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IV

Ces lignes révélaient l'âme de Marat, une frénésie de gloire, une explosion perpétuelle de vengeance contre les inégalités sociales, et un amour pour les classes souffrantes, perverti jusqu'à la férocité envers les riches et les heureux.

Une telle soif de justice absolue et de nivellement soudain ne pouvait s'apaiser qu'avec du sang. Marat ne cessait d'en demander au peuple, par suite de cet endurcissement de l'esprit qui jouit d'immoler par la pensée ce qui résiste à l'implacabilité de ses systèmes.

Sa vie était pauvre et laborieuse comme l'indigence qu'il représentait. Il habitait un appartement délabré dans une maison obscure de la rue des Cordeliers; il gagnait son pain par sa plume. Un infatigable travail d'esprit, une colère chronique, des veilles prolongées, enflammaient son sang, cavaient ses yeux, jaunissaient sa peau, et donnaient à sa physionomie l'ardeur maladive et les tressail ements nerveux de la fièvre. Il prodiguait sa vie comme la vie des autres. Même quand ses longues et fréquentes maladies le retenaient cloué sur son lit de douleur, il ne cessait pas d'écrire, avec la rapidité de la foudre, toutes les pensées soudaines que le bouillonnement de ses rêves faisait monter dans son imagination. Des ouvriers d'imprimerie emportaient une à une à l'atelier les feuilles imbibées de sa haine; une heure après, les crieurs publics et des affiches placardées au coin des rues les répandaient dans tout Paris. Sa vie était un dialogue furieux et continu avec la foule. Il semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations, et les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou les pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le considérait comme un bienfaiteur inconnu du monde, dont elle recevait la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. Elle se nommait Albertine. Il n'y a pas d'homme si malheureux ou si odieux sur la terre à qui le sort n'ait ainsi attaché une femme dans son œuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu.

Marat avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi surnaturelle dans ses principes. Il se respectait lui-même dans ses chimères comme un instrument de Dieu. Il avait écrit un livre en faveur du dogme de l'immortalité de l'âme. Sa bibliothèque se composait d'une cinquantaine de volumes philosophiques, épars sur une planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y remarquait Montesquieu et Raynal souvent feuilletés. L'Évangile était toujours ouvert sur sa table. « La Révolution, disait-il à ceux qui s'en étonnaient, est tout entière dans l'Évangile. Nulle part la cause du peuple n'a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n'ont été infligées aux riches et aux puissants de ce monde. Jésus-Christ, répétait-il souvent en s'inclinant avec respect à ce nom, Jésus-Christ est notre maître à tous! >>

Quelques rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude: c'étaient Armonville, le septembriseur d'Amiens; Pons de Verdun. poëte adulateur de toutes les puissances; Vincent, Legendre, quelquefois Danton; car Danton, qui avait longtemps protégé Marat, commençait à le craindre. Robespierre le méprisait comme un caprice honteux

du peuple. Il en était jaloux, mais il ne s'abaissait pas à mendier si bas sa popularité. Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d'injure et de mépris mutuels: « Lâche hypocrite! murmurait Marat. —Vil scélérat! » balbutiait Robespierre. Mais tous deux unissaient leur haine contre les Girondins.

Le costume débraillé de Marat à cette époque contrastait également avec le costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre rapiécée, les manches retroussées comme celles d'un ouvrier qui quitte son ouvrage; une culotte de velours tachée d'encre, des bas de laine bleue, des souliers attachés sur le coude-pied par des ficelles; une chemise sale et ouverte sur la poitrine, des cheveux collés aux tempes et noués par derrière avec une lanière de cuir, un chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules: tel était l'accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête, d'une grosseur disproportionnée à l'extrême petitesse de sa taille, son cou penché sur l'épaule gauche, l'agitation continuelle de ses muscles, le sourire sardonique de ses lèvres, l'insolence provocante de son regard, l'audace de ses apostrophes, le signalaient à l'œil. L'humilité de son extérieur n'était que l'affiche de ses opinions. Le sentiment de son importance grandissait en lui avec le pressentiment de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même ses anciens amis. Il raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts volup tueux. «Danton, disait-il à Legendre, va-t-il toujours disant que je suis un brouillon qui gâte tout? J'ai demandé autrefois pour lui la dictature, je l'en croyais capable. Il s'est amolli dans les délices. Les dépouilles de la Belgique et l'orgueil de ses missions l'ont enivré. Il est trop grand seigneur aujourd'hui pour s'abaisser jusqu'à moi. Camille Desmoulins, Chabot, Fabre d'Églantine et ses flatteurs me dédaignent. Le peuple et moi nous les surveillons. >>

V

La Convention s'efforça pendant quelque temps, par l'organisation de ses comités, de classer les lumières, les aptitudes et les dévouements individuels dont elle était remplie, et d'appliquer chacun de ses membres à la fonction pour laquelle sa nature, ses facultés et ses études semblaient le désigner. C'était le gouvernement et l'administration nommés pour ainsi dire par l'acclamation publique. La constitution, l'instruction publique, les finances, les armées, la marine, la diplomatie, la sûreté générale des citoyens, le salut public enfin, cette attribution suprême qui donne à une nation la souveraineté de ses propres destinées, formèrent autant de comités distincts où s'élaboraient, dans des discussions intimes et dans des rapports approfondis, les différentes matières du gouvernement, d'économie politique ou d'administration. La Convention utilisait ainsi toutes les aptitudes en les concentrant sur les objets spéciaux à leur compétence. Elle réservait aux séances publiques les grandes luttes de théories ou de passions politiques qui ébranlaient l'empire, et qui faisaient tour à tour triompher ou succomber les partis. Mais le nerf de l'administration intérieure ou de la défense extérieure fut placé dans les comités. Ce ressort continuait à agir sourdement pendant que la Convention paraissait déchirée par ses convulsions publiques.

L'organisation du gouvernement républicain, dans un pays accoutumé depuis tant de siècles à l'unité et à l'arbitraire du gouvernement monarchique, fut la pre

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mière nécessité et la première pensée de la Convention. Elle appela au comité de constitution les hommes qu'elle supposait doués à un plus haut degré du génie ou de la science des institutions hu

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des philosophes, des lettrés et des artistes de la Convention. Condorcet, Prieur, Chénier, Hérault de Séchelles, Lanjuinais, Romme, Lanthenas, Dusaulx, Mercier, David, Lequinio, Fauchet, en étaient les principaux membres. Cambon régnait au comité des finances: Jacobin par sa passion pour la république, Girondin par sa haine des anarchistes, probe comme la main du peuple dans son propre trésor, inflexible comme un chiffre. Le comité de salut public, qui devait absorber tous les autres et se placer au-dessus de toutes les lois, comme la Fatalité, ne fut organisé que deux mois plus tard et ne régna que six mois après.

Pendant que ces comités préparaient dans le silence la constitution et les systèmes d'éducation, de guerre, de finance et de bienfaisance publique, l'agitation du peuple de Paris rappelait sans cesse la Convention à l'urgence et à l'imprévu. La guerre et la faim poussaient également le peuple à la sédition. Par une fatale coïncidence, les années de troubles pour la France avaient été des années de stérilité pour la terre; des hivers longs et âpres avaient gelé les blés; les saisons avaient été rudes. On eût dit que les éléments eux-mêmes combattaient contre la liberté. La panique, en exagérant la rareté des grains, avait assombri l'imagination publique; les fleuves étaient glacés le bois rare, le pain cher; le prix élevé de toutes les subsistances présentait la détresse et la mort sous la forme où elle soulève le plus de griefs dans le peuple : la famine. Le travail manquait aux ouvriers; le luxe avait disparu avec la sécurité qui le fait naître; les riches affectaient l'indigence pour échapper à la spoliation; les nobles et les prêtres avaient emporté dans leur fuite ou enfoui dans les caves, dans les jardins, dans les murs de leurs demeures, une partie considérable de l'or et de l'argent monnayés, signes de la valeur, moyens d'échange, mobiles de circulation, sources du travail et du salaire. Les confiscations ou les séquestres paralysaient entre les mains de la république une masse immense de terres incultes et de maisons inhabitées.

Pour suppléer à l'or et à l'argent, qui semblaient avoir tari tout à coup, l'Assemblée constituante avait créé une monnaie de papier sous le nom d'assignats. Cette monnaie de confiance, si le peuple avait voulu la comprendre et l'adopter, aurait eu les mêmes effets que la monnaie métallique; elle aurait multiplié les transactions entre les particuliers, alimenté le travail, payé l'impôt, représenté le prix des terres. Une monnaie, quoi que disent quelquefois des économistes, n'a jamais d'autre valeur que celle de la convention qui la crée et du crédit qu'elle porte avec elle. Il suffit que la proportion entre les choses achetées et le signe qui les achète ne puisse pas être soudainement et arbitrairement changée par une multiplication désordonnée de ce signe monétaire; le prix réel et vrai de toutes choses s'établit d'après cette proportion. La loi seule, une loi probe et prudente, peut donc frapper monnaie. Que la loi frappe monnaie en or, en argent, en cuivre, en papier, peu importe, pourvu que la proportion soit religieusement gardée, et que le peuple conserve ainsi confiance dans la sincérité et dans le crédit de ce signe. La lettre de change, monnaie individuelle qui n'a d'autre valeur que la signature de celui qui la crée, supplée entre les particuliers à un numéraire incalculable. Elle a tous les effets de l'or et de l'argent. Ce n'est qu'une monnaie frappée par chacun et représentative de la confiance qu'on a dans l'individu. Comment l'État, qui représente la fortune et le crédit de tous, ne frapperait-il pas une monnaie de papier aussi inviolable et aussi accréditée que celle des simples citoyens?

VII

Mais le peuple avait l'habitude de l'or. Il voulait peser et palper sa valeur. Il n'avait pas de foi dans le papier. Tant que les vérités ne sont pas devenues des habitudes, elles paraissent des piéges au peuple.

De plus, le gouvernement, pressé par des nécessités croissantes, avait multiplié trop soudainement le nouveau signe monétaire de papier. De là, dépréciation du signe et évanouissement de la richesse monétaire entre les mains de celui qui la possédait ou qui l'acceptait; de là aussi des lois implacables contre ceux qui refusaient de l'accepter; de là, enfin, ralentissement de circulation, dépression du commerce, danger des affaires, suspension des échanges, cessation du travail libre, disparition du salaire, exténuation de l'ouvrier; les propriétaires et les riches vivaient des produits directs de leurs terres ou de sommes réservées en or et en argent, dont ils ne laissaient échapper, d'une main avare, que la quantité nécessaire à la satisfaction de leurs besoins les plus urgents. On cultivait mal. On consommait peu. On ne bâtissait plus. Les voitures, les chevaux avaient disparu. Les meubles n'étaient plus renouvelés. Les vêtements affichaient la peur, l'avarice ou la misère. La vie, réduite au plus étroit nécessaire, retranchait tout emploi et tout salaire à ces innombrables artisans que nourrissent les besoins factices d'une société calme.

VIII

Les commerçants des grandes villes, ces intermédiaires entre le consommateur qui veut acheter à bas prix et le producteur qui veut vendre cher, ajoutaient encore l'usure de leurs spéculations et de leurs accaparements au prix des denrées. Le commerce profite de tout pour s'enrichir, même de la faim; ce n'est pas son vice seulement, c'est sa nature. La soif de l'or endurcit comme la soif du sang.

Une lutte violente s'animait tous les jours davantage entre le bas peuple de Paris et le commerce de détail. La haine contre les épiciers, ces débitants des petites consommations journalières des masses, était devenue aussi ardente et aussi sanguinaire que la haine contre les aristocrates. Les boutiques étaient assiégées d'autant d'imprécations que les châteaux. De continuelles émeutes à la porte des boulangers, des marchands de vin, et sur le seuil des magasins d'épiciers, troublaient la rue. Des bandes affamées, à la tête desquelles marchaient des femmes et des enfants, enseignes de détresse, sortaient tous les matins des quartiers populeux et des faubourgs pour se répandre dans les quartiers riches et stationner devant les maisons suspectes d'accaparement. Ces bandes entouraient la Convention et en forçaient quelquefois les portes pour demander à grands cris du pain ou l'abaissement violent du prix des denrées. Ces légions de femmes qui habitent les bords ou les bateaux du fleuve, et qui gagnent leur vie et celle de leurs enfants à blanchir le linge d'une grande ville, venaient sommer la Convention de réduire le prix du savon, élément de leur profession, de l'huile, de la chandelle, du bois nécessaires à leur ménage.

Elles demandaient le maximum, c'est-à-dire la taxe des marchandises, l'arbitraire du gouvernement, placé entre le commerçant et le consommateur pour modérer les gains de l'un, pour favoriser les besoins de l'autre. Si la pensée du maximum etait

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