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rives de la Seine. Les abords du palais brûlaient du côté du pavillon de Flore. Un foyer de quinze cents toises, cerné par les pompiers et les sapeurs, lançait ses gerbes par-dessus la galerie du Louvre et menaçait à chaque instant d'embraser le château dévasté. Le feu, qui se reflétait, entre le Pont-Neuf et le pont Louis XVI, dans la Seine, donnait aux eaux l'apparence du sang. Des tombereaux, accompagnés d'agents envoyés par la commune, ramassaient, dans les Champs-Élysées, sur la place Louis XV, dans le jardin, dans les cours, les quatre mille cadavres des Suisses, des Marseillais, des fédérés, qui marquaient par l'amoncellement de leurs corps les places où le combat avait été le plus meurtrier. Les femmes, parées comme pour un jour de fête, ne craignaient pas de s'approcher de ces tombereaux et de contempler ces restes de la boucherie du matin. Ce peuple, où la tristesse ne dure pas tout un jour, laissait entendre le murmure sourd, les chuchottements enjoués, et les bourdonnements des conversations ordinaires dans ses lieux publics. Les spectacles étaient ouverts; les spectateurs se pressaient aux portes des théâtres, comme si la chute d'un empire n'eût été pour la ville qu'un spectacle de plus déjà oublié.

Les Marseillais, les Brestois, les masses des faubourgs se replièrent dans leurs quartiers lointains et dans leurs casernes. Ils avaient fait leur journée. Ils avaient payé de plus de trois mille six cents cadavres leur tribut désintéressé à cette Révolution, dont le prix ne devait être recueilli que par leurs enfants.

VI

Ces soldats et ce peuple n'avaient pas combattu pour le pouvoir, encore moins pour les dépouilles. Ils rentraient les mains vides, les bras lassés dans leurs ateliers. Ouvriers de la liberté, ils lui avaient donné un jour. Ils combattaient pour elle sans la bien comprendre : indifférents à la fortune du pouvoir, à la monarchie, à la république; incapables de définir les mots pour lesquels ils mouraient, mais poussés comme par un pressentiment divin des destinées qu'ils conquéraient pour l'humanité. La bourgeoisie combattait pour elle-même; le peuple combattait pour les idées. Chose étrange, mais vraie, il y avait plus de lumière dans la bourgeoisie, plus d'idéal dans le peuple. La nuance entre ces deux classes s'était trop bien caractérisée par leur attitude dans la journée. La garde nationale, composée de la bourgeoisie, parti de La Fayette, des Girondins, de Pétion, n'avait su ni empêcher ni faire, ni attaquer ni défendre. Redoutant, d'un côté, par peur, la victoire du peuple, de l'autre, par envie, le triomphe de la cour et de l'aristocratie, elle n'avait pris parti que pour elle-même. Rassemblée avec peine, indécise dans ses mouvements, refusant son initiative à la république, son appui au roi, elle était restée l'arme au bras entre le château et les faubourgs, sans prévenir le choc, sans décider la victoire; puis, passant lâchement du côté du vainqueur, elle n'avait tiré que sur les fuyards.

Maintenant elle rentrait humiliée et consternée dans ses boutiques et dans ses comptoirs. Elle avait justement perdu le pas sur le peuple. Elle ne devait plus être que la force de parade de la Révolution, commandée pour assister à tous ses actes, à toutes ses fêtes, à tous ses crimes: décoration vivante et vaine aux ordres de tous les machinistes de la République.

VII

Dès le soir du 10 août, la garde nationale avait disparu. Les piques et les haillons avaient remplacé les baïonnettes et les uniformes civiques dans les postes et dans les patrouilles qui sillonnaient Paris. Les Marseillais et les fédérés rendaient seuls quelque appareil martial à ces détachements du peuple armé. Santerre, affectant dans son extérieur la simplicité cynique d'un général des faubourgs, pour contraster avec le luxe militaire de La Fayette, parcourait Paris monté sur un lourd cheval noir, bête de travail plutôt que cheval de bataille. Deux ou trois ouvriers de sa brasserie l'accompagnaient et lui servaient d'aides de camp, à la place de ce brillant état-major de jeunes officiers de l'aristocratie et du haut commerce, dont le général du Champ de Mars était toujours décoré. Le chapeau écrasé de Santerre, ses épaulettes noircies, son sabre au fourreau de cuivre, son uniforme râpé et débraillé, sa poitrine nue, son geste trivial, flattaient la multitude. Elle aimait dans Santerre son égal. Westermann, dans une tenue plus militaire, visita les postes des fédérés et des Marseillais, accompagné de Fournier l'Américain, de Barbaroux et de Rebecqui.

Les agents de la commune de Paris, pressés de faire disparaître les traces de sang et les corps des victimes, de peur que l'aspect des cadavres ne rallumât, le lendemain, la colère du peuple et ne perpétuât les massacres qu'on voulait arrêter, avaient envoyé des escouades d'hommes de peine au Carrousel pour b layer le champ de bataille. Vers minuit, ces hommes dressèrent d'immenses bûchers avec les charpentes enflammées, les bois de lit des gardes-suisses de l'hôtel de Brionne, les meubles du palais. Ils y jetèrent des centaines de cadavres qui jonchaient le Carrousel, les cours, le vestibule, les appartements. Rangés en silence autour des feux, ces balayeurs de sang attisaient le bûcher en y jetant d'autres débris et d'autres corps. Ces flammes lugubres, réverbérées sur les murs, et allant éclairer, à travers les vitres brisées, l'intérieur même du palais, furent la dernière illumination de cette nuit. A l'aube du jour, Suisses et Marseillais, royalistes et républicains, nobles et peuple, tout était consumé. On lava ces pavés, on balaya cette cendre à la Seine. La nuit, l'eau, le feu avaient tout englouti. La ville reprit son cours, sans s'apercevoir d'autres traces de la catastrophe de la monarchie qu'un palais désert, des portes sans gardes, des fénêtres démantelées et les déchirures de la mitraille sur les vieux murs des Tuileries.

VIII

L'Assemblée suspendit sa séance à une heure du matin. La famille royale était restée jusque-là dans la loge du logographe. Dieu seul peut mesurer la durée des quatorze heures de cette séance dans l'âme du roi, de la reine, de Madame Élisabeth et de leurs enfants. La soudaineté de la chute, l'incertitude prolongée, les vicissitudes de crainte et d'espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur, s'éloignant, se rapprochant, s'éloignant de nouveau comme l'espérance qui joue avec le mourant, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le sombre

avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir le fond, l'impossibilité d'agir et de se remuer au moment où toutes les pensées poussent l'homme à l'agitation, la gêne de s'entretenir même entre eux, l'attitude impassible que le soin de leur dignité leur commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l'attendrissement, et,

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pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs visages, pour y surprendre un crime dans une émotion ou s'y repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la royauté. La chute fut longue, profonde, terrible, du trône à l'échafaud. Nulle part elle ne fut plus sentie que là. C'est le premier coup qui brise, les autres ne font que tuer.

Si l'on ajoute à ces tortures de l'âme les tortures du corps de cette malheureuse famille, jetée, après une nuit d'insomnie, dans cette espèce de cachot; l'air brûlant exhalé par une foule de trois ou quatre mille personnes, s'engouffrant dans la loge et intercepté dans le couloir par la foule extérieure qui l'engorgeait; la soif, l'étouffe

TOME II.

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ment, la sueur ruisselante, la tendresse réciproque des membres de cette famille multipliant dans chacun d'eux les souffrances de tous, on comprendra que cette journée eût dû assouvir à elle seule une vengeance accumulée par quatorze siècles.

IX

A l'exception de l'accès machinal et spasmodique d'appétit que le roi avait satisfait au commencement de la séance, les personnes de la famille royale ne prirent aucune nourriture pendant cette journée et la moitié de cette nuit. Les enfants même oublièrent la faim. La pitié attentive de quelques députés et des inspecteurs de la salle envoyait de temps en temps quelques fruits et quelques verres d'eau glacée pour les désaltérer. La reine et sa sœur ne faisaient qu'y tremper leurs lèvres; elles ne paraissaient occupées que du roi.

Ce prince, accoudé sur le devant de la loge comme un homme qui assiste à un grand spectacle, semblait déjà familiarisé avec sa situation, Il faisait des observations judicieuses et désintéressées sur les circonstances, sur les motions, sur les votes, qui prouvaient un complet détachement de lui-même. Il parlait de lui comme d'un roi qui aurait vécu mille ans auparavant; il jugeait les actes du peuple envers lui comme il aurait jugé les actes de Cromwell et du long parlement envers Charles I. La puissance de résignation qu'il possédait lui donnait cette puissance d'impartialité, sous le fer même du parti qui le sacrifiait. Il adressait souvent la parole à demi-voix aux députés les plus rapprochés de lui et qu'il connaissait, entre autres à Calon, inspecteur de la salle, à Coustard et à Vergniaud. Il entendit sans changer de couleur, de regard, d'attitude, les invectives lancées contre lui et le décret de sa déchéance. La chute de sa couronne ne donna pas un mouvement à sa tête. On vit même une joie secrète luire sur ses traits à travers la gravité et la tristesse du moment. Il respira fortement, comme si un grand fardeau eût été soulevé de son âme. L'empire pour lui était un devoir plus qu'un orgueil. En le détrônant on le soulageait.

Madame Élisabeth, insensible à la catastrophe politique, ne cherchait qu'à répandre un peu de sérénité dans cette ombre, La triste condoléance de son sourire, la profondeur d'affection qui brillait dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un coin de ciel intérieur où les regards se reposaient confidentiellement de tant de trouble. Une seule âme qui aime, un seul accent qui plaint, compensent la haine et l'injure de tout un peuple : elle était la pitié visible et présente à côté du supplice.

La reine avait été soutenue au commencement par l'espérance de la défaite de l'insurrection. Emue comme un héros au bruit du canon, intrépide comme les vociférations des pétitionnaires et des tribunes, son regard les bravait, sa lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris, elle se tournait sans cesse avec des regards d'intelligence vers les officiers de sa garde, qui remplissaient le fond de la loge et le couloir, pour leur demander des nouvelles du château, des Suisses, des forces qui leur restaient, de la situation des personnes chères qu'elle avait laissées aux Tuileries, et surtout de la princesse de Lamballe, son amie. Elle avait appris en frémissant d'indignation, mais sans pâlir, le massacre de Suleau dans la cour des Feuillants, les cris de rage des assassins, les fusillades des bataillons aux portes de l'Assemblée, les assauts tumultueux du peuple

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pour forcer l'entrée du couloir et venir l'immoler elle-même. Tant que le combat avait duré, elle en avait eu l'agitation et l'élan. Aux derniers coups de canon, aux cris de victoire du peuple, à la vue de ses écrins, de ses bijoux, de ses portefeuilles, de ses secrets étalés et profanés sous ses yeux comme les dépouilles de sa personne et de son cœur elle était tombée dans un abattement immobile mais toujours fier. Elle dévorait sa défaite, elle ne l'acceptait pas comme le roi. Son rang faisait partie d'elle-même; en déchoir c'était mourir. Le décret de suspension, prononcé par Vergniaud, avait été un coup de hache sur sa tête. Elle ferma un moment les yeux et parut se recueillir dans son humiliation; puis l'orgueil de son infortune brilla sur son front comme un autre diadème. Elle recueillit toute sa force pour s'élever, par le mépris des coups, au-dessus de ses ennemis : elle ne les sentit plus que dans les autres.

X

Cinquante hommes choisis et fidèles avaient pénétré avec le roi dans l'enceinte. Ils formaient une garde immédiate autour de la famille royale, dans le couloir, à la porte du logographe. Les ministres, quelques officiers généraux, le prince de Poix, M. de Choiseul, M. des Aubiers, M. de Maillardoz, M. d'Aubigny, M. de Vioménil, Carl, commandant de la gendarmerie, et quelques serviteurs personnels du roi, se tenaient là, debout, attentifs à ses ordres, prêts à mourir pour lui faire un dernier rempart de leurs corps, si le peuple parvenait à envahir les corridors de la salle. Ces généreux confidents des angoisses de la famille royale lui communiquaient, à voix basse, les nouvelles du dehors. Les uniformes de la garde nationale et de l'armée dont ils étaient revêtus leur permettaient de circuler dans les alentours de l'Assemblée et de rapporter à leurs maîtres les événements de la journée.

Vers six heures, les anciens ministres, mandés par un décret, prirent tristement congé du roi et se retirèrent pour aller remettre le dépôt de leur administration et pour se rendre le lendemain à la haute cour d'Orléans. Un peu après, Maillardoz, commandant des Suisses, appelé par des commissaires de la commune, fut traîné à l'Abbaye. D'Aubigny, s'étant mêlé aux groupes qui abattaient les statues des rois sur la place Louis XV et ayant laissé parler son indignation sur ses traits, fut immolé sur le monument même dont il déplorait la profanation. M. de Choiseul courut deux fois risque de la vie en sortant pour rallier les Suisses et en rentrant pour couvrir le roi de son épée. Un moment après, un grand bruit s'étant fait aux portes, le roi tourna la tête et demanda avec inquiétude la cause de ce tumulte. Carl, commandant de la gendarmerie de Paris, s'élança au bruit. Il ne revint pas. Le roi, qui se retournait pour entendre sa réponse, apprit sa mort avec horreur. La reine se couvrit le visage de ses deux mains. Chacun de leurs ordres portait malheur à leurs amis. Le vide se faisait, le massacre décimait autour d'eux, la mort frappait toujours plus près de leur âme.

Combien de cœurs qui battaient pour eux le matin étaient glacés le soir! L'obscurité de l'enceinte, les lueurs de l'incendie des Tuileries qui se répercutaient sur les fenêtres et sur les murs du Manége, les agitations d'une séance prolongée, la nuit, toujours plus cruelle que le jour, les plongeaient dans les plus sombres pensées. Le silence du tombeau régnait depuis quelques heures dans la loge du logographe. On n'y

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