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de fluctuations, de crises et de chômages. Toutes ces causes et mille autres de troubles, d'irritation, de désaffection, de convoitise et de désordre n'auraient plus de raison d'être, et les dépositaires du pouvoir, au lieu de la troubler, concourraient à l'universelle harmonie. Harmonie qui n'exclut pas le mal, mais ne lui laisse que la place de plus en plus restreinte que lui font l'ignorance et la perversité de notre faible nature, que sa mission est de prévenir ou de châtier.

Jeunes gens, dans ce temps où un douloureux Scepticisme semble être l'effet et le châtiment de l'anarchie des idées, je m'estimerais heureux si la lecture de ce livre faisait arriver sur vos lèvres, dans l'ordre des idées qu'il agite, ce mot si consolant, ce mot d'une saveur si parfumée, ce mot qui n'est pas seulement un refuge, mais une force, puisqu'on a pu dire de lui qu'il remue les montagnes, ce mot qui ouvre le symbole des chrétiens: JE CROIS. «Je crois, non d'une foi soumise et aveugle, car il ne s'agit pas du mystérieux domaine de la révélation; mais d'une foi scientifique et raisonnée, comme il convient à propos des choses laissées aux investigations de l'homme. - Je crois que celui qui a arrangé le monde matériel n'a pas voulu rester étranger aux arrangements du monde social, je crois qu'il a su combiner et faire mouvoir harmonieusement des agents libres aussi bien que des molécules inertes. Je crois que sa providence éclate au moins autant, si ce n'est plus, dans les lois auxquelles il a soumis les intérêts et les volontés que dans celles qu'il a imposées aux pesanteurs et aux vitesses. Je crois que tout dans la société est cause de perfectionnement et de progrès, même ce qui la blesse. Je crois que le Mal aboutit au Bien et le provoque, tandis que le Bien ne pent aboutir au Mal, d'où il suit que le Bien doit finir par dominer. — Je crois que l'invincible tendance sociale est une approximation constante des hommes vers un commun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une élévation progressive et indéfinie de cc niveau. — Je crois qu'il suffit au développement graduel et paisible de l'humanité que ses tendances ne soient pas troublées et qu'elles reconquièrent la liberté de leurs mouvements. Je crois ces choses, non parce que je les désire et qu'elles satisfont mon cœur, mais parce que mon intelligence leur donne un assentiment réfléchi. »>

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Ah! si jamais vous prononcez cette parole: JE CROIS, vous serez ardents à la propager, et le problème social sera bientôt résolu, car il est, quoi qu'on en dise, facile à résoudre. Les intérêts sont harmoniques, donc la solution est tout entière dans ce mot: LIBERTÉ.

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ORGANISATION NATURELLE.

ORGANISATION ARTIFICIELLE.

Est-il bien certain que le mécanisme social, comme le mécanisme céleste, comme le mécanisme du corps humain, obéisse à des lois générales? Est-il bien certain que ce soit un ensemble harmonieusement organisé ? Ce qui s'y fait remarquer surtout, n'est-ce pas l'absence de toute organisation ? N'est-ce pas précisément une organisation que recherchent aujourd'hui tous les hommes de cœur et d'avenir, tous les publicistes avancés, tous les pionniers de la pensée ? Ne sommes-nous pas une pure juxtaposition d'individus agissant en dehors de tout concert, livrés aux mouvements d'une liberté anarchique? Nos masses innombrables, après avoir recouvré péniblement et l'une après l'autre toutes les libertés, n'attendent-elles pas qu'un grand génie les coordonne dans un ensemble harmonieux ? Après avoir détruit, ne faut-il pas fonder?

Si ces questions n'avaient d'autre portée que celle-ci : La société peut-elle se passer de lois écrites, de règles, de mesures répressives? Chaque homme peut-il faire un usage illimité de ses facultés, alors même qu'il porterait atteinte aux libertés d'autrui, ou qu'il infligerait un dommage à la communauté tout

entière? En un mot, faut-il voir dans cette maxime: Laissez faire, laissez passèr, la formule absolue de l'économie politique? Si, dis-je, c'était là la question, la solution ne pourrait être douteuse pour personne. Les économistes ne disent pas qu'un homme peut tuer, saccager, incendier, que la société n'a qu'à le laisser faire; ils disent que la résistance sociale à de tels actes se manifesterait de fait, mème en l'absence de tout code; que, par conséquent, cette résistance est une loi générale de l'humanité; ils disent que les lois civiles ou pénales doivent, régulariser et non contrarier l'action de ces lois générales qu'elles supposent. Il y a loin d'une organisation sociale fondée sur les lois générales de l'humanité à une organisation artificielle, imaginée, inventée, qui ne tient aucun compte de ces lois, les nie ou les dédaigne, telle enfin que semblent vouloir l'imposer plusieurs écoles modernes.

Car, s'il y a des lois générales qui agissent indépendamment des lois écrites, et dont celles-ci ne doivent que régulariser l'action, il faut étudier ces lois générales; elles peuvent être l'objet d'une science, et l'économie politique existe. Si, au contraire, la société est une invention humaine, si les hommes ne sont que de la matière inerte, auxquels un grand génie, comme dit Rousseau, doit donner le sentiment et la volonté, le mouvement et la vie, alors il n'y a pas d'économie politique; il n'y a qu'un nombre indéfini d'arrangements possibles et contingents, et le sort des nations dépend du fondateur auquel le hasard aura confié leurs destinées.

Pour prouver que la société est soumise à des lois générales, je ne me livrerai pas à de longues dissertations. Je me bornerai à signaler quelques faits qui, pour être un peu vulgaires, n'en sont pas moins importants.

Rousseau a dit : « Il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui sont trop près de nous. »

Tels sont les phénomènes sociaux au milieu desquels nous vivons et nous nous mouvons. L'habitude nous a tellement familiarisés avec ces phénomènes, que nous n'y faisons plus attention, pour ainsi dire, à moins qu'ils n'aient quelque chose de brusque et d'anormal qui les impose à notre observation.

Prenons un homme appartenant à une classe modeste de la société, un menuisier de village, par exemple, et observons tous les services qu'il rend à la société et tous ceux qu'il en reçoit; nous ne tarderons pas à ètre frappés de l'énorme disproportion apparente.

Cet homme passe sa journée à raboter des planches, à fabriquer des tables et des armoires; il se plaint de sa condition, et cependant que reçoit-il en réalité de cette société, en échange de son travail ?

D'abord, tous les jours, en se levant, il s'habille, et il n'a personnellement fait aucune des nombreuses pièces de son vètement. Or, pour que ces vêtements, tout simples qu'ils sont, soient à sa disposition, il faut qu'une énorme quantité de travail, d'industrie, de transports, d'inventions ingénieuses, ait été accomplie. Il faut que des Américains aient produit du coton, des Indiens de l'indigo, des Français de la laine et du lin, des Brésiliens du cuir; que tous ces matériaux aient été transportés en des villes diverses, qu'ils y aient été ouvrés, filés, tissés, teints, etc.

Ensuite, il déjeune. Pour que le pain qu'il mange lui arrive tous les matins, il faut que des terres aient été défrichées, closes, labourées, fumées, ensemencées; il faut que les récoltes aient été préservées avec soin du pillage; il faut qu'une certaine sécurité ait régné au milieu d'une innombrable multitude; il faut que le froment ait été récolté, broyé, pétri et préparé ; il faut que le fer, l'acier, le bois, la pierre, aient été convertis par le travail en instruments de travail; que certains hommes se soient emparés de la force des animaux, d'autres du poids d'une chute d'eau, etc.: toutes choses dont chacune, prise isolément, suppose une masse incalculable de travail mise en jeu, non-seulement dans l'espace, mais dans le temps.

Cet homme ne passera pas sa journée sans employer un peu de sucre, un peu d'huile, sans se servir de quelques ustensiles.

Il enverra son fils à l'école, pour y recevoir une instruction qui, quoique bornée, n'en suppose pas moins des recherches, des études antérieures, des connaissances dont l'imagination est effrayée.

Il sort: il trouve une rue pavée et éclairée.

On lui conteste une propriété : il trouvera des avocats pour défendre ses droits, des juges pour l'y maintenir, des officiers de justice pour faire exécuter la sentence; toutes choses qui supposent encore des connaissances acquises, par conséquent des lumières et des moyens d'existence.

Il va à l'église elle est un monument prodigieux, et le livre qu'il y porte est un monument peut-être plus prodigieux encore de l'intelligence humaine. On lui enseigne la morale, on éclaire son esprit, on élève son âme; et, pour que tout cela se fasse, il faut qu'un autre homme ait pu fréquenter les bibliothèques, les séminaires, puiser à toutes les sources de la tradition humaine, qu'il ait pu vivre sans s'occuper directement des besoins de son corps.

Si notre artisan entreprend un voyage, il trouve que, pour lui épargner du temps et diminuer sa peine, d'autres hommes ont aplani, nivelé le sol, comblé des vallées, abaissé des montagnes, joint les rives des fleuves, amoindri tous les frottements, placé des véhicules à roues sur des blocs de grès ou des bandes de fer, dompté les chevaux ou la vapeur, etc.

Il est impossible de ne pas être frappé de la disproportion véritablement incommensurable qui existe entre les satisfactions que cet homme puise dans la société et celles qu'il pourrait se donner s'il était réduit à ses propres forces. J'ose dire que, dans une seule journée, il consomme des choses qu'il ne pourrait produire lui-même dans dix siècles.

Ce qui rend le phénomène plus étrange encore, c'est que tous les autres hommes sont dans le même cas que lui. Chacun de ceux qui composent la société a absorbé des millions de fois plus qu'il n'aurait pu produire; et cependant ils ne se sont rien dérobé mutuellement. Et si l'on regarde les choses de près, on s'aperçoit que ce menuisier a payé en services tous les services qui lui ont été rendus. S'il tenait ses comptes avec une rigoureuse exactitude, on se convaincrait qu'il n'a rien reçu sans le payer au moyen de sa modeste industrie; que quiconque a été employé à son service, dans le temps ou dans l'espace, a reçu ou recevra sa rémunération.

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