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Je crois, Messieurs, en avoir dit assez pour montrer que nous ne devons guère compter sur la littérature actuelle pour nous instruire et pour nous corriger, et qu'ainsi elle pèche évidemment par sa base la plus essentielle, l'autorité et la force morales dont l'absence, non contente de la frapper d'impuissance, en peut faire aussi un redoutrble instrument de désorganisation sociale.

Mais la richosse de la forme viendra-t-elle, du moins en partie, racheter les imperfections du fond, et les enseignements de cette moralité suspecte se produiront-ils abrités sous le masque séduisant d'un langage élégant, harmonieux et pur ?

Au risque de passer à vos yeux pour un censeur bien chagrin, je suis contraint de constater, Messieurs, que, bien loin de rencontrer ici l'appoint de cette consolation littéraire, je me heurte, au contraire, contre un mal non moins grave et non moins évident que l'autre. N'est-il l'autre. N'est-il pas trop réel, en effet, que la vraie langue française, la langue de Bossuet, de Racine et de Voltaire, menace, si l'on ne prend pas garde, de se transformer en un patois indigeste et sans nom, rompant effrontément en visière, non seulement avec les errements de son splendide passé, mais aussi avec les règles les plus vulgalres de la délicatesse et du goût? Comment ne pas nous émouvoir quand nous la voyons, sous le prétexte de s'enrichir, emprunter, sans nécessité et sans mesure, à des idiomes étrangers des mots et des locutions qui,

par une assimilation intempestive, lui enlèvent son individualité propre et son caractère national? Comment surtout ne pas nous insurger plus énergiquement encore contre cette malencontreuse manie qui la conduit à faire servir ses mots à des combinaisons bizarres et grotesques, à les détourner sans cesse de leur sens primitif et naturel, pour les applications les plus imprévues, et à substituer ainsi un jargon confus, et le plus souvent inintelligible pour ceux qui ne sont pas initiés à ses hardiesses, à ce langage dont, à défaut d'élégance et de recherche, la simplicité et la clarté constituaient du moins naguère l'incontestable mérite? Avouons-le, ce n'est plus seulement aujourd'hui dans les conversations familières et frivoles que règne en souverain maître cet argot de mauvais aloi on le retrouve partout, au salon comme dans la rue, au théâtre comme dans les livres; chaque jour, il s'affirme avec une autorité nouvelle, il tend à se régulariser et à se poser davantage et, s'il n'a encore ni sa syntaxe ni son académie, il a du moins maintenant son dictionnaire officiel (1).

Si donc l'on apporte pas un prompt remède à cet état de choses, c'est le désordre, c'est l'anarchie, c'est bientôt la décadence avec tous ses désastres ! Qui sait alors quand luira le jour de la rénovation et quand surgira un autre Molière qui tarira la

(1) Dictionnaire de la Langue, par Alfred Delvau.

source de ce mal plus sérieux encore que celui dont a triomphé notre grand écrivain, puisqu'au lieu de se proposer pour idéal l'exagération de l'élégance et la quintessence du langage, notre littérature semble, au contraire, poursuivre désormais, comme le type de la perfection suprême, l'ambiguïté, la vulgarité, la grossièreté, dirai-je même parfois le cynisme de l'expression?

Ne nous le dissimulons donc pas, Messieurs, nous sommes en face d'un de ces dangers redoutables qui réclament, pour être efficacement combattus, non point la timide prudence d'une résignation expectante, mais de la résolution, de l'initiative et de l'action. Tous, gens de cœur et d'intelligence, amis de toutes les gloires et de toutes les grandeurs de notre pays, nous sommes d'accord pour vouloir lui conserver intacte cette aristocratie de l'urbanité et du beau langage que nul ne pouvait jadis lui disputer. Faibles ou forts, unissons nos courages pour lutter contre le flot qui nous déborde et qui menace d'entraîner bientôt à la dérive ce précieux héritage que nous ont légué nos devanciers. Grâce au Ciel, cette lutte est depuis longtemps entamée et soutenue avec ardeur par quelques esprits d'élite qui protestent par leurs œuvres contre les aberrations de la mode, et en voyant leurs efforts encouragés, dans de certaines limites, par ceux-là même qui sacrifient aux faux dieux que je veux détrôner, on peut conserver encore la légitime espérance d'un meilleur avenir.

Hier encore, expirait à la tâche un de ces infatigables champions de la bonne cause, le plus dévoué et le plus illustre de tous, et vous me permettrez de m'incliner avec respect devant la tombe du poète, gardien fidèle de nos grandes traditions littéraires, pour lequel l'immortalité vient si prématurément de commencer. Quand, il y a vingt-quatre ans, François Ponsard se révéla à l'improviste par un ouvrage aux mâles et sévères accents, Lucrèce, l'émotion fut grande dans le monde des lettres; et, si les critiques les plus passionnées ne furent pas épargnées au jeune avocat de Vienne, qui s'élevait du premier bond au niveau des maîtres, on dut au moins reconnaître unanimement en lui des qualités éminentes et saluer au passage, dans ses vers inspirés, l'écho depuis si longtemps muet de la muse de Corneille. Vainement essaya-t-on d'effeuiller par le ridicule la fragile couronne qui ceignit, dès le début, le front du poète, en l'appelant le chef de l'École du bon sens : Ponsard, ainsi que l'avait fait avant lui Casimir Delavigne, pour le plus grand profit de sa gloire littéraire et de la nôtre, ne crut pas la poésie condamnée à un nécessaire et éternel divorce avec le bon sens il accepta donc résolument cette qualification ironique dans la bouche de ses détracteurs comme devant être le programme de sa vie tout entière, et si d'autres, dans le délire de la passion, avaient osé prendre un moment pour devise ces mots: « Le beau, c'est le laid, » lui inscrivit, sans hésiter,

sur son drapeau ceux-ci : « Le beau, c'est le vrai, c'est l'honnête. » Le succès ne pouvait faire défaut à une pareille entreprise au service de laquelle l'écrivain mettait une connaissance approfondie des modèles de l'antiquité, l'amour convaincu de l'art et un cœur qui, épris de toutes les idées grandes et généreuses, voulait se consacrer sans réserve à en assurer le triomphe.

Aussi, voyez comme dans une langue, tantôt harmonieuse et charmante, parfois sublime, toujours énergique et correcte, il savait peindre les passions es plus tendres, exprimer les plus nobles sentiments, combattre les mauvais instincts et revendiquer les droits imprescritibles de la raison humaine! L'Honneur et l'Argent, la Bourse, quelles sanglantes satires des mœurs du siècle ! - Horace et Lydie, quelle ravissante réminiscence de la poésie du temps d'Auguste, assouplie à nos exigences modernes !

Agnès de Méranie, Charlotte Corday, le Lion amoureux, quelles œuvres empreintes tout à la fois de grâce et de puissance! et Galilée enfin, son chant du cygne, quel drame émouvant dans sa simplicité! quel éloquent plaidoyer en faveur de la liberté de penser, mais en même temps quel pieux et éclatant hommage rendu à la grandeur de Dieu! et comme l'honnêteté, l'indépendance et l'énergie des sentiments s'y unissent avec un merveilleux bonheur à la flexibilité et à la vigueur du style!

Il ne pouvait entrer dans le plan que je me suis

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