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des phrases rompues; en rassemblant celles qui se rattachaient visiblement à son sujet, nous avouons que nous nous sommes peu préoccupés de la question de forme, très-secondaire à nos yeux ; nous n'avons pensé qu'à conserver dans leur enveloppe élégante ou rudimentaire tous les germes de vérités.

Nous ne pouvions, sur un tableau si précieux, essayer des restaurations qui eussent fait tache. Nous avons laissé les lacunes; sauf deux ou trois indications qu'il nous a paru nécessaire de développer un peu, nos notes se bornent à des renvois aux autres ouvrages de l'auteur et partout nous les avons signées de nos initiales pour les distinguer de celles de Bastiat.

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On doit s'attendre à rencontrer quelques répétitions. D'abord Bastiat s'y laissait aller assez volontiers (bis repetita docent, dit-il quelque part); et d'ailleurs il en eût fait disparaître une partie s'il eût pu, suivant son intention, remanier entièrement son œuvre. Voici une note curieuse sur le plan qu'il comptait définitivement adopter : « J'a« vais d'abord pensé à commencer par l'exposition des Harmonies Économiques, et par conséquent à ne traiter que des sujets purement « économiques: Valeur, Propriété, Richesse, Concurrence, Salaire, « Population, Monnaie, Crédit, etc. — Plus tard, si j'en avais eu le « temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la « Constitution humaine, du Moteur social, de la Responsabilité, de la Solidarité, etc... L'œuvre ainsi conçue était commencée, quand je « me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer << ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que « l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. Il n'était plus temps; puissé-je réparer ce défaut dans une autre édition!..... » L'auteur seul pouvait remanier son livre. Nous avons suivi tout simplement l'ordre indiqué dans une table des chapitres écrite de la main de Bastiat, qu'il nous avait communiquée avant son départ pour l'Italie, et qu'on trouvera au commencement du chapitre XI, (page 335).

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L'ouvrage ainsi divisé eût formé trois volumes au moins.

Il est à remarquer que, dans ses manuscrits, Bastiat a laissé peu de choses sur les questions économiques de détail. La partie nouvelle des Harmonies présente surtout des vues d'ensemble, de précieux morceaux de philosophie sociale, comme Responsabilité et Solidarité, Moteur social, Services privés, Services publics, etc. On dirait que, pressé par le temps, il s'est hâté de jalonner de haut les contours et les grandes divisions du champ de la science, bien assuré qu'avec ces

points de repère les géomètres sauraient mesurer les détails et fouiller les recoins oubliés.

La vie et les écrits de Bastiat méritent d'occuper et occuperont bientôt une haute intelligence, une plume exercée. En attendant, qu'il nous soit permis, comme manifestation de nos sentiments pour un ami qui n'est plus, de dire un mot de sa carrière scientifique. — Elle a été bien courte (de 1845 à 1850). Mais du jour où la question du libre échange l'a fait sortir du fond de ses Landes, une activité dévorante s'est emparée de cette nature studieuse et modeste; sa plume ne s'est plus reposée; il a jeté ses vérités à pleines mains et à tout venant, comme s'il eût pressenti qu'il n'aurait pas le temps de dépenser un trésor amassé par vingt ans de travaux obscurs.

Les deux charmants volumes des Sophismes Économiques, l'ouvrage sur la Ligue anglaise, d'importants travaux dans le Journal des Économistes et ailleurs, environ cent articles dans le Journal du Libre Échange, qu'il dirigeait, des excursions et des discours dans les grandes villes de commerce, une volumineuse correspondance, des plans de propagande et d'association, un cours gratuit d'Économie Politique commencé dans la salle Taranne, etc., tout cela n'est qu'une partie du vaste travail qu'accusent ses ébauches manuscrites. Après la révolution de février, qui l'envoya à la chambre, son talent grandit avec la sphère où il se développait, et les dangers qu'il avait à combattre.

Ses petits livres sont des chefs-d'œuvre; tour à tour, ou tout à la fois Économiste précis, philosophe profond, politique à larges vues, la lumière semble jaillir de la question qu'il touche, et là où il a passé il n'y a plus rien à faire. Sa manière plus ample a bien toujours la bonhomie rieuse, la boutade de raison imprévue, le goût de terroir méridional de Montaigne; mais il ne joue plus avec la forme comme dans les Sophismes, il ne s'amuse plus à donner au bon sens les facettes du paradoxe; il va simplement au but; c'est l'homme qui a pris son rang par la force des choses, il sait ce qu'il vaut, il est lui-même. Bastiat, en même temps, jetait aux journaux quelques vives répliques, et allait combattre Proudhon jusque dans les colonnes de la Voix du peuple.

A la chambre, où son attitude d'inflexible raison était honorée de tous mais isolée, il parla peu; mais on trouve dans ses manuscrits des notes et des fragments de discours sur la plupart des importantes questions qui s'agitaient alors. La faiblesse de son organe, déjà gravement affecté, l'éloignait de la tribune. Il n'y parut que deux ou trois fois, et toujours d'une manière remarquable. Au reste, l'atmosphère tumultueuse de la polique ne lui convenait pas. Sa nature

nerveuse et impatiente du faux devait y être étrangement torturée.... Il se réfugia dans une œuvre d'avenir en écrivant les Harmonies.

Le lecteur tient le livre, il serait ridicule de l'analyser ici. Signalons seulement cette vive clarté, jetée dès le début sur toute la science par la distinction radicale entre l'utilité et la valeur. De là résulte l'accord de la Propriété et de la Communauté, et l'accroissement continu du fonds commun et gratuit, qui se développe comme la surface d'un cercle immense, pendant que la propriété, pionnier infatigable, occupe tout le périmètre extérieur, qu'elle pousse sans cesse en avant par ses conquêtes.

L'école anglaise, partie d'un point de vue trop matériel, avait prêté le flanc au socialisme. Il était temps de se dégager de la solidarité dangereuse d'une partie de ses doctrines. Bastiat l'a compris ; comme philosophie, il se rattache aux physiocrates. La richesse pour lui n'est qu'une forme, un accident; la réalité, le but, il les voit, comme Quesnay, dans l'utilité, le bien-être, disons mieux, dans le développement intellectuel et moral de l'homme. Plus explicite encore dans ses manuscrits, il dit que la science doit exposer « comment se crée, se distribue, se consomme (expression éminemment juste) - le bien-être. » Remarquez qu'il ne dit pas, comme l'école anglaise, la richesse et la valeur : car, au contraire, « la valeur, c'est le mal, le signe de l'obstacle. La fin de l'activité humaine est d'anéantir sans cesse la valeur au profit de P'utilité et du bien-être pour chaque résultat donné. » Point de vue dont l'importance originelle n'a pas été peut-être assez sentie: car, si vous posez la valeur comme fin de l'évolution, pour être conséquents, il faut que vous établissiez la prédominance de l'intérêt du producteur; et c'est là le triste écueil où sont venus, à propos des machines, de la concurrence, de la liberté des échanges, échouer Sismondi' et Proudhon.Si, au contraire, la valeur n'est que l'accident, si le but c'est l'utilité, la satisfaction; la contradiction disparaît, et vous n'avez devant vous que l'intérêt de l'homme en tant que consommateur, l'intérêt de tous, l'intérêt éminemment social.

Mais la pensée supérieure qui a conduit Bastiat, le flambeau qui lui a permis de porter jusque dans les questions de détail cette lucidité, cette précision mathématique dont il a le secret, c'est qu'avant toute chose il s'est attaché au principe de Justice; c'est qu'il a affirmé l'identité absolue de ces trois mots vrai, juste et utile. Quand l'école qui prétend partir du fait dit : « la Propriété est nécessaire à l'ordre social, ses conséquences sont admirables, mais en principe c'est un privilége, un monopole, une usurpation, etc. ; » elle tombe dans une contradiction flagrante. Car - ou la propriété est une base nécessaire

de la société, une loi de Dieu, et alors elle est nécessairement juste et logique; reste à la mieux comprendre; - ou la propriété est en effet un privilége, une injustice, et alors ce n'est plus qu'une forme contingente, conventionnelle, imparfaite, que l'homme peut et doit changer.

Bastiat, lui, s'est posé a priori cet axiome, ou, si l'on veut, cet acte de foi Toutes les lois naturelles, toutes les vérités, de quelque ordre qu'elles soient, sont nécessairement harmoniques; toutes les connaissances auxquelles il est donné à l'homme d'atteindre sont, selon la belle image de Proudhon, les projections d'une même vérité idéale, inaccessible, sur des plans plus ou moins fuyants, plus ou moins rapprochés de nous. « Ainsi, a dit Bastiat, les sciences, sans sortir de leurs sphères, se vérifient l'une par l'autre : l'utile n'est que l'aspect pratique du juste.» Et quand la science semblera conduite à une dissidence quelconque entre le juste et l'utile, c'est qu'elle se sera trompée; il faut qu'elle revoie ses prémisses et les change.

Les hommes forts disent les grandes choses naturellement; cette simplicité est le caractère propre du génie, et il ne faut pas que le lecteur se méprenne sur la forme modeste que Bastiat donne à sa pensée. L'idée première de l'harmonie universelle est immense; c'est le terrain commun où se donneront la main tant d'écoles antagoniques qui toutes s'attirent par quelque vérité et s'excluent par quelque erreur. Quant à l'application qu'il en a faite aux théories de la valeur, de la propriété, etc., il se peut qu'on essaye encore de la discuter; il le faut même pour qu'elle fasse son chemin plus rapidement. Mais nous avons pleine confiance dans son avenir.

Bastiat ne devait pas achever son œuvre. Sa santé, déjà profondément altérée, déclinait rapidement sans qu'il parût s'en préoccuper, sans qu'il voulût quitter son poste de combat. Pourtant, à certaines phrases empreintes de tristes pressentiments, et plus encore peut-être à l'entassement d'idées qu'on remarque dans les chapitres IX et X de son livre, il est facile de voir qu'il ne se décida à l'écrire qu'au moment où il comprit que ses jours étaient comptés. A la fin de l'été de 1850 il ne pouvait déjà plus parler. Les médecins l'envoyèrent en Italie...-Jusqu'au dernier moment sa science chérie fut sa grande préoccupation: l'idée Chrétienne et l'idée Economique pour lui se confondaient en une même aspiration, en une même foi. Maître de son intelligence jusqu'au bout, son dernier mot fut l'Eurèka d'Archimède: La vérité, disait-il de cette voix qui était à peine un mouvement des lèvres, la vérité, je la vois, je ne puis plus la dire....

Il faut longtemps pour classer un homme, et Bastiat a disparu avant qu'on l'ait mis à sa vraie place. Peut-être l'éclat même de ses débuts

a-t-il contribué à faire autour de son nom une sorte de malentendu

qui dure encore:

La vivacité, la fraîcheur de son talent semblait donner un démenti au sérieux de ses études, comme sa place à la tête d'une ligue brillante et remuante contrastait avec ses goûts de solitude et sa constante passion pour l'obscurité. Son esprit généralisateur a été un moment englouti dans une question spéciale; pour bien des publicistes, Bastiat est le synonyme de Libre Échange. Certes, la liberté est une grande chose, surtout quand on la fait, comme Cobden, passer du principe au fait; mais Bastiat a d'autres titres encore, et dans sa vie comme dans son œuvre le Libre Échange n'est qu'un chapitre de détail. Que de gens superficiels l'ont pris, à la forme de ses premiers essais, pour un pamphlétaire mordant de l'école de Paul-Louis, un polémiste tapageur et paradoxal; lui, nature modeste et bonne, dont la malice est toujours caressante, dont l'originalité est le pur bon sens! — Que d'honnêtes conservateurs se figurent comme un révolutionnaire et un utopiste l'homme qui a frappé au cœur le principe même des révolutions et des utopies! - Et ne trouverait-on pas encore quelques personnes qui regardent, ou affectent de regarder comme un habile vulgarisateur, cet économiste éminent qu'un seul volume (nous devrions presque dire un essai) a mis au niveau des plus grands noms de la science?

Ces hésitations de l'opinion n'ont rien qui nous étonne. Quand un homme n'a jamais exploité une passion, ni flatté une coterie; quand, insoucieux de l'effet et content d'être utile, il a toujours accepté le poste qu'on lui assignait, toujours couru sans condition au danger du moment; quand, au lieu de se dire orgueilleusement: Les intelligences d'élite me devineront, il veut, au contraire, que tous le comprennent, et met sa science au niveau du sol, il est tout simple qu'on le prenne au mot, qu'on le mesure à la taille qu'il se fait, qu'on le laisse un peu de côté pendant qu'il s'efface. L'abnégation isole, et les astres qui gravitent sur eux-mêmes ont seuls des planètes et des satellites autour d'eux.

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Non, on ne passe pas pour grand homme quand on est si bon homme. Mais aussi, il faut en convenir, cette haute bonté, cette exquise droiture de cœur est comme le riche terrain où germe naturellement la vérité. De la justesse de conscience morale, qui fait l'honnête homme, à cette pureté de conscience intellectuelle, qui fait le penseur, il n'y a qu'une nuance insensible, et l'on peut dire qu'une remarquable intelligence, quand elle se joint à un admirable cœur, devient du génie. Bastiat était une de ces organisations heureuses à qui le vrai devait

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