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« Délivrez-moi du servile interprète qui s'amuse à

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copier une œuvre dont il ne peut se tirer d'abord « par fausse honte, et bientôt parce que l'œuvre « même est un labyrinthe sans issue. »

Dans le célèbre passage où sont décrits les quatre âges de la vie, avec leurs instincts et leurs caractères déterminés, Horace nous montre l'âge mûr attentif à ne rien précipiter, évitant toute démarche imprudente et qui l'obligerait plus tard à de fâcheux retours.

Commisisse cavet quod mox mutare laboret.

Le traducteur lui fait dire que l'âge viril « ne va pas renverser aujourd'hui ce qu'il bâtissait hier encore. » C'est la pensée, sinon contraire, du moins inverse.

L'humeur aigrie de l'importune et jalouse vieillesse saurait-elle être mieux rendue que par ces deux traits d'une vérité si frappante, au moins dans les cas auxquels s'applique ce triste portrait :

Laudator temporis acti

Se puero, censor castigatorque minorum? (1)

La traduction nous dit : « le vieillard adore autrefois; il ne sait rien de plus odieux qu'aujourd'hui. »

Etait-ce bien la peine d'acheter, par une grave inexactitude, cette médiocre antithèse. Vraiment on ne saurait dire que

Ces deux adverbes joints font admirablement.

(1) Art poétique V, 171.

Plus loin, le poète reproche à la tragédie, compromise par plus d'un raffinement, d'avoir adopté le langage obscur et prétentieux des oracles

Et tulit eloquium insolitum facundia præceps.

rendre eloquium insolitum » par la langue la plus vulgaire,» n'est-ce pas prendre le contre-pied de l'idée d'Horace?

Voilà bien des détails, et je suis confus d'y insister, cependant c'est par les détails qu'une traduction se soutient; c'est par les détails également qu'elle s'apprécie. Mais la preuve sera concluante et l'argument plus décisif, si, m'attachant à certains traits plus excellents et qui ont laissé dans toutes les mémoires une trace plus lumineuse, j'en rapproche les équivalents que leur a substitués l'auteur français.

Voici d'abord un tableau connu, d'une grâce et d'une fraîcheur inexprimable; c'est celui de l'ombrage que le pin et le peuplier forment de leurs rameaux entrelacés. Le poète épicurien invite son ami Dellius a venir, en attendant la mort, y savourer la coupe en main, près d'un ruisseau, les joies permises de la vie.

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Quâ pinus ingens albaque populus

Umbram hospitalem consociare amant
Ramis, et obliquo laborat

Lympha fugax trepidare rivo, (1)

la traduction rend ainsi : « la mort te guette

(1) Odes II, 3.

à l'ombre hospitalière et fraternelle des peupliers et des pins, au bruit du ruisseau qui jase en cherchant son chemin. »

Pourquoi introduire tout-à-coup dans cette scène riante le sombre personnage qu'Horace avait rélégué dans un coin du tableau? Pourquoi l'ombre fraternelle qui allonge le texte et jette un peu d'équivoque dans l'esprit ? Pourquoi effacer l'image des sinuosités du ruisseau « rivus obliquus » et des lenteurs de l'onde attardée en son cours, pour y substituer ce babillage dont Horace n'a point parlé ?

Une pièce inspirée du même sentiment, et offrant aussi ce contraste qui semble mettre une larme dans un sourire, a suggéré à Chaulieu, sinon sa touchante élégie aux arbres de Fontenay, au moins le trait qui la termine.

Et des arbres dont, tout exprès,
Pour un plus doux et long usage,
Mes mains ornèrent ce bocage,
Nul ne me suivra qu'un cyprès.

C'est tout le sens et tout l'effet pathétique du dernier mot d'Horace «nulla brevem dominum sequetur.» (1)

Janin traduit : « de tous ces arbres que ta main cultive, un seul, le cyprès ornement des tombeaux doit te suivre, ô maître éphémère de tant de biens ! C'est un peu trop de mots pour rendre cet éloquent petit mot brevem.

:

(1) Odes II, XIV, 21.

Le traducteur affecte cette manière d'écrire qui consiste à précipiter, brusquer, couper la phrase et lancer à tout propos l'apostrophe ou l'exclamation. S'il le fait quand le modèle s'y refuse, que sera-ce quand il y invite ? Vous vous rappelez ce cri d'impatience et de convoitise qu'Horace, fatigué des tracas de la ville, pousse au souvenir de sa chère campagne:

O rus! quando ego te aspiciam, quandoque licebit
Nunc veterum libris, nunc somno et inertibus horis,
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ ?

Ces trois beaux vers, on les retrouve encore dans la paraphrase froidement élégante de Boileau: on n'en saurait dire autant de celle-ci :

<< Enchantement de l'étude et du loisir, des vieux livres, des heures clémentes! oubli ! repos! sommeil, repas rustique ! »

Ces apostrophes accumulées ne manquent pas de vivacité; mais que d'inexactitude et même de confusion!

La même pièce (c'est la sixième satire du second livre) se termine par la fable des deux rats devant laquelle La Fontaine baissait les armes et se confessait vaincu, puisque sa rapide et superficielle imitation n'est qu'une manière d'éviter le combat. Des poètes comme Andrieux et Chénier ont été tentés par ce tableau étincelant: ils ont essayé de le reproduire dans sa finesse si nuancée et la variété de ses agréments, mais ils se sont gardés d'y ajouter. Notre traducteur est moins sage. Par exemple, quand Horace

a dit seulement que les deux rats cherchent à se glisser de nuit sous les murs de la ville,

Urbis aventes

Moenia nocturni subrepere

il nous montre : « nos deux trotte-menu gagnant la ville en toute hate, afin de se glisser à la faveur de la nuit et de quelque fente oubliée sous ses plus formidables remparts. »

Il n'a pas trop respecté non plus l'exquise simplicité de cette épître à Tibulle, (1) modèle de délicatesse dans le reproche, et terminée par ce joyeux éclat de rire qui doit dérider le malade errant à l'ombre salutaire des bois. « Silvas inter reptare salubres» dit le texte; la traduction y substitue ce développement : « errer à travers le silence heureux de ses bois pleins d'ombre et de la lumière.» Le vers si expressif

Inter spemque metumque, timores inter et iras,

est moins rendu que délayé dans le commentaire que voici :

«Sachez cependant vous tenir à égale distance des chagrins trop vifs et des violentes espérances, des grandes inquiétudes et des grandes colères. Et le dernier trait disparaît à son tour par la métamorphose du pourceau d'Epicure en un agneau de sa bergerie.

En voilà assez, et trop peut être, pour établir que la verve et l'agilité du style ne suffisent point à une traduction d'Horace; qu'il y faut l'exactitude, le

(1) Odes IV du fer livre.

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