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CINQ AUTEURS ILLUSTRES

POUR UN MÈME SUJET

ET

QUELQUES MOTS SUR LA POÉSIE

PAR M. H. HENRIOT.

(Séance du 26 Mai 1866).

MESSIEURS,

Parmi les fables d'Ésope, si pleines de sens et de sagesse dans leur extrême concision, il en est une : La Mort et le Bûcheron, que trois de nos plus grands poètes, J.-B. Rousseau, Boileau et La Fontaine ont imitée et mise en vers : J'ai donc pensé qu'il pouvait y avoir quelqu'intérêt à comparer les quatre manières, et même à en ajouter une cinquième par Corrozet, l'un de nos meilleurs poètes du XVI siècle; non qu'il soit à la hauteur des trois autres, mais parce qu'il a dù faire naître à La Fontaine l'idée que le genre de la fable pouvait être heureusement traité en vers et convenait au génie de notre langue essentiellement amie des formes douces, gra

cieuses et naïves. Voici d'abord la fable d'Éso pe traduite du grec aussi littéralement que possible:

Un vieillard, ayant un jour coupé du bois, fit en le portant beaucoup de chemin ; l'excès de la fatigue le força de déposer son fardeau dans un certain lieu, et là il appelait la mort à son secours.

Celle-ci étant venue et lui ayant demandé pour quelle cause il l'appelait, le vieillard épouvanté lui répondit: C'est afin que tu soulèves mon fardeau

Moralité Cette fable nous montre que tout homme est attaché à la vie, même quand il est dans l'infortune et dans la misère.

La poétique et l'état de notre langue, au XVI siècle, donnent à la fable de Corrozet un caractère de naïveté qui n'est pas sans charme :

Un vieillard portait

Un fardeau de bois.

Dont lassé était

Par son trop lourd poids.

Doncques tant lassé

De porter sa charge.
Auprès d'un fossé

Son fardeau décharge.

Puis par désespoir

La Mort appela

Et tout son pouvoir,
Laquelle vint là.

Disant: que veux-tu ?

Es-tu las de vivre ?

Es-tu abattu ?

Veux-tu la Mort suivre ?

Non, dit le vieil homme,
Je ne veux mourir.

Je t'appelle et somme
Pour me secourir.

Prête un peu ta main
Pour me recharger,

Car c'est acte humain
D'autrui soulager.

J.-B. Rousseau traite ainsi le même sujet :

Le malheur vainement à la mort nous dispose,
On la brave de loin de près c'est autre chose.

:

Un pauvre bûcheron, de peine atténué,

Chargé d'ans et d'ennuis, de forces dénué,
Jetant bas son fardeau, maudissait ses souffrances
Et mettait dans la mort toutes ses espérances.

-

Il l'appelle, elle vient: Que veux-tu, villageois ?
Ah! dit-il, viens m'aider à recharger mon bois.

Je passe à la fable de Boileau :

Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l'extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse ;
Enfin las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt que de s'en voir accablé de nouveau,

Il souhaite la mort et cent fois il l'appelle.

La Mort vint à la fin : Que veux-tu ? cria-t-elle.*
Qui, moi? dit-il alors, prompt à se corriger,
Que tu m'aides à me charger.

Maintenant, vous vous rappelez sans doute, Messieurs, que La Fontaine a traité deux fois le même sujet sous deux titres différents; la première de ses deux fables, intitulée La Mort et le Malheureux

envisage la chose d'une manière générale et lui donne pour moralité ces beaux vers de Mécène, qui nous ont été conservés par Sénèque :

Delibem facito manu,

Delibem pede, coxâ :
Tuber adstruc gibberum,

Lubricos quate dentes;

Vita dum superest, bene est :

Hanc mihi, vel acutâ

Si sedeam cruce, sustine.

Voici comme La Fontaine a imité cette pensée :

Qu'on me rende impotent,

Cul de jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.

Ne viens jamais, ô Mort, on t'en dit tout autant.

Sa seconde fable porte le même titre que celle d'Esope, et en adopte les traits principaux.

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée,
Enfin, n'en pouvant plus d'efforts et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur:
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.

- C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.

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