Page images
PDF
EPUB

confiance que le général avait encore dans ses bataillons de volontaires, et surtout le dénûment de matériel, de voitures, de vivres, auquel on ne voulait pas suppléer par

des réquisitions militaires, l'empêchèrent d'exécuter cette inspiration. La routine des vieilles guerres entravait encore l'instinct des plus grands généraux. Dumouriez divisa son armée en quatre corps, à l'imitation du duc de SaxeTeschen. Le général Va

lence, son bras droit et son élève de prédilec-
tion, commandait l'armée des Ardennes, qui
revenait aussi de Valmy pour s'opposer à Clair-
fayt. Valence reçut l'ordre de se porter sur
Namur pour empêcher, s'il en était temps
encore, la jonction de Clairfayt à l'armée de
Belgique sous les murs de Mons; mais il était
trop tard. Les premières colonnes de Clairfayt
étaient déjà entrées dans Mons. Le second
corps, de douze mille hommes, sous le com-
mandement du général d'Harville, menaçait
Charleroi. Le troisième, sous les ordres du
général La Bourdonnaye, commandant l'ar-
mée du Nord proprement dite et
composée de dix-huit mille hommes,
devait s'avancer sur Tournay. Enfin

[graphic]

Siége de Lille. - P. 331.

Dumouriez lui-même, à la tête de deux corps formant le centre de cette armée et forts de trente-cinq mille hommes, devait marcher sur Mons, y donner un choc décisif à l'armée réunie de Clairfayt et du duc de Saxe-Teschen, briser cette armée en deux et marcher par cette brèche sur Bruxelles, en insurgeant à droite et à gauche les provinces belges et en servant d'avant-garde aux trois corps de Valence, de d'Harville et de La Bourdonnaye. Des proclamations en style révolutionnaire modéré, appelant la Belgique à l'indépendance et propres à faire fermenter dans ces provinces le vieux levain. de leur révolution, étaient rédigées avec art par Dumouriez lui-même. Ces proclamations, chefs-d'œuvre d'habileté, rappelaient la prudence du diplomate, la main du révolutionnaire, l'épée du guerrier. Dumouriez s'y présentait moins en conquérant qu'en libérateur. Les Français y parlaient en frères aux peuples qu'ils venaient secourir contre leurs oppresseurs. C'était le véritable esprit de la Révolution parlant par la voix de son premier général. Si elle eût toujours parlé et agi dans le sens de Dumouriez, sa propagande, pacifique pour les nationalités, menaçante seulement pour les dominations qui les opprimaient, aurait combattu pour elle plus que ses armées. Quelques patriotes belges, impatients d'affranchir leur pays du joug autrichien, avaient passé la frontière à l'approche et à la voix du général français et s'étaient formés en bataillons de volontaires. Dumouriez conduisait ces bataillons avec lui. C'était le charbon avec lequel il espérait allumer l'incendie du patriotisme et de l'insurrection de

vant ses pas.

XXVIII

Tout ce plan de campagne, ainsi conçu et préparé, reposait donc sur une première bataille sous les murs de Mons, entre l'armée de Dumouriez appuyée de l'armée de Valence et soutenue de celle de d'Harville, d'une part, et l'armée du duc de SaxeTeschen et de Clairfayt, de l'autre, campée, fortifiée et adossée à une ville importante. Tout marcha, dès ce moment, avec rapidité et concert vers ce point de Mons, où la Belgique devait être conquise ou perdue. Les vues de Dumouriez, clairement indiquées par la disposition de ses corps et par la marche de ses colonnes, avaient été révélées au coup d'œil militaire de Clairfayt. Le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt, réunis en une masse de trente mille combattants en avant de Mons, avaient eu le temps de choisir le terrain, de dessiner le champ de bataille, de s'emparer des hauteurs, de fermer les défilés, d'escarper les pentes et d'armer les redoutes, sur les points par où on pouvait les aborder,

Le champ de bataille qu'ils avaient ainsi bastionné de mamelons, palissadé de forêts, enceint de marais, de canaux et de rivières, comme une immense place forte, est une chaîne de collines à peine ondoyée de quelques inflexions aux points où elles se rattachent entre elles, et qui s'étend à une demi-lieue en avant de Mons, Cette ligne de hauteurs est couverte, au sommet, d'une forêt. Le village de Jemmapes, étagé sur les derniers gradins de cette chaîne de collines, en termine l'extrémité à droite; à gauche, elle vient incliner et s'affaisser au village de Cuesmes. L'espace compris entre ces deux villages, dont les Autrichiens avaient fait deux citadelles, forme par la disposition naturelle du terrain deux ou trois angles rentrants, où des batteries avaient été

placées pour foudroyer de feux croisés les colonnes qui tenteraient de gravir la hauteur. En avant s'étend, comme le bassin d'un lac écoulé, une plaine profonde, étroite, et dont les terres basses forment des détroits et des anses entre les mamelons brisés qui la bordent. Derrière, et surtout du côté de Jemmapes, la colline qui portait le camp et les redoutes de l'armée autrichienne plonge dans un marais dont le sol aqueux et tremblant sous les pieds est entrecoupé de canaux de desséchement, de flaques d'eau croupissante, et de joncs formant des haies élevées sur les rebords des fossés, qui en rendent l'accès inabordable à la cavalerie et à l'artillerie. Couverte en arrière par ce marais et par la ville de Mons, flanquée à son aile droite par le village de Jemmapes, à son aile gauche par le village de Cuesmes, qui touche aux faubourgs de cette grande ville fermée, l'armée autrichienne, ayant devant elle, sous ses pieds, ses batteries et ses redoutes armées de cent vingt pièces de canon, et ses avant-postes fortifiés sur les dernières ondulations, qui s'avançaient dans la plaine, n'avait donc rien à craindre sur sa ligne de retraite et sur ses flancs, et n'avait qu'à combattre en face d'elle les Français s'avançant à découvert sous ses feux et dans un bassin qu'elle enveloppait de toutes parts. Le coup d'œil des deux généraux autrichiens avait suppléé au nombre par l'assiette formidable de leur armée. Le choix et la disposition de ce champ de bataille indiquaient à Dumouriez qu'il avait trouvé dans Clairfayt un général digne de se mesurer avec lui.

XXIX

Après avoir, le 3 et le 4 novembre, délogé les Autrichiens de quelques postes avancés qu'ils occupaient fortement sur sa route et dans la plaine, Dumouriez se déploya, le 5, sur une immense ligne convexe, partant à gauche du village de Quaregnon, qu'il n'avait pu emporter la veille, et à droite du hameau de Ciply, au pied des hauteurs de Berthamont et du mont Palisel, qui couvrent un faubourg de Mons. Il se plaça de sa personne au centre de cette ligne de bataille, à une égale distance de ses deux ailes. D'Harville, qui commandait l'extrémité de son aile droite, au pied du mont Palisel et presque sous les murs de Mons, avait ordre de rester en observation, et de profiter du mouvement de retraite et de confusion qui s'opérerait sous l'assaut des masses françaises dans l'armée autrichienne, pour s'emparer de la route de Mons et lui fermer les portes de cette ville, où le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt se ménageaient sans doute un refuge. Beurnonville, à qui Dumouriez confia une avant-garde formant presque un corps d'armée, était chargé, avec l'élite des troupes, d'engager l'action, en abordant et en emportant le village et le plateau fortifiés de Cuesme, gauche des Autrichiens. Cinq redoutes étageaient ce formidable plateau. Toute la ligne ennemie, entre Cuesmes et Jemmapes, était également murée par des redoutes superposées les unes aux autres et dont les feux se croisaient au besoin, par des pans de forêts abattus dont les troncs d'arbres et les branches entre-croisés rendaient l'abord impraticable à la cavalerie, par des ravins que la pioche avait approfondis et fossoyés davantage, et par des maisons crénelées d'où les tirailleurs tyroliens, à la carabine infaillible, pouvaient viser lentement et à couvert et décimer les rangs de nos colonnes d'attaque. Au centre seulement, le hameau et le bois de Flénu, posés sur un plateau plus large et moins

rapidement incliné, laissaient à la cavalerie française une gorge par laquelle elle pouvait s'élancer jusqu'au pied de la hauteur. Le chemin, intercepté néanmoins par le hameau même de Flénu, était en outre encombré d'avance par les escadrons d'élite de la cavalerie autrichienne. Le vieux général Ferrand, débris de Laufelt et de la guerre de Sept ans, mais qui retronvait sa jeunesse au bruit du canon, commandait l'aile gauche, rejetée un peu arrière de la ligne de bataille par le village de Quaregnon, qu'une forte colonne autrichienne occupait encore avec l'artillerie, en avant des hauteurs de Jemmapes.

Le duc de Chartres (depuis roi des Français) commandait le centre sous la main du général en chef; c'était le plus jeune des lieutenants de Dumouriez et le plus caressé de la faveur de ce général. On eût dit que son chef voulait lui ménager un rayon de gloire pour le désigner à la France et à une destinée que l'instinct politique de Dumouriez semblait entrevoir à travers la fumée de ses premiers camps.

Le duc de Chartres ne devait s'ébranler que pour donner l'assaut décisif au centre inabordable de la position des ennemis. Ferrand et Beurnonville devaient auparavant emporter une des deux extrémités plus accessibles de Jemmapes ou de Cuesmes. L'une ou l'autre de ces positions était la seule porte par où l'armée française pût déboucher sur le plateau et aborder en flanc ou tourner l'armée autrichienne.

Dumouriez faisait ces dispositions au milieu de son état-major, sur la carte plutôt que sur le coup d'œil des lieux. Les haies, les bouquets de bois, les grands arbres qui bordent les champs et les routes dans les grasses terres de Belgique, bien qu'effeuillés, interceptaient tout horizon étendu au regard du général. Des corps disséminés sur une grande ligne combinent leurs mouvements pour ainsi dire à tâtons, et dans une bataille d'un développement immense, on combat au bruit plus qu'au coup d'œil.

La nuit enveloppait les deux armées quand ces différents ordres furent distribués aux lieutenants de Dumouriez avec tous leurs détails. Des dragons ou des hussards munis de torches escortèrent, dans les routes et dans les sentiers, les aides de camp et les généraux qui rentraient dans leurs bivacs, pour se préparer à l'action du lendemain. L'armée dormit en bataille sous les armes, le sac sur le dos, les canonniers à leurs pièces, les canons attelés et les brides des chevaux passées au bras des cavaliers. Dumouriez l'avait ainsi ordonné. Pour une bataille sur une longue ligne et composée de trois batailles distinctes dont les hasards pouvaient prolonger les incertitudes, le général ne voulait pas perdre une lueur du crépuscule dans une saison où les jours si courts disputent la lumière aux combattants. Il craignait, de plus, que, si la victoire n'avait pas donné ses résultats avant le retour des ténèbres, l'ennemi en retraite ne profitât de l'ombre de la nuit pour rentrer dans Mons et pour échapper à sa poursuite.

XXX

Les premières clartés du jour sur la terre ondulée de Belgique éclairèrent donc l'armée française sous les armes. Le ciel était gris, bas, pluvieux, comme un ciel d'automne dans ces climats du Nord. Une brume froide trempait le sol et distillait en

[blocks in formation]

gouttes de pluie des branches des arbres. Les récoltes étaient enlevées des sillons, la terre était nue, les feuilles étaient tombées, aucun voile de moissons ou de verdure ne tranchait sur les lignes noires des bataillons et des escadrons qui attendaient, en silence, l'ordre de s'ébranler de leurs positions.

Le coup d'œil sévère, martial, réfléchi de l'armée ennemie retranchée sur les hauleurs, les bonnets fourrés des grenadiers hongrois, le manteau blanc de la cavaleric autrichienne, la veste bleu de ciel des hussards, l'habit gris des chasseurs tyroliens,

[graphic][subsumed][merged small]

l'immobilité des corps étagés, comme des spectateurs plutôt que comme des acteurs d'un combat, sur les rebords des plateaux de Jemmapes comme sur les glacis d'une citadelle, contrastaient avec l'aspect révolutionnaire et la mobilité tumultueuse de l'armée de Dumouriez; comme si la Providence des nations eût voulu placer face à face et faire lutter ensemble les deux plus grandes forces militaires : la discipline et l'enthousiasme.

XXXI

L'armée française, à l'exception des généraux, tous vieillis sous l'uniforme, et de la cavalerie, dont les régiments se composaient d'anciens soldats soigneusement conservés dans les cadres et fiers de leur instruction, était presque tout entière formée de volontaires. Les uniformes, simples d'aspect, n'offraient à l'œil que de longues lignes sombres, dont les ondulations, mal alignées sous le sabre des officiers novices, attes

TOME II.

111

« PreviousContinue »