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de sa causerie, le rendaient éminemment propre à satisfaire l'esprit dans toutes les situations: rêveur, à le bercer dans sa rêverie; sombre, à l'égayer; abattu, à l'animer; fatigué, à le détendre. Un des maîtres que regrette le plus justement l'Université, Hyacinthe Rigaut, d'aimable et spirituelle mémoire, a remarqué qu'une traduction d'Horace figure inévitablement dans les projets d'avenir de ceux qui touchent au terme d'une carrière active, et qu'il n'est guère d'ancien officier-général ou de magistrat en retraite qui n'en fasse l'occupation ou le passetemps entrevu de ses dernières années. D'où vient cela? Ce n'est pas seulement de ce qu'Horace a, plus que tout autre, le don de plaire sans lasser, de ce qu'il offre, dans sa forme rapide et enlevée, dans son aimable bon sens, un charme qui se renouvelle et se multiplie par la réflexion, c'est surtout parce que ces grâces négligées d'apparence tentent le traducteur par la facilité de s'en emparer et l'espoir de les reproduire. Il se met à l'œuvre, et sa tentative échoue sans l'avertir, ou le détrompe sans le corriger. On voudrait égaler son modèle, on y travaille, on s'y obstine :

Speret idem, sudet multum, multumque laboret

Ausus idem.

et l'on s'aperçoit que, si les détails sont reproduits, l'ensemble a disparu, que le souffle, le caractère, l'allure du style nous ont échappé :

Tantùm series juncturaque pollet!

et l'on s'étonne que ce langage si simple en apparence ait encore, même dans les pièces familières, tant de nuances et d'insaisissable originalité :

Tantùm de medio sumptis accedit honoris ! (4)

Il faut l'avouer, Messieurs, si les bonnes traductions sont rares, c'est qu'elles sont à peu près impossibles. En effet, de deux choses l'une ou le traducteur est écrivain, ou il ne l'est pas, du moins il ne l'est que dans cette mesure qu'exigent et supposent les relations comme les devoirs de la vie intelligente. Dans ce cas, il donne au public la pensée de l'auteur, l'ordonnance de son ouvrage, la somme des vérités qu'il renferme. Mais, dit justement Buffon, ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même, c'est-à-dire l'expression vivante de son âme, des qualités de son caractère et de son intelligence; et voilà ce qu'un traducteur n'a pu rendre aussi, au lieu de dire, avec un poète,

Le masque tombe, l'homme reste,

il faut, retournant la pensée, reconnaître que dans une traduction de ce genre, et c'est le plus répandu, l'homme disparaît, tandis qu'il ne nous reste qu'un masque vide et menteur.

Si l'interprète est, au contraire, un écrivain, le mal est plus grand peut-être, car il a son caractère à lui, son style, dont il lui est bien difficile de se séparer

(1) Horace, art poétique, 241 et s.

et bien généreux de se défaire. De toutes les définitions du style, la plus juste et la plus féconde est encore le mot de Sénèque : « Oratio vultus animi est.» S'il en est ainsi, le rôle du traducteur de mérite se compose de ces deux opérations à peu près également impraticables et chimériques : dépouiller absolument sa propre physionomie, et revêtir exactement celle d'un autre. Or, quel écrivain de valeur se condamnerait au supplice d'être toujours et volontairement un autre que soi-même, de penser, de parler, de sentir comme son modèle; d'être lui, de s'assimiler jusqu'aux moindres nuances de sa pensée, jusqu'aux attitudes les plus simples et aux accents les plus fugitifs? Quel écrivain consentirait à se consumer sur une œuvre absolument impersonnelle dont tout le mérite consiste dans l'effacement persistant et calculé de notre propre nature, et comme ce ministre à qui Fontenelle disait : « Vous avez travaillé vingt ans à vous rendre inutile», consacrerait beaucoup de temps à se rendre invisible, à se supprimer au profit d'un autre ?

Admettons que cet effort d'assimilation soit possisible, la nature reparaîtra toujours par quelque

endroit.

Naturam expellas furcâ, tamen usque recurret. (1)

On raconte d'une illustre, ou plutôt de la dernière tragédienne, que traduisant, elle aussi, par le geste

(1) Epitres I, X, 24.

et la diction, les chefs-d'œuvre de nos classiques, après avoir habitué ceux qui devaient la seconder aux interprétations qu'avait adoptées et consacrées son génie dramatique, emportée d'une inspiration soudaine, et défaisant brusquement l'œuvre des longues études, elle les déconcertait par ces évolutions inattendues. Cette soudaine irruption du naturel et de la personnalité dans une œuvre qui les efface et les enchaîne, est un écueil à peu près inévitable de la grande traduction, et l'on se trouve réduit à choisir entre des interprètes trop fidèles pour être écrivains ou trop écrivains pour être fidèles.

Ajoutons une dernière difficulté qui doit décourager, plus que tout autre, le véritable écrivain : c'est le sentiment d'un effort inutile, l'infaillible prévision de la stérilité de son entreprise. Si une traduction n'était qu'une affaire d'explication matérielle, un commentaire de l'ouvrage considéré dans le sens et la lettre, un simple moyen de vulgarisation, comme les interprétations infrà, suprà ou juxtà-linéaires qu'une industrie peu scrupuleuse multiplie pour les besoins de la consommation scolaire, en ce temps de baccalauréat, le talent serait superflu dans une pareille entreprise. Mais s'il s'agit de faire revivre un auteur, un homme, un génie : qui ne reculera devant cette prétention? Tout ce que pourra faire l'art le plus consommé sera d'arriver à de trompeuses contrefaçons, à de vulgaires trompe-l'œil, qui seront à l'œuvre traduite ce qu'est à la fleur brillante de rosée

et toute gonflée de sève, la gaze et le papier qui la simulent juste assez pour produire un instant d'illusion. Tout au plus produira-t-il une image à la netteté incolore, un dessin sec et rigide; ce sera moins encore la fleur ensevelie dans l'herbier, froissée par une pression qui la dénature, n'ayant gardé de ses parfums qu'une vague senteur, de ses vives nuances qu'une couleur terne et flétrie.

Pour échapper à tant de difficultés, deux systèmes ont été tentés, et comme tous les systèmes, ils compensent à peine par un avantage isolé de plus graves inconvénients. Le premier consiste à prendre un parti désespéré, celui du calque matériel qui place un terme sous une terme, et suit le texte avec la docile raideur du soldat automate dont le mérite suprême consiste dans la mécanique précision de ses mouvements, et je m'étonne, en vérité, que deux écrivains du plus grand mérite l'aient consacré de leur autorité. Voyez comment Chateaubriand traduit Milton, et jugez du procédé par cette seule phrase, la première qui se rencontre au début de sa traduction « La première désobéissance de l'homme <«<et le fruit de cet arbre défendu dont le mortel goût << apporta la mort dans ce monde et tous nos mal<«<heurs, avec la perte d'Eden, jusqu'à ce qu'un <«< homme plus grand nous rétablit et reconquit le

séjour bienheureux, chante, muse céleste. » M. Villemain a essayé d'appliquer à Démosthènes un procédé analogue et raconte comment, jeune encore,

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