'elle a lieu de regretter.

Un feul enfant étoit le fruit de ce mariage, formé fous de fi cruels aufpices: il réunifloit tous les fentimens de fa mère, qui éprouvoit chaque jour de nouveaux emportemens de la part de fon époux. Ermance dévoroit en fecret fes ennuis & craignoit d'en faire la confidence à fon amie la plus intime. Elle étoit perfuadée que le premier devoir d'une femme est de tenir le voile abaiffé fur les erreurs de fon mari. Cet homme devenoit de jour en jour plus fombre & plus emporté. On nous le repréfente ici pallant avec la même vivacité de la tendre fe à la fureur. Il accabloit Ermance de reproches, d'ou

trages, fe précipitoit enfuite à fes genoux, & imploroit un pardon que bientôt il celloit de mériter. Il étoit devenu l'ami d'un Officier, diftingué par fa nailfance & par fon mérite perfonnel: cet Officier étoit Anglois d'origine, & avoit pris parti dans le fervice de France. Blinford, c'eft fon nom, étoit d'autant plus aimable, qu'il réunifloit à une belle phyfionomie, un cœur fufceptible du fentiment le plus profond & le plus délicat; d'ailleurs d'une pureté de mœurs peu commune, & qu'il portoit à un degré rarement connu de notre jeunefle Françoife: fon âge étoit de vingt-huit à trente ans. La mort d'une jeune perfonne qu'il devoit époufer, lui avoit laiflé une mélancolie qui augmentoit l'intérêt que fon abord faifoit naître : il avoit renoncé à l'amour ; & pour fe confoler, il recherchoit les douceurs de l'amitié. Daramant, enchanté de cette nouvelle connoiffance, préfente Blinford à fa femme, qui lui marque une forte de froideur, dont fon mari s'apperçoir. La compagnie retirée, il demande à fon épouse la raison de cet accueil fi peu prévenant qu'elle a fait à fon ami. « Vous le favez, Monfieur, répond Ermance en jetant un profond foupir: vous n'igno

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»rez point votre malheureux penchant » à recevoir & à nourrir des foupçons indignes de nous deux. Eh! pourquoi » chercher les occafions d'enflammer vo» tre caractère? Laiffez-moi fuir la fociété: » le monde n'eft fait ni pour vous, ni » pour moi ». Daramant chercha à raffurer fa femme par des fermens qu'il accompagnoit des careffes les plus touchantes. Mais cette femme infortunée ne pouvoit fe diffimuler qu'il n'étoit point au pouvoir de fon mari de réformer jamais fon caractère jaloux. Cet homme fi estimable qu'il avoit appelé dans fa maison, Blinford lui-même, n'étoit point à l'abri de fes foupçons ombrageux. La trifte Ermance s'en étoit apperçue plus d'une fois, & c'est ce qui augmentoit le chagrin qui ne ceffoit de la confumer. Elle croyoit à la probité de Blinford. Elle crut donc pouvoir lui faire une confidence toujours défagréable pour une époufe qui connoît toute l'étendue de fes devoirs, & n'en veut blesser aucun. Elle lui laissa entrevoir à travers tous les ménagemens d'une femme circonfpecte, ce qu'elle auroit voulu fe cacher à elle-même. Blinford a foupçonné que Daramant étoit jaloux. Ermance pria l'Anglois de venir moins

fouvent, de faifir enfin quelque prétexte qui l'éloignât de la maison de Daramant, fans que cet homme inquiet puiffe foupçonner que fon ami a été prévenu fur ce fujer. L'Anglois témoigna tous fes regrets d'être privé de la fociété de Daramant: il redit combien il lui étoit cher; & en même temps, quelque chagrin que cette féparation lui faffe reffentir, il renouvelle à l'épouse de fon ami la promeffe de ne plus fe remontrer à fes yeux,

Ermance traînoit depuis long-temps une fanté languiffante. Les combats éternels qu'elle avoit à foutenir pour dompter la profonde langueur qui la confumoit, peut être la néceffité cruelle d'inftruire un étranger de ces fecrets qui doivent refter enfevelis entre un mari & une femme: ces affauts multipliés, déterminent l'effet d'une révolution violente; elle fe lève tout à coup, & fe précipite vers fa cheminée, comme pour tirer fa fonnette.. Blinford s'apperçoit qu'elle fe trouve mal: elle eft prête à tomber; il vole vers elle, la foutient dans fes bras, & cherche à la rappeler au jour: la porte s'ouvre ; Daramant entre enflammé de fureur, l'épée à la main, & court la plonger dans le fein de fon ami, en s'écriant: « traître! reçois

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