Page images
PDF
EPUB

Et, pour tout dire, en un mot :

Entre la Liberté et l'Harmonie.

Et ceci explique comment il se fait qu'encore qu'une sorte de philanthropie sentimentaliste habite leur cœur, la haine découle de leurs lèvres. Chacun d'eux réserve tout son amour pour la société qu'il a rêvée; mais quant à celle où il nous a été donné de vivre, elle ne saurait s'écrouler trop tôt à leur gré afin que sur ses débris s'élève la Jérusalem nouvelle.

J'ai dit que l'école Économiste, partant de la naturelle harmonie des ́ ntérêts, concluait à la Liberté.

Cependant, je dois en convenir, si les économistes, en général, concluent à la Liberté, il n'est malheureusement pas aussi vrai que leurs principes établissent solidement le point de départ : l'harmonie des intérêts.

Avant d'aller plus loin, et afin de vous prémunir contre les inductions qu'on ne manquera pas de tirer de cet aveu, je dois dire un mot de la situation respective du Socialisme et de l'Économie politique.

Il serait insensé à moi de dire que le Socialisme n'a jamais rencontré une vérité, que l'Économie politique n'est jamais tombée dans

une erreur.

Ce qui sépare profondément les deux écoles, c'est la différence des méthodes. L'une, comme l'astrologie et l'alchimie, procède par l'Imagination; l'autre, comnie l'astronomie et la chimie, procède par l'Observation.

Deux astronomes, observant le même fait, peuvent ne pas arriver au même résultat.

Malgré cette dissidence passagère, ils se sentent liés par le procédé commun qui tôt ou tard la fera cesser. Ils se reconnaissent de la même communion. Mais entre l'astronome qui observe et l'astrologue qui imagine, l'abîme est infranchissable, encore que, par hasard, ils se puissent quelquefois rencontrer.

Il en est ainsi de l'Économie politique et du Socialisme.

Les Économistes observent l'homme, les lois de son organisation et les rapports sociaux qui résultent de ces lois. Les Socialistes imaginent une société de fantaisie et ensuite un cœur humain assorti à cette société.

Or, si la science ne se trompe pas, les savants se trompent. Je ne nie donc pas que les Économistes ne puissent faire de fausses observations, et j'ajoute même qu'ils ont nécessairement dû commencer par là.

Mais voici ce qui arrive. Si les intérêts sont harmoniques, il s'ensuit que toute observation mal faite conduit logiquement à l'antagonisme. Quelle est donc la tactique des Socialistes? C'est de ramasser dans les écrits des Économistes quelques observations mal faites, d'en exprimer toutes les conséquences et de montrer qu'elles sont désastreuses. Jusque-là ils sont dans leur droit. Ensuite ils s'élèvent contre l'observateur qui s'appellera, je suppose, Malthus ou Ricardo. Ils sont dans leur droit encore. Mais ils ne s'en tiennent pas là. Ils se tournent contre la science, l'accusant d'être impitoyable et de vouloir le mal. En ceci ils heurtent la raison et la justice: car la science n'est pas responsable d'une observation mal faite. Enfin, ils vont bien plus loin encore. Ils s'en prennent à la société elle-même, ils menacent de la détruire pour la refaire, et pourquoi? Parce que, disent-ils, il est prouvé par la science que la société actuelle est poussée vers un abîme. En cela ils choquent le bon sens : car, ou la science ne se trompe pas, et alors pourquoi l'attaquent-ils ? ou elle se trompe, et, en ce cas, qu'ils laissent la société en repos, puisqu'elle n'est pas menacée.

Mais cette tactique, toute illogique qu'elle est, n'en est pas moins funeste à la science économique, surtout si ceux qui la cultivent avaient la malheureuse pensée, par une bienveillance bien naturelle, de se rendre solidaires les uns des autres et de leurs devanciers. La science est une reine dont les allures doivent être franches et libres. L'atmosphère de la coterie la tue.

Je l'ai déjà dit : il n'est pas possible en économie politique que l'antagonisme ne soit au bout de toute proposition erronée. D'un autre côté, il n'est pas possible que les nombreux écrits des économistes, même les plus éminents, ne renferment quelque proposition fausse. — C'est à nous à les signaler et à les rectifier dans l'intérêt de la science et de la société. Nous obstiner à les soutenir, pour l'honneur du corps, ce serait nous exposer, ce qui est peu de chose, mais exposer la vérité même, ce qui est plus grave, aux coups du socialisme.

Je reprends donc et je dis : La conclusion des économistes est la Liberté. Mais, pour que cette conclusion obtienne l'assentiment des intelligences et attire à elle les cœurs, il faut qu'elle soit solidement fondée sur cette prémisse : Les intérêts, abandonnés à eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien général.

Or, plusieurs d'entre eux, parmi ceux qui font autorité, ont émis des propositions qui, de conséquence en conséquence, conduisent logiquement au mal absolu, à l'injustice nécessaire, à l'inégalité fatale et progressive, -au paupérisme inévitable, etc.

Ainsi, il en est bien peu, à ma connaissance, qui n'aient attribué de la valeur aux agents naturels, aux dons que Dieu avait prodigués gratuitement à sa créature. Le mot valeur implique que ce qui en est pourvu, nous ne le cédons que moyennant rémunération. Voilà donc des hommes, et, en particulier, les propriétaires du sol, vendant contre du travail effectif les bienfaits de Dieu, et recevant une récompense pour des utilités auxquelles leur travail est resté étranger. — Injustice évidente, mais nécessaire, disent ces écrivains.

Vient ensuite la célèbre théorie de Ricardo. Elle se résume ainsi : Le prix des subsistances s'établit sur le travail que demande pour les produire le plus pauvre des sols cultivés. Or l'accroissement de la population oblige de recourir à des sols de plus en plus ingrats. Donc l'humanité tout entière (moins les propriétaires) est forcée de donner une somme de travail toujours croissante contre une égale quantité de subsistances; ou, ce qui revient au même, de recevoir une quantité toujours décroissante de subsistances contre une somme égale de travail; tandis que les possesseurs du sol voient grossir leurs rentes chaque fois qu'on attaque une terre de qualité inférieure. Conclusion : Opulence progressive des hommes de loisir; misère progressive des hommes de travail, soit : Inégalité fatale. Apparaît enfin la théorie plus célèbre encore de Malthus. La population tend à s'accroître plus rapidement que les subsistances, et cela, à chaque moment donné de la vie de l'humanité. Or, les hommes ne peuvent être heureux et vivre en paix s'ils n'ont pas de quoi se nourrir. Il n'y a que deux obstacles à cet excédant toujours menaçant de population: la diminution des naissances, ou l'accroissement de mortalité dans toutes les horribles forines qui l'accompagnent et la réalisent. La contrainte morale, pour être efficace, devrait être universelle, et nul n'y compte. Il ne reste donc que l'obstacle répressif, le vice, la misère, la guerre, la peste, la famine et la mortalité, soit : Paupé

risme inévitable.

[ocr errors]

Je ne mentionnerai pas d'autres systèmes d'une portée moins générale et qui aboutissent aussi à une désespérante impasse. Par exemple, M. de Tocqueville et beaucoup d'autres comme lui disent : Si on admet le droit de primogéniture, on arrive à l'aristocratie la plus concentrée ; si on ne l'admet pas, on arrive à la pulvérisation et à l'improductivité du territoire.

Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces quatre désolants systèmes ne se heurtent nullement. S'ils se heurtaient, nous pourrions nous consoler en pensant qu'ils sont tous faux puisqu'ils se détruisent l'un par l'autre. Mais non, ils concordent, ils font partie d'une même

théorie générale, laquelle, appuyée de faits nombreux et spécieux, paraissant expliquer l'état convulsif de la société moderne, et forte de l'assentiment de plusieurs maîtres de la science, se présente à l'esprit, découragé et confondu, avec une autorité effrayante.

Il reste à comprendre comment les révélateurs de cette triste théorie ont pu poser comme principe l'harmonie des intérêts, el comme conclusion la Liberté.

Car, certes, si l'humanité est fatalement poussée par les lois de la Valeur vers l'Injustice, par les lois de la Rente vers l'Inégalité, par les lois de la Population vers la Misère, rédité vers la Stérilisation,

et par les lois de l'Héil ne faut pas dire que Dieu a fait du monde social, comme du monde matériel, une œuvre harmonique; il faut avouer, en courbant la tête, qu'il s'est plu à le fonder sur une dissonance révoltante et irremédiable.

Il ne faut pas croire, jeunes gens, que les socialistes aient réfuté et rejeté ce que j'appellerai, pour ne blesser personne, la théorie des dissonances. Non, quoi qu'ils en disent, ils l'ont tenue pour vraie ; et c'est justement parce qu'ils la tiennent pour vraie qu'ils proposent de substituer la Contrainte à la Liberté, l'organisation artificielle à l'organisation naturelle, l'œuvre de leur invention à l'œuvre de Dieu. Ils disent à leurs adversaires (et en cela je ne sais s'ils ne sont pas plus conséquents qu'eux) : Si, comme vous l'aviez annoncé, les intérêts humains laissés à eux-mêmes tendaient à se combiner harmonieusement, nous n'aurions rien de mieux à faire qu'à accueillir et glorifier, comme vous, la Liberté. Mais vous avez démontré d'une manière invincible que les intérêts, si on les laisse se développer librement, poussent l'humanité vers l'injustice, l'inégalité, le paupérisme et la stérilité. Eh bien, nous réagissons contre votre théorie précisément parce qu'elle est vraie; nous voulons briser la société actuelle précisément parce qu'elle obéit aux lois fatales que vous avez décrites; nous voulons essayer de notre puissance puisque la puissance de Dieu a échoué. Ainsi, on s'accorde sur le point de départ, on ne se sépare que sur la conclusion.

Les Économistes auxquels j'ai fait allusion disent: Les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal; mais il faut se garder de troubler leur action, parce qu'elle est heureusement contrariée par d'autres lois secondaires qui retardent la catastrophe finale, et toute intervention arbitraire ne ferait qu'affaiblir la digue sans arrêter l'élévation fatale du flot.

Les Socialistes disent: Les grandes lois providentielles précipitent

la société vers le mal; il faut les abolir et en choisir d'autres dans notre inépuisable arsenal.

⚫ Les Catholiques disent: Les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal; il faut leur échapper en renonçant aux intérêts humains, en se réfugiant dans l'abnégation, le sacrifice, l'ascétisme et la résignation.

Et au milieu de ce tumulte, de ces cris d'angoisse et de détresse, de ces appels à la subversion ou au désespoir résigné, j'essaye de faire entendre cette parole devant laquelle, si elle est justifiée, toute dissidence doit s'effacer : Il n'est pas vrai que les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal.

Ainsi, toutes les écoles se divisent et combattent à propos des conclusions qu'il faut tirer de leur commune prémisse. Je nie la prémisse. N'est-ce pas le moyen de faire cesser la division et le combat?

L'idée dominante de cet écrit, l'harmonie des intérêts, est simple. La simplicité n'est-elle pas la pierre de touche de la vérité? Les lois de la lumière, du son, du mouvement nous semblent d'autant plus vraies qu'elles sont plus simples: pourquoi n'en serait-il pas de même de la loi des intérêts?

Elle est conciliante. Quoi de plus conciliant que ce qui montre l'accord des industries, des classes, des nations et même des doctrines!

Elle est consolante, puisqu'elle signale ce qu'il y a de faux dans les systèmes qui ont pour conclusion le mal progressif.

Elle est religieuse, car elle nous dit que ce n'est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire.

Elle est pratique, et l'on ne peut certes rien concevoir de plus aisément pratique que ceci : Laissons les hommes travailler, échanger, apprendre, s'associer, agir et réagir les uns sur les autres, puisque aussi bien, d'après les décrets providentiels, il ne peut jaillir de leur spontanéité intelligente qu'ordre, harmonie, progrès, le bien, le mieux, le mieux encore, le mieux à l'infini.

Voilà bien, direz-vous, l'optimisme des économistes ! Ils sont tellement esclaves de leurs propres systèmes, qu'ils ferment les yeux aux faits de peur de les voir. En face de toutes les misères, de toutes les injustices, de toutes les oppressions qui désolent l'humanité, ils nient imperturbablement le mal. L'odeur de la poudre des insurrections n'atteint pas leurs sens blasés; les pavés des barricades n'ont pas pour eux de langage; et la société s'écroulera qu'ils répéteront encore: «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »>

« PreviousContinue »