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lettre d'excuses dans laquelle il écartait de lui une tâche à laquelle ses principes, disait-il, ne lui permettaient pas de s'attendre. Cette faiblesse, loin de populariser Target, le rendit l'objet de la pitié de tous les partis.

Plusieurs noms s'offrir pour remplacer Target. Le roi choisit Desèze, avocat de Bordeaux, établi à Paris. Le jeune Desèze dut à ce choix, dont il était digne, car il en était fier, la célébrité d'une longue vie, la première magistrature de la justice sous un autre règne, et l'illustration perpétuée de son nom dans sa race.

Mais ces deux hommes n'étaient que les avocats du roi. Il lui fallait un ami. Pour la consolation de ses derniers jours et pour la gloire du cœur humain, cet ami

se trouva.

X

Il y avait alors dans une solitude près de Paris un vicillard du nom de Lamoignon, nom illustre et consulaire dans les hautes magistratures de l'ancienne monarchic. Les Lamoignon étaient de ces familles parlementaires qui s'élevaient de siècle en siècle, par de longs services rendus à la nation, jusqu'aux premières fonctions du royaume, et non par les faveurs de cour et par les caprices des rois. Ces familles conservaient ainsi dans leurs opinions et dans leurs mœurs quelque chose de populaire qui les rendait secrètement chères à la nation, et qui les faisait ressembler plutôt aux grandes familles patriciennes des républiques qu'aux familles militaires ou parvenues des monarchies. Le faible reste de liberté que les mœurs laissaient subsister dans l'ancienne monarchie reposait en entier sur cette caste. Seuls, ces magistrats rappelaient de temps en temps aux rois, dans des représentations respectueuses, qu'il y avait encore une opinion publique. C'était l'opposition héréditaire du pays.

Ce vieillard, du nom de Malesherbes, âgé de soixante-quatorze ans, avait été deux fois ministre sous Louis XVI. Ses ministères avaient été de peu de durée, payés d'ingratitude et d'exil, non par le roi, mais par la haine du clergé, de l'aristocratie et des cours. Libéral et philosophe, Malesherbes était un de ces précurseurs qui devancent, dans un régime d'arbitraire et d'abus, l'application des règles de justice et de raison les idées appellent, mais auxquelles résistent les choses. Si de tels hommes étaient toujours à la tête des gouvernements, il y aurait à peine besoin de lois, car ils sont la lumière, la justice et la vertu d'un temps.

que

Élève de Jean-Jacques Rousseau, ami de Turgot, qui avait porté le premier la philosophie dans l'administration, Malesherbes s'était fait chérir des philosophes du dix-huitième siècle en favorisant, comme directeur général de la librairie, l'introduction de l'Encyclopédie, cet arsenal des idées nouvelles, en France. Sous une législation de ténèbres légales et de censure, Malesherbes avait hardiment trahi les abus régnants en se déclarant le complice de la lumière. L'Église et l'aristocratie ne lui avaient pas pardonné. Il était un de ces noms qu'on accusait le plus d'avoir sapé la religion et le pouvoir en croyant saper la superstition et la tyrannie. Le fond de son cœur était en effet républicain, mais ses mœurs et ses sentiments étaient encore monarchiques. Exemple vivant de cette contradiction intérieure qui existe dans ces hommes nés, pour ainsi dire aux frontières des révolutions, dont les idées sont d'un temps et dont les

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Le roi à la barre de la Convention.
Page 280.

Sa théorie tremblait et s'indignait devant la réalisation. Il ne désavouait pas les doctrines de sa vie, mais il se voilait le visage pour ne pas contempler leurs excès. Les malheurs du roi lui arrachaient des larmes amères. Ce prince avait été l'espérance et quelquefois l'illusion de Malesherbes. Témoin et confident de ses vœux pour le bonheur du peuple et pour la réforme de la monarchie, Malesherbes avait cru voir dans le jeune roi un de ces souverains réformateurs qui abdiquent d'eux-mêmes le despotisme, qui prêtent leurs forces aux révolutions pour les accomplir et les modérer, et qui légitiment la royauté par les bienfaits qu'ils font découler de l'âme d'un roi honnête homme. Ministre un moment, Malesherbes avait perdu sa place sans perdre son attachement pour le roi. Il sentait que l'influence de la cour lui avait arraché son élève, mais lui avait laissé un secret ami dans son maître. Du fond de son exil, il l'avait suivi des yeux depuis les états généraux jusqu'aux cachots du Temple. Une correspondance secrète, à rares intervalles, avait porté à Louis XVI les souvenirs, les vœux, les commisérations de son ancien serviteur. A la nouvelle du procès du roi, Malesherbes avait quitté sa retraite à la campagne et avait écrit à la Convention. Le président Barère lut sa lettre à l'Assemblée :

TOME II.

100

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Citoyen président, disait M. de Malesherbes, j'ignore si la Convention donnera à Louis XVI un conseil pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix. Dans ce cas je désire que Louis XVI sache que, s'il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m'y dévouer. Je ne vous demande pas de faire part à la Convention de mon désir, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu'elle s'occupe de moi. Mais j'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde. Je lui dois le même service lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. Si je connaissais un moyen de lui faire connaître mes dispositions, je ne prendrais pas la liberté de m'adresser à vous. J'ai pensé que, dans la place que vous occupez, vous auriez plus de moyens que personne de lui faire passer cet avis. >>

Au nom de Malesherbes, la Convention tout entière éprouva cette commotion électrique que donne aux hommes assemblés le nom d'un homme de bien, et ce frémissement qui parcourt la foule à l'aspect d'un acte de courage et de vertu. La haine elle-même reconnut les saints droits de l'amitié dans la demande de M. de Malesherbes. Cette demande fut accordée. Quelques membres protestèrent contre le système de lenteurs que les formalités du procès allaient perpétuer entre le coupable et l'échafaud. «On veut par ces ajournements prolonger cette affaire pendant un mois, dit Thuriot. Les rois, s'ecrie Legendre, n'ajournent pas leurs vengeances contre les peuples, et vous ajourneriez la justice du peuple contre un roi! Il faut briser le buste de Brutus, continua Billaud-Varennes en montrant du geste la statue de ce Romain, car il n'a pas balancé comme nous à venger un peuple d'un tyran! >>

XI

Malesherbes, introduit le jour même dans la tour où gémissait son maître, fut forcé d'attendre dans le dernier guichet; les commissaires de la commune, chargés d'empêcher l'introduction furtive de toute arme qui pourrait soustraire le roi, par le suicide, à l'échafaud, l'arrêtèrent longtemps dans cette pièce. Le nom et l'aspect du vieillard inspirèrent quelque pudeur aux gardiens. Il se fouilla lui-même devant eux. Il n'avait sur lui que quelques pièces diplomatiques et le journal des séances de la Convention. Dorat-Cubières, membre de la commune, homme plus vaniteux que cruel, fanfaron de liberté, écrivain de boudoirs, déplacé dans les tragédies de la Révolution, était de service dans l'antichambre du roi. Dorat-Cubières connaissait M. de Malesherbes et révérait en lui un philosophe que Voltaire, son maître, avait signalé souvent à la reconnaissance des sages. Il fit approcher le vieillard du foyer de la cheminée et s'entretint familièrement avec lui. « Malesherbes, lui ditil, vous êtes l'ami de Louis XVI; comment pouvez-vous lui apporter des journaux où il verra toute l'indignation du peuple exprimée contre lui? - Le roi n'est pas un homme comme un autre, répondit M. de Malesherbes; il a une âme forte, il a une foi qui l'élève au-dessus de tout. Vous êtes un honnête homme, vous, reprit Cubières, mais si vous ne l'étiez pas, vous pourriez lui porter une arme, du poison, lui conseiller une mort volontaire! » La physionomie de M. de Malesherbes trahit à ces mots une réticence qui semblait indiquer en lui la pensée d'une de ces morts antiques

qui enlevaient l'homme à la fortune et qui le rendaient, dans les extrémités du sort, son propre juge et son propre libérateur; puis, comme se reprenant lui-même de sa pensée « Si le roi, dit-il, était de la religion des philosophes, s'il était un Caton ou un Brutus, il pourrait se tuer. Mais le roi est pieux, il est chrétien; il sait que sa religion lui défend d'attenter à sa vie, il ne se tuera pas. » Ces deux hommes échangèrent à ces mots entre eux un regard d'intelligence et se turent, comme réfléchissant en euxmêmes laquelle de ces deux doctrines était la plus courageuse et la plus sainte : de celle qui permet de se dérober au sort, ou de celle qui ordonne de subir sa destinée en l'acceptant.

La porte de la chambre du roi s'ouvrit. Malesherbes s'avança incliné et d'un pas chancelant vers son maître. Louis XVI était assis auprès d'une petite table. Il tenait à la main et lisait avec recueillement un volume de Tacite, cet évangile romain des grandes morts. A l'aspect de son ancien ministre, le roi rejeta le livre, se leva et s'élança, les bras ouverts et les yeux mouillés, vers le vieillard : » Ah! lui dit-il en le serrant dans ses bras, où me retrouvez-vous, et où m'a conduit ma passion pour l'amélioration du sort du peuple que nous avons tant aimé tous les deux? Où venezvous me chercher? Votre dévouement expose votre vie et ne sauvera pas la mienne! »

Malesherbes exprima au roi, en pleurant sur ses mains, le bonheur qu'il éprouvait à lui consacrer un reste de vie et à lui montrer dans les fers un attachement toujours suspect dans les palais. Il essaya de rendre au prisonnier l'espérance dans la justice de ses juges et dans la pitié d'un peuple lassé de le persécuter. « Non, non, répondit le roi, ils me feront mourir, j'en suis sûr; ils en ont le pouvoir et la volonté. Qu'importe! occupons-nous de mon procès comme si je devais le gagner; et je le gagnerai en effet, puisque la mémoire que je laisserai sera sans tache. >>

XII

Tronchet et Desèze, introduits tous les jours au Temple avec Malesherbes, préparèrent les éléments de la défense. Le roi, parcourant avec eux les textes d'accusation et les différentes circonstances de son règne qui réfutaient dans sa pensée l'accusation, passait de longues heures à dérouler à ses défenseurs sa vie publique. Tronchet et Desèze venaient à cinq heures et se retiraient à neuf. M. de Malesherbes, devançant l'heure de ces séances, était introduit tous les matins chez le roi. Il apportait au prince les papiers publics, les lisait avec lui, et préparait le travail du soir.

C'est dans ces entretiens particuliers entre le prince et le philosophe que l'âme du roi s'attendrissait et s'épanchait en liberté; l'amitié de Malesherbes changeait quelquefois ces épanchements en espérances, toujours en consolations. La rudesse des commissaires de la commune suspendait souvent ces entretiens en exigeant que la porte de la chambre du roi restât ouverte pour qu'ils pussent entendre la conversation. Le roi et le vieillard se retiraient alors dans le fond de la tourelle et, refermant la porte sur eux, échappaient à l'odieuse inquisition de ces hommes qui cherchaient des crimes entre l'oreille de la victime et la bouche du consolateur.

Le soir, quand M. de Malesherbes, Tronchet et Desèze s'étaient retirés, le roi lisait seul les discours prononcés pour ou contre lui la veille à la Convention. On eût cru, à

l'impartialité de ses observations, qu'il lisait l'histoire d'un règne lointain. « Comment pouvez-vous lire de sang-froid ces invectives? lui demandait un jour Cléry. — J'apprends jusqu'où pent aller la méchanteté des hommes, répondit le roi. Je ne croyais pas qu'il pût en exister de semblables. » Et il s'endormit.

Un peloton de fil dans lequel était roulé un papier où des piqûres d'aiguille figuraient les lettres servait aux princesses à correspondre avec le captif. Turgy, qui faisait à la fois le service de table chez le roi et chez la reine, cachait le peloton dans une armoire de la salle à manger. Là, Cléry trouvait et remettait à la place le peloton qui renfermait les réponses du roi. Ainsi les mêmes craintes, glissant à travers les murs, palpitaient à la fois dans les deux étages et confondaient en une même pensée les âmes des prisonniers.

Plus tard, une ficelle, à l'extrémité de laquelle était attaché un billet, glissait de la main de la reine dans l'abat-jour en forme d'entonnoir qui garnissait la fenêtre du roi, placée directement au-dessous de la sienne, et remontait chargée des confidences et des tendresses de Louis à sa femme et à sa sœur.

Depuis qu'il était isolé, le roi avait refusé de descendre pour respirer l'air au jardin. « Je ne puis me résoudre à sortir seul, disait-il; la promenade ne m'était douce que quand j'en jouissais avec ma femme et mes enfants. » Le 19 décembre, il dit, à l'heure du déjeuner, à Cléry, devant les quatre municipaux de garde : « Il y a quatorze ans, vous fûtes plus matinal qu'aujourd'hui. » Un sourire triste révéla à Cléry le sens de ces paroles. Le serviteur attendri se tut pour ménager la sensibilité d'un père. « C'est le jour, poursuivit le roi, où naquit ma fille! Aujourd'hui, son jour de naissance! être privé de la voir! » Des larmes roulèrent sur son pain. Les municipaux, muets et attendris, semblaient respecter ce souvenir des jours heureux qui traversait la prison comme pour la rendre plus sombre.

XIII

Le lendemain, Louis se renferma seul dans son cabinet et il écrivit longtemps. C'était son testament, suprême adieu à l'espérance. De ce jour, il n'espéra plus que dans l'immortalité. Il léguait en paix tout ce qu'il avait à léguer dans son âme : sa tendresse à sa famille, sa reconnaissance à ses serviteurs, son pardon à ses ennemis. Après cet acte, il parut plus calme. Il avait signé en chrétien la dernière page de sa destinée.

« Moi, disait en termes textuels mais plus étendus cette confession posthume où l'homme semble parler d'une autre vie, moi, Louis XVI du nom, roi de France, renfermé depuis quatre mois avec ma famille dans la tour du Temple, à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque depuis onze jours, même avec ma famille; impliqué de plus dans un procès dont il est impossible de prévoir l'issue, à cause des passions des hommes; n'ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et à qui je puisse m'adresser, je déclare ici, en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments. Je laisse mon âme à Dieu mon créateur. Je le prie de la recevoir dans sa miséricorde. Je meurs dans la foi de l'Église et dans l'obéissance d'esprit à ses décisions. Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J'ai cherché à les

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