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les noms d'égoïsme, d'individualisme, est indestructible. La nature a placé la sensibilité à l'extrémité de nos nerfs, à toutes les avenues du cœur et de l'intelligence, comme une sentinelle avancée, pour nous avertir quand il y a défaut, quand il y a excès de satisfaction. La douleur a donc une destination, une mission. On a demandé souvent si l'existence du Mal pouvait se concilier avec la bonté infinie du Créateur, redoutable problème que la philosophie agitera toujours et ne parviendra probablement jamais à résoudre. Quant à l'économie politique, elle doit prendre l'homme tel qu'il est, d'autant qu'il n'est pas donné à l'imagination elle-même de se figurer, encore moins à la raison de concevoir, un être animé et mortel exempt de douleur. Tous nos efforts seraient vains pour comprendre la sensibilité sans la douleur ou l'homme sans la sensibilité.

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De nos jours, quelques écoles sentimentalistes rejettent comme fausse toute science sociale qui n'est pas arrivée à une combinaison au moyen de laquelle la douleur disparaisse de ce monde. Elles jugent sévèrement l'économie politique, parce qu'elle admet ce qu'il est impossible de nier la souffrance. Elles vont plus loin, elles l'en rendent responsable. C'est comme si l'on attribuait la fragilité de nos organes au physiologiste qui les étudie.

Sans doute, on peut se rendre pour quelque temps populaire, on peut attirer à soi les hommes qui souffrent et les irriter contre l'ordre naturel des sociétés, en annonçant qu'on a dans la tête un plan d'arrangement social artificiel où la douleur, sous aucune forme, ne peut pénétrer. On peut même prétendre avoir dérobé le secret de Dieu et interprété sa volonté présumée en bannissant le mal de dessus la terre. Et l'on ne manque pas de traiter d'impie la science qui n'affiche pas une telle prétention, l'accusant de méconnaitre ou de nier la prévoyance ou la puissance de l'auteur des choses.

En même temps, ces écoles font une peinture effroyable des sociétés actuelles, et elles ne s'aperçoivent pas que, s'il y a impiété à prévoir la souffrance dans l'avenir, il n'y en a pas moins à la constater dans le passé ou dans le présent. Car l'infini n'admet pas de limites; et si, depuis la création, un seul

homme a souffert dans le monde, cela suffit pour qu'on puisse admettre, sans impiété, que la douleur est entrée dans le plan providentiel.

Il est certainement plus scientifique et plus viril de reconnaître l'existence des grands faits naturels qui non-seulement existent, mais sans lesquels l'humanité ne se peut concevoir.

Ainsi, l'homme est sujet à la souffrance, et, par conséquent, la société aussi.

La souffrance a une fonction dans l'individu, et, par conséquent, dans la société aussi.

L'étude des lois sociales nous révélera que la mission de la souffrance est de détruire progressivement ses propres causes, de se circonscrire elle-même dans des limites de plus en plus étroites, et, finalement, d'assurer, en nous la faisant acheter et mériter, la prépondérance du Bien et du Beau.

La nomenclature qui précède met en première ligne les besoins matériels.

Noùs vivons dans un temps qui me force de prémunir encore ici le lecteur contre une sorte d'afféterie sentimentaliste fort à la mode.

Il y a des gens qui font très-bon marché de ce qu'ils appellent dédaigneusement besoins matériels, satisfactions matérielles. lls me diront, sans doute, comme Bélise à Chrysale :

Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
D'un prix à mériter seulement qu'on y pense?

Et, quoiqu'en général bien pourvus de tout, ce dont je les félicite sincèrement, ils me blâmeront d'avoir indiqué comme un de nos premiers besoins celui de l'alimentation, par exemple.

Certes, je reconnais que le perfectionnement moral est d'un ordre plus élevé que la conservation physique. Mais, enfin, sommes-nous tellement envahis par cette manie d'affectation déclamatoire, qu'il ne soit plus permis de dire que, pour se perfectionner, encore faut-il vivre? Préservons-nous de ces puérilités qui font obstacle à la science. A force de vouloir passer pour philanthrope, on devient faux; car c'est une chose contraire au raisonnement comme aux faits que le développement mo

ral, le soin de la dignité, la culture des sentiments délicats, puissent précéder les exigences de la simple conservation. Cette sorte de pruderie est toute moderne. Rousseau, ce panégyriste enthousiaste de l'état de nature, s'en était préservé; et un homme doué d'une délicatesse exquise, d'une tendresse de cœur pleine d'onction, spiritualiste jusqu'au quiétisme, et stoïcien pour lui-mème, Fénelon, disait : « Après tout, la solidité de l'esprit consiste à vouloir s'instruire exactement de la manière dont se font les choses qui sont le fondement de la vie humaine. Toutes les grandes affaires roulent là-dessus. >>

Sans prétendre donc classer les besoins dans un ordre rigoureusement méthodique, nous pouvons dire que l'homme ne saurait diriger ses efforts vers la satisfaction des besoins moraux de l'ordre le plus noble et, le plus élevé qu'après avoir pourvu à ceux qui concernent la conservation et l'entretien de la vie. D'où nous pouvons déjà conclure que toute mesure législative qui rend la vie matérielle difficile nuit à la vie morale des nations, harmonie que je signale en passant à l'attention du lecteur.

Et puisque l'occasion s'en présente, j'en signalerai une autre. Puisque les nécessités irrémissibles de la vie matérielle sont un obstacle à la culture intellectuelle et morale, il s'ensuit que l'on doit trouver plus de vertus chez les nations et parmi les classes aisées que parmi les nations et les classes pauvres. Bon Dieu ! que viens-je de dire, et de quelles clameurs ne suis-je pas assourdi! C'est une véritable manie de nos jours, d'attribuer aux classes pauvres le monopole de tous les dévouements, de toutes les abnégations, de tout ce qui constitue dans l'homme la grandeur et la beauté morale; et cette manie s'est récemment développée encore sous l'influence d'une révolution qui, faisant arriver ces classes à la surface de la société, ne pouvait manquer de susciter autour d'elles la tourbe des flatteurs.

Je ne nie pas que la richesse et surtout l'opulence, principalement quand elle est très-inégalement répartie, ne tende à développer certains vices spéciaux.

Mais est-il possible d'admettre d'une manière générale que la vertu soit le privilége de la misère, et le vice le triste et fidèle compagnon de l'aisance? Ce serait affirmer que la culture in

tellectuelle et morale, qui n'est compatible qu'avec un certain degré de loisir et de bien-être, tourne au détriment de l'intelligence et de la moralité.

Et ici, j'en appelle à la sincérité des classes souffrantes ellesmêmes. A quelles horribles dissonances ne conduirait pas un tel paradoxe !

Il faudrait donc dire que l'humanité est placée dans cette affreuse alternative, ou de rester éternellement misérable, ou de s'avancer vers l'immoralité progressive. Dès lors toutes les forces qui conduisent à la richesse, telles que l'activité, l'économie, l'ordre, l'habileté, la bonne foi, sont les semences du vice; tandis que celles qui nous retiennent dans la pauvreté, comme l'imprévoyance, la paresse, la débauche, l'incurie, sont les précieux germes de la vertu. Se pourrait-il concevoir, dans le monde moral, une dissonance plus décourageante? et, s'il en était ainsi, qui donc oserait parler au peuple et formuler devant lui un conseil? Tu te plains de tes souffrances, faudrait-il dire, et tu as hâte de les voir cesser. Tu gémis d'ètre sous le joug des besoins matériels les plus impérieux, et tu soupires après l'heure de l'affranchissement, car tu voudrais aussi quelques loisirs pour développer les facultés intellectuelles et affectives. C'est pour cela que tu cherches à faire entendre ta voix dans la région politique et y stipuler pour les intérêts. Mais sache bien ce que tu désires et combien le succès de tes vœux te serait fatal. Le bien-être, l'aisance, la richesse développent le vice. Garde donc précieusement ta misère et ta vertu.

Les flatteurs du peuple tombent donc dans une contradiction manifeste, quand ils signalent la région de la richesse comme un impur cloaque d'égoïsme et de vice, et qu'en même temps ils le poussent, et souvent, dans leur empressement, par les moyens les plus illégitimes,

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vers cette néfaste région.

Non, un tel désaccord ne se peut rencontrer dans l'ordre naturel des sociétés. Il n'est pas possible que tous les hommes aspirent au bien-être, que la voie naturelle pour y arriver soit l'exercice des plus rudes vertus, et qu'ils n'y arrivent néanmoins que pour tomber sous le joug du vice. De telles déclamations ne sont propres qu'à allumer et entretenir les haines de classes.

Vraies, elles placeraient l'humanité entre la misère ou l'immoralité. Fausses, elles font servir le mensonge au désordre, et, en les trompant, elles mettent aux prises les classes qui se devraient aimer et entr'aider.

Oui, l'inégalité factice, l'inégalité que la loi réalise en troublant l'ordre naturel du développement des diverses classes de la société, cette inégalité est pour toutes une source féconde d'irritations, de jalousie et de vices. C'est pourquoi il faut s'assurer enfin si cet ordre naturel ne conduit pas vers l'égalisation et l'amélioration progressive de toutes les classes, et nous serions arrêtés dans cette recherche par une fin de non-recevoir insurmontable si ce double progrès matériel impliquait fatalement une double dégradation morale.

J'ai à faire sur les besoins humains une remarque importante, fondamentale même, en économie politique : c'est que les besoins ne sont pas une quantité fixe, immuable. Ils ne sont pas stationnaires, mais progressifs par nature.

Ce caractère se remarque même dans nos besoins les plus matériels; il devient plus sensible à mesure qu'on s'élève à ces désirs et à ces goûts intellectuels qui distinguent l'homme de la brute.

Il semble que s'il est quelque chose en quoi les hommes doivent se ressembler, c'est le besoin d'alimentation, car, sauf les cas anormaux, les estomacs sont à peu près les mêmes.

Cependant les aliments qui auraient été recherchés à une époque sont devenus vulgaires à une autre époque, et le régime qui suffit à un lazzarone soumettrait un Hollandais à la torture. Ainsi ce besoin, le plus immédiat, le plus grossier et, par conséquent, le plus uniforme de tous, varie encore suivant l'âge, le sexe, le tempérament, le climat et l'habitude.

Il en est ainsi de tous les autres. A peine l'homme est abrité qu'il veut se loger; à peine il est vêtu, qu'il veut se décorer; à peine il a satisfait les exigences de son corps, que l'étude, la science, l'art, ouvrent devant ses désirs un champ sans limites. C'est un phénomène bien digne de remarque, que la promptitude avec laquelle, par la continuité de la satisfaction, ce qui n'était d'abord qu'un vague désir devient un goût, et ce qui

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