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cris de «< Vive l'ami du peuple! » Ces cris ébranlèrent les voûtes de la Convention. Le cortège en força les portes. Marat, descendu de son fauteuil, mais soulevé par les bras du peuple, entra dans la salle, le front encore couronné de lauriers. La foule demanda à défiler dans l'enceinte, et se répandit confusément avec les députés sur les gradins de la Convention. La séance fut interrompue.

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Marat, porté jusque sur la tribune par ses vengeurs, aux applaudissements de l'enceinte et des galeries, tenta longtemps en vain d'apaiser par ses gestes les battements de mains qui étouffaient sa voix. A la fin, ayant obtenu le silence:

« Législateurs du peuple français, dit-il, ce jour rend au peuple un de ses représentants dont les droits avaient été violés dans ma personne. Je vous représente en ce moment un citoyen qui avait été inculpé et qui vient d'être justifié. Il continuera à défendre avec toute l'énergie dont il est capable les droits de l'homme et les droits du peuple. » A ces mots la foule agite ses chapeaux et ses bonnets en l'air. Un cri una

TOME II.

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nime de « Vive la république! » part de l'enceinte et des tribunes, et va se répéter et se prolonger dans le rassemblement qui presse les murs de la Convention. Danton, feignant de partager l'enthousiasme de la foule pour l'idole qu'il méprisait, demanda que le cortége de Marat reçût les honneurs de l'Assemblée en défilant dans son enceinte. Marat, tenant sa couronne à la main, alla s'asseoir au sommet de la Montagne, à côté du féroce Armonville. « Maintenant, dit-il à haute voix au groupe de députés qui le félicitaient, je tiens les Girondins et les Brissotins; ils iront en triomphe aussi, mais ce sera à la guillotine!» Puis s'adressant aux députés qui l'avaient décrété d'accusation, il les appela par leur nom et les apostropha en termes injurieux. « Ceux que vous condamnez, s'écria-t-il, le peuple les acquitte; le jour n'est pas loin où il fera justice de ceux que vous respectez comme des hommes d'État. » Le scandale des apostrophes de Marat n'excita dans la salle que le sourire du mépris. Robespierre haussa les épaules en signe de dégoût. Marat lui lança un regard de défi et l'appela lâche scélérat. Robespierre feignit de n'avoir pas entendu, et laissa passer cette folie du peuple. Marat, étant ressorti, fut de nouveau promené en triomphe sur son palanquin dans les principales rues de Paris. «Marat est l'ami du peuple, le peuple sera toujours pour lui!» s'écriait la foule en l'accompagnant. Un banquet populaire lui fut offert sous les piliers des halles. On le conduisit ensuite au club des Cordeliers.

VI

Là, Marat harangua longtemps la foule et lui promit du sang. La joie même était sanguinaire dans cet esprit exterminateur. Les cris de: «Mort aux Girondins! » étaient l'assaisonnement de son triomphe. Après la séance, les Cordeliers et le peuple, qui l'attendaient à la porte du club, le reconduisirent aux flambeaux jusqu'à sa maison. Les fenêtres et les toits de la rue des Cordeliers et des rues voisines avaient été illuminés comme pour l'entrée d'un sauveur du peuple. « Voici mon palais! dit Marat à son ami Gusman en montrant l'escalier obscur de son logement, et voici mon sceptre! ajouta-t-il en souriant et en montrant sa plume qui trempait dans une écritoire de plomb. Rousseau, mon compatriote, n'en eut jamais d'autre. C'est avec cela pourtant que j'ai transporté la souveraineté des Tuileries dans ce bouge! Ce peuple est à moi parce que je suis à lui. Je n'abdiquerai que lorsque je l'aurai vengé. »

Telle fut l'ovation de Marat. Mais déjà l'incendie de son âme consumait sa vie. Ce jour de gloire et de règne pour lui, en faisant bouillonner son sang, alluma la fièvre qui minait son corps. La maladie ne ralentit pas ses travaux, mais le retint souvent sur son lit. L'approche de la mort et la concentration de ses pensées n'apaisèrent point ses provocations au meurtre. Ce Tibère moderne envoyait ses ordres à la multitude du fond de son indigente Caprée. Ses insomnies coûtaient du sang au lendemain. Il ne semblait regretter dans la vie que le temps d'immoler les trois cent mille têtes qu'il ne cessait de demander à la vengeance de la nation. Sa porte, nuit et jour assiégée de délateurs, recevait, comme la bouche de fer de Venise, les indices du soupçon. Sa main, déjà glacée par la mort, ajoutait toujours de nouveaux noms à la liste de ses proscriptions, toujours ouverte sur son lit.

VII

Cette journée, en montrant au peuple sa force, à la Convention son asservissement, aux Girondins leur impuissance, encouragea aux dernières entreprises contre eux. Les progrès des Vendéens, qui avaient repoussé les républicains de toute la rive gauche de la Loire; le partage de la France, que les généraux et les plénipotentiaires des puissances délibéraient ouvertement dans un conseil de guerre tenu à Anvers; Custine qui se repliait sous Landau devant cent mille confédérés allemands; Mayence bloquée et paralysant dans ses murs vingt mille soldats d'élite de notre armée du Rhin; les premiers chocs de l'armée des Pyrénées et de l'armée espagnole; Servan, qui commandait là nos troupes, attaqué à la fois dans ses trois camps; Lyon, où les sections, toutes royalistes, résistaient à l'installation d'un régime révolutionnaire et menaçaient d'une immense insurrection; Marseille, indignée des outrages du peuple de Paris à ses fédérés et à Barbaroux, levant de nouveaux bataillons pour venger ses fils; Arles, Nîmes, Toulon, Montpellier, Bordeaux, se déclarant ennemis de la Montagne, et jurant dans leurs adresses d'envoyer leur jeunesse contre Paris; les accusations réciproques de fédéralisme et d'anarchie sans cesse renvoyées des Montaguards aux Girondins et des Girondins aux Montagnards; la disette aux portes des boulangers; le peuple sans autre travail que celui de sa perpétuelle agitatlon dans les rues; les clubs en ébullition; les feuilles publiques écrites avec du fiel; les factions en permanence; les prisons déjà remplies; la guillotine donnant à la multitude le goût du sang, au lieu de l'assouvir tout imprimait à la population de Paris ce frissonnement de terreur, prélude des derniers excès. Le désespoir est le conseiller du crime. Le peuple, qui se sentait périr, avait besoin de s'en prendre à quelqu'un de sa perte. Les Jacobins tournaient toute sa haine contre les Girondins. Le vol du Garde-Meuble, dont les millions et les diamants, disait-on, avaient passé dans les mains de Roland et dans les écrins de sa femme, imprimait de plus à l'irritation populaire un caractère de personnalité, d'insulte et de meurtre.

Brissot, Girey-Dupré, Gorsas, Condorcet, les principaux journalistes girondins, appuyés sur les riches, soutenus par le commerce et la bourgeoisie, n'épargnaient de leur côté ni les calomnies ni les ironies sanglantes à Marat, à Robespierre, à Danton, aux Jacobins. Ces feuilles, lues aux séances des clubs, y étaient déchirées, brûlées, foulées aux pieds. On jurait de laver ces lignes dans le sang de leurs auteurs. Marat osa demander insolemment, en face de Robespierre, qu'on lui renvoyât toutes ces pièces et toutes les délations des citoyens contre les ministres, pour en faire justice. Il personnifiait hardiment le peuple en lui seul. Robespierre, présent, osa à peine murmurer. Marat se constituait ainsi lui-même, depuis son triomphe, le plénipotentiaire de la multitude. Il prenait cette dictature qu'il avait vingt fois conjuré le peuple de donner au plus déterminé de ses défenseurs. Sa politique avait pour théorie la mort. Il était l'homme de la circonstance, car il était l'apôtre de l'assassinat en masse. Chaque fois qu'il sortait de sa demeure, dans le costume d'un malade et la tête enveloppée d'un mouchoir sale, pour paraître aux Jacobins ou à la Convention, Danton et Robespierre lui cédaient la tribune. Il y parlait en maître et non en conseiller de la nation. Un

mot de lui tranchait la discussion comme le poignard tranche le nœud. Les applaudissements des tribunes le plaçaient sous la protection du peuple. Les murmures et les huées interrompaient ceux qui tentaient de discuter avec lui. C'était le plébiscite sans réplique de la multitude.

VIII

Déjà même à la Convention les discussions étaient changées en pugilat de paroles. A l'occasion des honneurs funèbres rendus par la commune à Lazouski, un des conspirateurs du club de l'Archevêché, Guadet, ayant osé dire que la postérité s'étonnerait un jour de ce qu'on eût décerné une apothéose nationale à un homme convaincu d'avoir été à la tête des pillards et d'avoir voulu mareher dans la nuit du 10 mars pour dissoudre la Convention, Legendre s'élança pour répondre à Guadet. Les murmures du centre lui contestèrent la tribune. « Je céderai la tribune à ceux qui parlent mieux que moi, s'écria Legendre; mais dussé-je occuper le poste du fourneau qui doit rougir le fer qui vous marquera tous d'ignominie, je l'occuperai! Dussé-je être votre victime, je fais la motion que le premier patriote qui mourra sous vos coups soit porté dans les places publiques, comme Brutus porta le corps de Lucrèce, et qu'on dise au peuple : « Voilà l'ouvrage de tes ennemis! >>

IX

Le lendemain, le jeune Ducos essaya de faire comprendre à la Convention les dangers de fixer un maximum au prix des grains; les trépignements, les gestes, les vociférations des assistants étouffèrent sa voix et le forcèrent à descendre de la tribune.

« Citoyens, s'écria Guadet, une représentation nationale avilie n'existe déjà plus ! Tout palliatif pour assurer sa dignité est une lâcheté. Les autorités de Paris ne veulent pas que vous soyez respectés. Il est temps de faire cesser cette lutte entre une nation entière et une poignée de factieux déguisés sous le nom de patriotes. Je demande que la Convention nationale décrète que lundi sa séance sera tenue à Versailles. »

A cette proposition de Guadet, tous les Girondins et une partie de la Plaine se lèvent et crient : « Marchons ! enlevons ce qui reste de dignité et de liberté dans la représentation nationale aux outrages et aux poignards de Paris. » Vigée, jeune homme intrépide, qui puisait, comme André Chénier, l'héroïsme dans le péril, s'ex. pose seul à la tribune aux vociférations, aux gestes, aux invectives de la Montagne et des spectateurs. « Ajourner à lundi, dit-il, ce serait donner aux factieux le temps de prévenir notre déplacement par une émeute ou par des assassinats. Je demande qu'au premier murmure des tribunes nous sortions de cette enceinte où nous sommes captifs, et que nous nous retirions à Versailles. »

Marat, présent ce jour-là au sommet de la Montagne, en descend avec le geste souverain d'un pacificateur. Il craint que la proposition des Girondins ne dérobe la Convention à la pression directe et impérative de la multitude dont il est le roi. Il veut faire une diversion à l'émotion qui entraîne les Girondins hors de la salle. « Je propose une grande mesure, dit-il, propre à lever tous les soupçons. Mettons à prix la tête de

tous les Bourbons fugitifs et traîtres avec Dumouriez. J'ai demandé déjà la mort des d'Orléans, je renouvelle ma proposition, afin que les hommes d'Etat se mettent la

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