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une connoissance particulière des circonstances locales, et j'avoue que cette connoissance me manque. Je m'attache avec beaucoup plus d'attention aux principes généraux du gouvernement, (car s'ils sont bons, l'application qui s'ensuit l'est aussi.) Je me contente d'espérer qu'on n établira aucun ordre de choses qui nous empêche de profiter des lumières de l'expérience; car la science du gouvernement n'est encore qu'au berceau.

Malgré les nombreuses recherches qui ont été faites dans la science du gouvernement sur ses principes, ses opérations, ses divers effets, on n'a encore ni suffisamment éclairci, ni assez examiné cette question.

Combien peu de gouvernement est nécessaire à l'homme

civilisé ?

Je ne puis traiter à fond ce sujet, parce qu'il excéderoit les limites que je me suis prescrites à moi même dans cette lettre, et parce qu'il fait partie d'un ouvrage auquel je travaille maintenant.

Mais mon opinion bien arrêtée est que la quantité de gouvernement nécessaire, est beaucoup moindre qu'on ne le croit, et que nous ne sommes point encore suffisamment débarrassés de l'habitude de trop gouverner.

A quelque personne que je m'adresse pour savoir de quelle quantité de gouvernement elle croit avoir besoin, décidée à l'instant, elle me fait entendre que pour elle peu seroit assez; et je trouve la même réponse dans la bouche de tout le monde. Mais si retournant la question, je demande à la même personne, quelle quantité de gouvernement est nécessaire pour un autre elle me répond alors une très-grande, quantité.

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Et comme cette autre personne décide la question de la même manière pour autrui, le résultat de toutes ces réponses est un excès de gouvernement ; j'en conclus donc que sa quantité vraiment nécessaire se trouve entre ces deux décisions, c'est-à-dire, un peu plus que chacun n'en veut pour soi-même, et beaucoup moins qu'il ne

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croit nécessaire pour autrui. L'excès du gouvernement ne sert qu'à provoquer et qu'à créer des crimes, qui autrement n'auroient jamais existé.

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Le misérable trafic des anciens gouvernemens, s'est soutenu en grande partie par le soin qu'ils prenoient de jetter par-tout ses semences de division, et d'encourager l'accroissement des défiances non-seulement de nation à nation, mais encore d'homme à homme. Ce trafic pour se perpétuer lui-même tend à détruire les principes de la société, et l'homme souffre encore des effets de cette maladie. Il faut donc considérer que la condition morale de l'homme doit changer et que sous de meilleurs principes de gouvernement, il ne sera plus cet être soupçonneux qu'il étoit nécessairement sous les anciens. Déjà, à mesure que les nations se rapprochent des principes de gouvernemens civilisés, l'esprit humain acquiert une nouvelle faculté. Le peuple d'Angleterre et celui de France ne sont déja plus ce qu'ils étoient l'un par rapport à l'autre, il y a principe qui s'empare deux en masse réglera aussi parmi eux les rapports particuliers. Mais les changemens moraux qui arrivent entre les nations ou entre les individus quoiqu'ils s'opèrent très rapidement lorsqu'ils mènent au mal, s'opèrent très-lentement lorsqu'ils conduisent au bien, la défiance est facile à inspirer et difficile à détruire. On employeroit envain la force pour l'abattre, il faut la miner sourdement, et elle s'écroule en silence.

deux ans,

et le même

Si nous considérons la situation de la France sous l'ancien régime nous n'y verrons qu'un gouvernement fondé sur les soupçons, par-tout des espions. des écou teurs chargés de tout rapporter à la police. Chaque société étoit dans l'habitude de soupçonner quelqu'un de ses membres, la confiance étoit à peine connue autrement que comme un mot; le maître soupçonnoit ses serviteurs, les voisins se soupçonnoient les uns les au

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tres, le gouvernement les soupçonnoit tous et tous soupçonnoient le gouvernement, d'après cela on doit plutôt s'étonner que le nouveau ait su inspirer tant de confiance qué se plaindre qu'il n'en ait pas obtenu d'avantage; il y a tant à oublier à cet égard, que je voudrois que la nation fût sans mémoire pour le passé,

J'arrive à la dernière partie de cette lettre qui est d'examiner les moyens de perfectionner la constitution, ( si l'expérience en démontre la nécessité), sans interrompre le cours du gouvernement. Ce moyen consiste à placer à cet effet dans la constitution une clause par laquelle on détermineroit la manière d'opérer ces améliorations; comme les opinions sont très-partagées à ce sujet, j'en ferai l'objet d'une discussion particulière. Jusqu'à présent la France a été sans constitution, elle est non-seulement sur le point d'en établir une, mais encore d'élire une assemblée législative. Dans cet état, il est plus que jamais nécessaire de distinguer entre la situation de la nation qui délégue le pouvoir de former une constitution, et la situation dans laquelle elle se trouve ensuite lorsqu'elle est obligée de déléguer l'autorité à un corps. législatif organisé d'après cette constitution, du pouvoir de faire les loix qu'exigent les circonstances, en se conformant cependant toujours à ses principes, la constitution et les loix sont deux choses essentiellement distinctes.

Si l'autorité première de former une constitution devoit successivement passer en héritage à tous les corps législatifs, il est certain qu'il n'y auroit plus de constitution et que la législation devenue arbitraire comme en Angleterre, qu'elle établiroit sans obstacle un gouvernement à son gré.

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L'assemblée nationale actuelle, ou pour parler plus exactement et la distinguer des simples législatures l'assemblée nationale conventionnelle a été obligée par la nécessité des circonstances de tenir lieu de législature,

en même temps qu'elle formoit une constitution : elle avoit tout à la fois à détruire, à édifier, et à pourvoir aux besoins du moment, tandis qu'on achevoit le nouvel édifice. La masse des affaires étoit immense et son attention appellée sur tous les objets à la fois, sans parler des affaires de circonstances qui ont occupé l'assemblée, ses travaux constitutionnels ont dû se diviser en deux parties ce qu'elle a détruit, ce qu'elle a édifié.

A l'égard de la première partie, elle ne pouvoit errer ; car tout l'établissement ancien, portoit sur une mauvaise base, sur un pouvoir usurpė.

En simplifiant ainsi la question, nous n'avons plus à examiner que la seconde partie la seconde partie, c'est-à-dire ce qui a été

élevé sur les ruines de l'ancien édifice.

Les fondations du nouveau sont incontestablement bonnes, et cela seul vaut tout ce que la nation a souffert. Mais a-t-on employé dans la nouvelle construction trop ou trop peu des anciens matériaux? Toutes les parties sontelles dans une exacte symétrie ? Cette symétrie est-elle plus grande ou moindre que l'expérience ne le montrera nécessaire ? C'est ce dont l'expérience même sera le meil leur juge. Toute la sagesse du moment présent doit se borner à ne mettre aucun obstacle au perfectionnement que le tems peut amener. L'univers cependant est d'ac cord sur deux points, l'audace de l'entreprise et la persévérance de l'exécution.

Il est naturel que le zèle mêlé à la crainte du retour du mauvais gouvernement ait engagé les hommes auxquels on avoit délégué le pouvoir de faire une constitution, à établir d'une manière finale ce qui n'est que comparativement bon, plutôt que de risquer le retour des anciens maux ; mais comme cet établissement final empêche ce qui est bon de pouvoir devenir meilleur ; la prudence d'une telle mesure est tout au moins dou

teuse.

L'état des lumières dans une nation ou plus généra

lement dans l'univers, est un des objets qui doivent entrer en considération. La raison commence à jetter un si grand jour sur toutes les questions politiques qu'on doit repousser avec courage et générosité toute espèce de crainte de voir retomber l'homme dans les ténèbres de l'ignorance; et comme l'intérêt du plus grand nombre dans quelque pays que ce soit est le bien plutôt que le mal, l'union de ces causes amenera probablement la science du gouvernement à un degré de perfection dont nous ne pouvons encore nous faire d'idée, il ne faut donc pas en suspendre les progrès.

Il ne seroit point sage de nous lier nous-mêmes. Mais à l'égard de la postérité ce seroit une usurpation. L'homme n'a point d'autorité sur sa postérité; s'il en avoit nos droits seroient depuis long-tems perdus ; notre orgueil nous donne trop de penchant à jetter nos regards vers l'avenir lorsque nous examinons cette question tandis que la meilleure manière de la considérer seroit de réfléchir sur le passé, et de voir dans quel état nous serions réduits si nos ancêtres avoient pu nous imposer légitimement le joug que nous voulons donner à nos descendans; nous ne pourrions faire maintenant ce que nous faisons. Ce n'est pas assez que l'homme ait la jouissance de ses droits, il faut encore que l'exercice lui en soit assuré par les principes de l'ordre social.

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Tout ce que nous pouvons faire de mieux pour nos enfans en matière de gouvernement, c'est de leur laisser la liberté et de bons exemples. Ce qui est digne d'être imité le sera naturellement. Le mérite de nos institutions et non les entraves que nous pourrions donner à la postérité la déterminera à nous imiter. Lorsqu'un homme laisse des propriétés à ses héritiers, ce n'est point en leur imposant l'obligation de les accepter; cette condition seroit absolument nulle. Son héritage sera accepté s'il en vaut la peine, et refusé s'il est sans valeur. En peut-il être autrement à l'égard du gouyernement ?

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