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de l'Assemblée, pour justifier d'une voix complaisante les usurpations de ce corps insurrectionnel. Le sourire de béatitude qui reposait toujours sur ses lèvres déguisait mal les amertumes dont on l'abreuvait à la mairie. Il était l'otage du peuple à l'hôtel de ville. Le vrai maire maintenant, c'était Danton. Danton, sans cesse présent aux délibérations de ce corps municipal en permanence, négligeait l'Assemblée pour la commune, avec laquelle il concertait toutes les mesures du gouvernement; il était son pouvoir exécutif. Pour lui donner la direction, l'unité, le secret nécessaires à une réunion d'hommes d'action, et pour faire prévaloir, en séance générale, les résolutions prises entre lui et ses affidés, il avait, de concert avec Marat, divisé le conseil municipal en comités distincts. Ces comités délibéraient et agissaient isolément. Ils furent le type de ceux qui concentrèrent plus tard le gouvernement dans la Convention. Le comité souverain était celui de surveillance générale. Composé d'un petit nombre d'hommes successivement choisis et épurés par Marat et par Danton, il faisait plier tous les autres comités. Il s'attribuait tous les pouvoirs, il devançait tous les décrets de l'Assemblée; il citait à sa barre les citoyens, il les faisait arrêter, il remplissait les prisons; il exerçait la police générale de l'empire, il disciplinait et perpétuait en lui l'insurrection; il était la conjuration en permanence, modèle de l'institution de tyrannie qu'exerça depuis le comité de salut public. Danton, s'appuyant à la fois sur son pouvoir légal de ministre de la justice au conseil exécutif et sur son pouvoir populaire dans le comité de surveillance de la commune, donnait à ses ordres, comme ministre, la force de l'insurrection, et à l'insurrection la force de la loi. C'était le consulat de Catilina. Rien ne pouvait lui résister. Si cet homme rêvait un crime, ce crime devenait un acte du gouvernement. Lorsqu'il n'en méditait pas, il souffrait du moins qu'on les préparât dans l'ombre autour de lui. Il renouvelait à dessein les membres du comité, pour que le moment de l'exécution ne trouvât pas dans la conscience d'un seul de ses hommes plus de scrupule et plus d'hésitation que dans la sienne. Il laissa, dès le 29 août, éclater quelques symptômes significatifs de sa pensée devant l'Assemblée nationale.

XX

C'était à la séance de nuit. L'Assemblée, ébranlée par le contre-coup des nouvelles de la frontière, cherchait à prendre mesures sur mesures pour égaler le dévouement aux dangers. Les motions succédaient aux motions. Vergniaud, Guadet, Brissot, fiensonné, Lasource, Chambon, Ducos, frappaient du pied la tribune pour en faire sortir des défenseurs de la patrie. On votait des hommes, des cheyaux, des armes, des réquisitions. Danton entra dans la salle à la tête de ses collègues, et monta à la tribune avec l'attitude d'un homme qui porte une solution dans sa tête. Le silence de l'attente s'établit à son aspect.

«Le pouvoir exécutif, dit-il, me charge d'entretenir l'Assemblée nationale des mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume, mais l'ennemi n'a pas pris Longwy. On exagère nos revers. Cependant nos dangers sont grands. Il faut que l'Assemblée se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion nationale que

nous ferons rétrograder les despotes! Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de La Fayette; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de pousser le peuple à se précipiter en masse sur ses ennemis! On a jusqu'à ce moment fermé les portes de la capitale, et l'on a bien fait il était important de se saisir des traîtres; mais, y en eût-" crente mille à arrêter, il faut qu'ils soient arrêtés demain, et que demain, à Paris, on communique avec la France entière! Nous demandons que vous nous autorisiez à faire des visites domiciliaires. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait immobile l'arrivée des ennemis? Le peuple français a voulu être libre, il le sera. » Le ministre se tait. L'Assemblée s'étonne; le décret passe. Danton sort et court au conscil général de la commune, préparé à l'obéissance par ses confidents. Il demande au conseil de décréter séance tenante les mesures nécessaires au coup d'État national dont le pouvoir exécutif assume la responsabilité : « Au rappel des tambours, qui battra dans la journée du lendemain, tous les citoyens seront tenus de rentrer dans leurs maisons. La circulation des voitures sera suspendue à deux heures. Les sections, les tribunaux, les clubs, seront invités à n'avoir point de séances, de peur de distraire l'attention publique des nécessités du monent. Le soir, les maisons seront illuminées. Des commissaires choisis par les sections, et accompagnés de la force publique, pénétreront au nom de la loi dans tous les domiciles des citoyens. Chaque citoyen déclarera et remettra ses armes. S'il est suspect, on fera des recherches; s'il a menti, il sera arrêté. Tout particulier qui sera trouvé dans un autre domicile que le sien sera déclaré suspect et incarcéré. Les maisons vides ou qu'on n'ouvrira pas seront scellées. Le commandant général Santerre requerra les sections armées. Il formera un second cordon de gardes autour de l'enceinte de Paris pour arrêter tout ce qui tenterait de fuir. Les jardins, les bois, les promenades des environs seront fouillés. Des bateaux armés intercepteront aux deux extrémités de Paris le cours de la rivière, afin de fermer toutes les voies de la fuite aux ennemis de la nation. »

Ces mesures décrétées, Danton se retire au comité de surveillance de la commune, et donne ses derniers ordres à ses complices. Le comité renouvelé était présidé par Marat. Marat n'était commissaire d'aucune section; mais le conseil général lui avait accordé la faveur exceptionnelle d'assister aux séances par droit de patriotisme, et lui avait voté une tribune d'honneur dans son enceinte pour y rendre compte au peuple. des délibérations. Les autres membres étaient Panis, beau-frère, de Santerre; Lepeintre, Sergent, présidents de section; Duplein, Lenfant, Lefort, Jourdeuil, Desforgues, Guermeur, Leclerc et Dufort, hommes dignes d'être les collègues de Marat et les exécuteurs de Danton. Méhée, secrétaire-greffier; Manuel, procureur de la commune; Billaud-Varennes, son substitut; Collot d'Herbois, Fabre d'Églantine, Tallien, secrétaire du conseil général; Huguenin, président; Hébert, et quelques autres parmi les chefs de la commune, soit qu'ils aient approuvé, combattu ou toléré la résolution, la connurent. Des actes et des pièces irrécusables attestent que pour cette convulsion populaire, prédite et acceptée, sinon provoquée par Danton, tout fut prémédité et préparé d'avance, exécuteurs, victimes et jusqu'aux tombeaux.

Le mystère a couvert les délibérations de ce conciliabule. On sait seulement que Danton, faisant un geste horizontal, dit d'une voix âpre et saccadée : « Il faut faire peur aux royalistes. » Plus tard il témoigna lui-même contre lui, dans ce mot fameux

jeté à la Convention en réponse aux Girondins qui l'accusaient du 2 septembre : « J'ai regardé mon crime en face, et je l'ai commis. >>

XXI

Avant minuit, Maillard, le chef des hordes du 6 octobre, fut averti de rassembler sa milice de sicaires pour une prochaine expédition dont l'heure et les victimes lui seraient désignées plus tard. On lui promit pour ses hommes une haute solde de tant par meurtre. On le chargea de retenir les tombeaux nécessaires pour charrier les cadavres.

Enfin, deux agents du comité de surveillance se présentèrent, le 28 août, à six heures du matin, chez le fossoyeur de la paroisse de Saint-Jacques du Haut-Pas; ils lui enjoignirent de prendre sa bêche et de les suivre. Arrivés sur l'emplacement des carrières qui s'étendent en dehors de la barrière Saint-Jacques, et dont quelques-unes avaient servi de catacombes à l'époque du déplacement récent des cimetières de Paris, les deux inconnus déplièrent une carte et s'orientèrent sur ce champ de mort. Ils reconnurent à des signes tracés sur le sol et rappelés sur la carte l'emplacement de ces souterrains refermés. Ils marquèrent eux-mêmes, d'un revers de bêche, la ligne circulaire d'une enceinte de six pieds de diamètre, où le fossoyeur devait faire creuser pour retrouver l'ouverture du puits qui descendait dans ces abîmes. Ils lui remirent la somme nécessaire au salaire de ses ouvriers. Il lui recommandèrent de veiller à ce que l'ouvrage fût achevé le quatrième jour, et se retirèrent en imposant le silence.

Le silence ne couvrit qu'imparfaitement ces funestes apprêts. Un bruit sourd, circulant dans les prisons, donna aux victimes le pressentiment du coup. Les geôliers et les porte-clefs reçurent et transmirent des avertissements obscurs.

Danton, cruel en masse, capable de pitié en détail, cédant aux sollicitations de l'amitié et aux propres mouvements de son cœur, fit relâcher la veille quelques prisonniers au sort desquels on l'intéressa. Ordonnant le crime par férocité de système et non par férocité de nature, il semblait heureux de se dérober à lui-même des victimes. M. de Marguerie, officier supérieur de la garde constitutionnelle du roi; l'abbé Lhomond, grammairien célèbre; quelques pauvres prêtres des écoles chrétiennes qui avaient donné leurs soins à l'éducation de Danton lui durent la vie. Marat, sur l'ordre du ministre, fit élargir ces prisonniers. Il en mit lui-même un certain nombre à l'abri du coup qu'on allait frapper. Le cœur de l'homme n'est jamais aussi inflexible que son esprit. L'amitié de Manuel sauva Beaumarchais, l'auteur de la comédie de Figaro, ce prologue d'une révolution commencée par le rire et finissant par la hache. Manuel alla lui-même à la prison des Carmes placer une sentinelle à la porte des quatre anciens religieux de cette maison, à qui l'on avait accordé d'y finir leurs jours. Ces vieillards survécurent seuls. Ils n'étaient point connus de Manuel; mais leur sang était jugé inutile, il fut épargné.

L'abbé Bérardier, principal du collège Louis-le-Grand, sous lequel Robespierre et Camille Desmoulins avaient étudié, reçut un sauf-conduit, d'une main inconnue, le jour du massacre. Ces préparatifs, ces avertissements, ces exceptions prouvent une préméditation. Camille, dans la confidence de toute les palpitations de la pensée de Danton, ne

pouvait ignorer le plan d'égorgement organisé. Il était impossible aussi que Santerre, commandant en chef des gardes nationales, et dont l'inaction était nécessaire pendant trois jours à la perpétration de tant de meurtres, n'eût pas une insinuation de Danton. Santerre instruit, Pétion ne pouvait pas tout ignorer le commandant de la force

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civique relevait du maire de Paris. Les demi-mots, les confidences équivoques, les signes d'intelligence entre des conjurés qui siégent, qui délibèrent, qui agissent presque à découvert en face les uns des autres, dans un conseil de cent quatre-vingts membres, ne pouvaient échapper à Pétion.

XXII

Les rapports de la police municipale, apportés d'heure en heure à la mairie, ne se taisaient pas sur les choses, les hommes, les armes qu'on disposait pour l'événc

ment. Comment ce qui était connu aux prisons fût-il resté inconnu à l'hôtel de ville? L'acte accompli, tout le monde s'est lavé du sang. Après l'avoir rejeté longtemps sur un mouvement soudain et irrésistible de la colère du peuple, on a voulu circonscrire le crime dans le plus petit nombre possible d'exécuteurs. L'histoire n'a pas de ces complaisances. La pensée en appartient à Marat, l'acceptation et la responsabilité à Danton, l'exécution au conseil de surveillance, la complicité à plusieurs, la lâche tolérance à presque tous. Les plus courageux, sentant leur impuissance à retenir l'assassinat, felgnirent de l'ignorer, pour n'avoir ni à l'approuver ni à le prévenir. Ils s'écartèrent, ils gémirent, ils se turent. Pour la garde nationale, pour l'Assemblée, pour le conseil général de la commune, ce fut th crime de réticence. On détourna les yeux pendant qu'il se commettait. On ne l'execra tout haut qu'après. Dans l'âme de Marat ce fut soif de sang, remède suprême d'une société qu'il voulait tuer pour la ressusciter selon ses rêves; dans l'esprit de Danton ce fut un coup d'Etat de la politique. Danton raisonnait son crime avant de l'ordonner. Il lui était aussi facile de l'empêcher que de le permettre. Il s'en déguisa à lui-même l'atrocite. « Nous n'assassinerons pas, dit-il dans sa dernière conférence avec le conseil de surveillance, nous jugerons; aucun innocent ne périra. » Danton voulut trois choses: la première, secouer le peuple et le compromettre tellement dans la cause de la Révolution, qu il ne pût plus reculer et qu'il se précipitât aux frontières, tout souillé du sang des royalistes, sans autre espérance que la victoire ou la mort; la seconde, porter la terreur dans l'âme des royalistes, des aristocrates et du clergé; enfin, la troisième, intimider les Girondins, qui commençaient à murmurer de la tyrannie de la commune, et mcntrer à ces ames faibles que, s'ils ne se faisaient pas les instruments du peuple, ils en pourraient bien être les victimes.

Danton fut surtout poussé au meurtre par une cause plus personnelle et moins thorique son caractère. Il avait la réputation de l'énergie, il en eut l'orgueil. Il voulut la déployer dans une mesure qui étonnât ses amis et ses ennemis. Il prit le crime pour du génie. Il méprisa ceux qui s'arrêtaient devant quelque chose, même devant l'assassinat en masse. Il s'admira dans son dédain de remords. Il consentit à être le phénomène de l'emportement révolutionnaire. Il y eut de la vanité dans son forfait. Il crut que son acte, en se justifiant par l'intention et par le lointain, perdrait de son caractère; que son nom grandirait quand il serait en perspective, et qu'il serait le colosse de la Révolution. Il se trompait. Plus les crimes politiques s'éloignent des passions qui les font commettre, plus ils baissent et pâlissent aux regards de la postérité. L'histoire est la conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la condamnation de Danton. On a dit qu'il sauva la patrie et la Révolution par ces meurtres, et que nos victoires sont leur excuse. On se trompe comme il s'est trompé. Un peuple qu'on aurait besoin d'enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un peuple de scélérats et non un peuple de héros. L'héroïsme est le contraire de l'assassinat. Quant à la Révolution, son prestige était dans sa justice et dans sa moralité. Ce massacre allait la souiller aux yeux de l'Europe. L'Europe pousserait, il est vrai, un cri d'horreur; mais l'horreur n'est pas du respect. On ne sert pas les causes que l'on déshonore.

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