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d'une voiture roulant sur la route parvint à mes oreilles. Je recommençai de me pousser en avant avec les mains et les genoux pour occuper le milieu de la chaussée, afin d'être écrasé ou secouru. Je tremblais que cette voiture ne changeât de direction; car, alors, il m'eût fallu rester toute la nuit étendu sur le pavé, où, le lendemain, on m'aurait trouvé mort. Je tâchai d'attirer l'attention et d'intéresser la pitié des personnes qui étaient dans la voiture en me lamentant aussi haut que je pus élever la voix. Cet expédient me réussit : à mes plaintes réitérées, un homme mit la tête à la portière, et, voyant quelque chose qui se mouvait dans l'ombre, il pensa qu'un ivrogne était tombé à terre et il ordonna au cocher de retenir les chevaux pour éviter un malheur.

» En même temps, cet homme s'élança hors du fiacre, où il était seul, et vint à moi en me demandant, avec un accent qui me frappa, si j'étais blessé; mais je ne lui répondis pas; et les tranchées qui me martyrisaient redoublèrent au point que je m'évanouis dans les bras de mon sauveur. Celui-ci avait fait descendre le cocher et apporter une lanterne de la voiture pour examiner quels secours mon état exigeait.

» Il supposait que j'avais été assassiné, et, comme je ne parlais pas, il pensa que je venais d'expirer; mais il se rassura en touchant mon pouls, qui battait toujours quoique bien faiblement, et, promenant sur moi la lumière de la lanterne, il apprécia ma véritable situation. C'est de lui-même que je tiens ces détails. Il ne m'eut pas plus tôt envisagé, qu'il me reconnut pour m'avoir vu à Versailles

dans le laboratoire du roi, à l'époque où j'apprenais la serrurerie à Louis XVI.

Le hasard voulut que, dans mon infortune, je rencontrasse une personne qui m'avait des obligations et qui, à ce titre, prît plus d'intérêt à ma position fâcheuse. C'était un riche Anglais d'un caractère assez bizarre, mais généreux et humain, ainsi que l'événement le prouve. Dans un de ses voyages en France, avant la révolution de 89, il s'était adressé à moi pour visiter l'atelier de Louis XVI et voir une serrure de sûreté d'un mécanisme ingénieux que mon élève avait imaginée. Je m'étais prêté de bonne grâce au désir de cet étranger et je lui avais même donné un verrou forgé par le roi. Cet Anglais, comme je l'ai su depuis de sa propre bouche, s'était fixé à Paris, malgré les dangers auxquels cette résidence l'exposait, pour avoir le plaisir, disait-il, d'assister à l'enfantement d'une grande révolution.

» Dès que j'eus ouvert les yeux, l'Anglais se fit connaître et s'informa ensuite avec empressement de l'accident qui m'était arrivé. Je ne lui dis pas de quelle façon j'avais été atteint de vomissements extraordinaires.

» Cet Anglais réfléchit un moment, tâta de nouveau mon pouls à peine sensible, considéra ma face livide, toucha ma poitrine brûlante et me demanda froidement si je n'étais pas empoisonné. Ce fut pour moi un éclair imprévu dont.la lueur me montra les motifs qu'on pouvait avoir de se défaire du possesseur d'un secret d'État. Cette idée me vint et ne me quitta plus, bien que j'eusse encore la discrétion de la renfermer en moi-même. Je souffrais moins,

mais je sentais encore une plaie vive s'étendre et brûler dans mon estomac. Je ne doutais pas des effets du poison et je ne pus me défendre de verser des larmes, en songeant que je n'aurais peut-être pas la triste consolation de faire mes adieux à ma femme et à mes enfants. Je me gardai toutefois de laisser deviner mes soupçons, et je feignis de ne pas croire à mon empoisonnement.

» L'Anglais me porta dans la voiture et enjoignit au cocher de partir au galop jusqu'à ce qu'il trouvât une boutique d'apothicaire; j'essayai de m'opposer à cet ordre, et je sollicitai comme une grâce d'être ramené sur-le-champ à Versailles; mais l'Anglais, qui jugeait le péril urgent, ne tint pas compte de mes prières; j'étais si abattu, si tourmenté parce que je souffrais et surtout parce que j'avais souffert, que je ne résistai point à l'obstination de mon guide, à qui je dus la vie. Le fiacre s'arrêta devant une boutique d'apothicaire de la rue du Bac. L'Anglais me laissa seul pendant qu'il faisait préparer un élixir dont la puissance combattit l'action foudroyante du poison. Lorsque j'eus avalé ce breuvage bienfaisant, j'achevai de rejeter les substances vénéneuses que mes premiers vomissements n'avaient pas entrainées avec eux. Une heure plus tard, rien n'aurait pu me sauver.

» Je recouvrai en partie l'ouïe et la vue, le froid qui circulait déjà dans mes veines, se dissipa par degrés, et l'Anglais jugea que je pouvais être transporté à Versailles, Il voulut m'y conduire lui-même, quelles que fussent les diffi. cultés pour sortir de Paris la nuit. Il parlait bien français heureusement, et savait imposer par son sang-froid;

aussi ne fut-il point forcé de rebrousser chemin à la barrière.

>> Nous arrivâmes chez moi à deux heures du matin ; ma femme était dans les transes; son désespoir éclata en sanglots lorsqu'elle me vit revenir moribond, enveloppé dans un linceul, et déjà semblable à un cadavre.

» L'Anglais raconta où et comment il m'avait rencontré.

>> Le médecin, M. de Lameiran, et le chirugien, M. Voisin, furent appelés; ils accoururent presque aussitôt et constatèrent les signes non équivoques du poison. Je fus interrogé à ce sujet et refusai de répondre. L'Anglais ne se sépara de moi qu'après avoir reçu l'assurance que je ne périrais point, du moins immédiatement.

» Cet homme bienfaisant revint souvent me voir durant ma convalescence.

» MM. de Lameiran et Voisin passèrent la nuit auprès de mon lit, et les soins qu'ils me prodiguèrent en me questionnant sur l'origine probable de mon empoisonnement eurent un succès plus prompt qu'on ne pouvait l'attendre. Au bout de trois jours de fièvre, de délire et de douleurs inconcevables, je triomphai du poison, mais non pas sans en subir les terribles conséquences: une paralysie presque complète, qui n'a jamais été guérie tout à fait, une névralgie de la tête, et enfin une inflammation générale des organes digestifs à laquelle je suis condamné.

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Non-seulement j'avais persisté à cacher ma visite aux Tuileries dans la journée du 22 mai, mais encore je priai

l'Anglais de ne pas ébruiter l'aventure de notre rencontre

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nocturne aux Champs-Élysées, et je sommai le médecin et le chirurgien de s'abstenir de toute parole indiscrète sur la nature de mon mal. Je n'eus aucune nouvelle de Louis XVI, et, en dépit du ressentiment qui couvait dans mon cœur contre les auteurs présumés de cette odieuse trahison, je n'avouai pas encore à ma femme que j'avais été empoisonné.

» Mais la vérité vit le jour malgré moi, malgré mon silence. Quelque temps après cette catastrophe, la servante, nettoyant l'habit que je portais le jour de mon accident, trouva dans les poches un mouchoir sillonné de taches noirâtres, et une brioche aplatie et déformée que plusieurs jours d'oubli avaient rendue aussi dure qu'une pierre. La servante mordit une bouchée de ce gâteau qu'elle jeta en- · suite dans la cour. Le chien mangea cette pâtisserie et mourut; la servante, qui n'avait sucé qu'une petite parcelle de cette brioche, tomba dangereusement malade. Le chien ouvert par M. Voisin, la présence du poison ne fut pas douteuse. La brioche seule contenait assez de sublimẻ-corrosif pour tuer dix personnes.

» Enfin j'avais une certitude, enfin je connaissais l'empoisonnement, sinon les empoisonneurs. J'étais impatient de me venger et je craignais de mourir auparavant. Je demeurai perclus de tous mes membres pendant cinq mois. Ce ne fut que le 19 novembre que je me trouvai en état de venir à Paris. Je me transportai chez le ministre Roland, qui me reçut aussitôt, sur l'annonce d'un secret important que j'avais à lui révéler; je lui appris l'existence de l'armoire de fer, et je n'acceptai point les récompenses

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