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humaines, passent cependant pour des axiomes si bien établis, qu'on en fait la base de nos lois industrielles et commerciales? L'échange produit à cet égard une illusion dont ne savent pas se préserver les esprits de la meilleure trempe, et j'affirme que l'économie politique aura atteint son but et rempli sa mission quand elle aura définitivement démontré ceci : Ce qui est vrai de l'homme est vrai de la société. L'homme isolé est à la fois producteur et consommateur, inventeur et entrepreneur, capitaliste et ouvrier; tous les phénomènes économiques s'accomplissent en lui, et il est comme un résumé de la société. De même l'humanité, vue dans son ensemble, est un homme immense, collectif, multiple, auquel s'appliquent exactement les vérités observées sur l'individualité même.

J'avais besoin de faire cette remarque, qui, je l'espère, sera mieux justifiée par la suite, avant de continuer ces études sur l'homme. Sans cela, j'aurais craint que le lecteur ne rejetât, comme superflus, les développements, les véritables truismes qui vont suivre.

Je viens de parler des besoins de l'homme, et, après en avoir présenté une énumération approximative, j'ai fait observer qu'ils n'étaient pas d'une nature stationnaire, mais progressive; cela est vrai, soit qu'on les considère chacun en lui-même, soit surtout qu'on embrasse leur ensemble dans l'ordre physique, intellectuel et moral. Comment en pourrait-il être autrement? Il est des besoins dont la satisfaction est exigée, sous peine de mort, par notre organisation; et, jusqu'à un certain point, on pourrait soutenir que ceux-là sont des quantités fixes, encore que cela ne soit certes pas rigoureusement exact: car, pour peu qu'on veuille bien ne pas négliger un élément essentiel, la puissance de l'habitude, et pour peu qu'on condescende à s'examiner soi-même avec quelque bonne foi, on sera forcé de convenir que les besoins même les plus grossiers, comme celui de manger, subissent, sous l'influence de l'habitude, d'incontestables transformations; et tel qui déclamera ici contre cette remarque, la taxant de matérialisme et d'épicurisme, se trouverait bien malheureux si, le prenant au mot, on le réduisait au brouet noir des Spartiates ou à la pitance d'un anachorète. Mais, en tout

cas, quand les besoins de cet ordre sont satisfaits d'une manière assurée et permanente, il en est d'autres qui prennent leur source dans la plus expansible de nos facultés, le désir. Conçoit-on un moment où l'homme ne puisse plus former de désirs, mème raisonnables ? N'oublions pas qu'un désir qui est déraisonnable à un certain degré de civilisation, à une époque où toutes les puissances humaines sont absorbées pour la satisfaction des besoins inférieurs, cesse d'ètre tel quand le perfectionnement de ces puissances ouvre devant elles un champ plus étendu. C'est ainsi qu'il eût été déraisonnable, il y a deux siècles, et qu'il ne l'est pas aujourd'hui, d'aspirer à faire dix lieues à l'heure. Prétendre que les besoins et les désirs de l'homme sont des quantités fixes et stationnaires, c'est méconnaître la nature de l'âme, c'est nier les faits, c'est rendre la civilisation inexplicable.

Elle serait inexplicable encore si, à côté du développement indéfini des besoins, ne venait se placer, comme possible, le développement indéfini des moyens d'y pourvoir. Q'importerait, pour la réalisation du progrès, la nature expansible des besoins, si, à une certaine limite, nos facultés ne pouvaient plus avancer, si elles rencontraient une borne immuable?

Ainsi, à moins que la nature, la Providence, quelle que soit la puissance qui préside à nos destinées, ne soit tombée dans la plus choquante, la plus cruelle contradiction, nos désirs étant indéfinis, la présomption est que nos moyens d'y pourvoir le sont aussi.

Je dis indéfinis et non point infinis, car rien de ce qui tient à l'homme n'est infini. C'est précisément parce que nos désirs et nos facultés se développent dans l'infini, qu'ils n'ont pas de limites assignables, quoiqu'ils aient des limites absolues. On peut citer une multitude de points, au-dessus de l'humanité, auxquels elle ne parviendra jamais, sans qu'on puisse dire pour cela qu'il arrivera un instant où elle cessera de s'en rapprocher 1. Je ne voudrais pas dire non plus que le désir et le moyen mar

1 Loi mathématique très-fréquente et très-méconnue en économie politique.

chent parallèlement et d'un pas égal. Le désir court, et le moyen suit en boitant.

Cette nature prompte et aventureuse du désir, comparée à la lenteur de nos facultés, nous avertit qu'à tous les degrés de la civilisation, à tous les échelons du progrès, la souffrance, dans une certaine mesure, est et sera toujours le partage de l'homme. Mais elle nous enseigne aussi que cette souffrance a une mission, puisqu'il serait impossible de comprendre que le désir fùt l'aiguillon de nos facultés, s'il les suivait au lieu de les précéder. Cependant n'accusons pas la nature d'avoir mis de la cruauté dans ce mécanisme, car il faut remarquer que le désir ne se transforme en véritable besoin, c'est-à-dire en désir douloureux, que lorsqu'il a été fait tel par l'habitude d'une satisfaction permanente, en d'autres termes, quand le moyen a été trouvé et mis irrévocablement à notre portée 1.

Nous avons aujourd'hui à examiner cette question : Quels sont les moyens que nous avons de pourvoir à nos besoins?

Il me semble évident qu'il y en a deux : la Nature et le Travail, les dons de Dieu et les fruits de nos efforts, ou, si l'on veut, l'application de nos facultés aux choses que la nature a mises à notre service.

Aucune école, que je sache, n'a attribué à la nature seule la satisfaction de nos besoins. Une telle assertion est trop démentie par l'expérience, et nous n'avons pas à étudier l'économie polilique pour nous apercevoir que l'intervention de nos facultés est nécessaire.

Mais il y a des écoles qui ont rapporté au travail seul ce privilége. Leur axiome est : Toute richesse vient du travail; le travail, c'est la richesse.

Je ne puis m'empêcher de prévenir ici que ces formules, prises au pied de la lettre, ont conduit à des erreurs de doctrine

1 Un des objets indirects de ce livre est de combattre des écoles sentimentalistes modernes qui, malgré les faits, n'admettent pas que la souffrance à un degré quelconque ait un but providentiel. Comme ces écoles disent procéder de Rousseau, je dois leur citer ce passage du maître: « Le mal que nous voyons n'est pas un mal absolu; et, loin de combattre directe ent le bien, il concourt avec lui à l'harmonie universelle. »

énormes et, par suite, à des mesures législatives déplorables. J'en parlerai ailleurs.

Ici, je me borne à établir, en fait, que la nature et le travail coopèrent à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs.

Examinons les faits.

Le premier besoin que nous avons placé en tête de notre nomenclature, c'est celui de respirer. A cet égard, nous avons déjà constaté que la nature fait, en général, tous les frais, et que le travail humain n'a à intervenir que dans certains cas exceptionnels, comme, par exemple, quand il est nécessaire de purifier l'air.

Le besoin de nous désaltérer est plus ou moins satisfait par la Nature, selon qu'elle nous fournit une eau plus ou moins rapprochée, limpide, abondante; et le Travail a à concourir d'autant plus, qu'il faut aller chercher l'eau plus loin, la clarifier, suppléer à sa rareté par des puits et des citernes.

La nature n'est pas non plus uniformément libérale envers nous quant à l'alimentation; car qui dira que le travail qui reste à notre charge soit toujours le même si le terrain est fertile ou s'il est ingrat, si la forêt est giboyeuse, si la rivière est poissonneuse, ou dans les hypothèses contraires?

Pour l'éclairage, le travail humain a certainement moins à faire là où la nuit est courte que là où il a plu au soleil qu'elle fût longue.

Je n'oserais pas poser ceci comme une règle absolue, mais il me semble qu'à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des besoins, la coopération de la nature s'amoindrit et laisse plus de place à nos facultés. Le peintre, le statuaire, l'écrivain même sont réduits à s'aider de matériaux et d'instruments que la nature seule fournit; mais il faut avouer qu'ils puisent dans leur propre génie ce qui fait le charme, le mérite, l'utilité et la valeur de leurs œuvres. Apprendre est un besoin que satisfait presque exclusivement l'exercice bien dirigé de nos facultés intellectuelles. Cependant, ne pourrait-on pas dire qu'ici encore la nature nous aide en nous offrant, à des degrés divers, des objets d'observation et de comparaison? A travail égal, la botanique, la géologie, l'histoire naturelle peuvent-elles faire partout des progrès égaux?

Il serait superflu de citer d'autres exemples. Nous pouvons déjà constater que la nature nous donne des moyens de satisfaction à des degrés plus ou moins avancés d'utilité (ce mot est pris dans le sens étymologique, propriété de servir). Dans beaucoup de cas, dans presque tous les cas, il reste quelque chose à faire au travail pour rendre cette utilité complète; et l'on comprend que cette action du travail est susceptible de plus ou de moins, dans chaque circonstance donnée, selon que la nature a elle-même plus ou moins avancé l'opération.

On peut donc poser ces deux formules.

1° L'utilité est communiquée, quelquefois par la nature seule, quelquefois par le Travail seul, presque toujours par la coopération de la Nature et du Travail ;

2o Pour amener une chose à son état complet d'UTILITÉ, l'action du Travail est en raison inverse de l'action de la Nature.

De ces deux propositions combinées avec ce que nous avons dit de l'expansibilité indéfinie des besoins, qu'il me soit permis de tirer une déduction dont la suite démontrera l'importance. Si deux hommes, supposés être sans relations entre eux, se trouvent placés dans des situations inégales, de telle sorte que la nature, libérale pour l'un, ait été avare pour l'autre, le premier aura évidemment moins de travail à faire pour chaque satisfaction donnée; s'ensuit-il que cette partie de ses forces, pour ainsi dire laissées ainsi en disponibilité, sera nécessairement frappée d'inertie, et que cet homme, à cause de la libéralité de la nature, sera réduit à une oisiveté forcée? Non; ce qui s'ensuit, c'est qu'il pourra, s'il le veut, disposer de ces forces pour agrandir le cercle de ses jouissances; qu'à travail égal, il se procurera deux satisfactions au lieu d'une; en un mot, que le progrès lui sera plus facile.

Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu'aucune science, pas même la géométrie, ne présente, à son point de départ, des vérités plus inattaquables. Que si l'on venait à me prouver, cependant, que toutes ces vérités sont autant d'erreurs, on aurait détruit en moi non-seulement la confiance qu'elles m'inspirent, mais la base de toute certitude et la foi en l'évidence même ; car de quel raisonnement se pourrait-on servir, qui méritât mieux l'acquiescement de la raison que celui qu'on aurait

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