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garantir les frontières, épargner le sang des victimes du 10 août et du 2 septembre, et ne pas attrister la France de l'échafaud de son roi. Sa faiblesse produisit ses excès et les fureurs du peuple. Malheur aux empires quand la tête des nations ne prend pas l'initiative réfléchie des grandes résolutions et la laisse prendre à l'insurrection! Ce que touche le peuple est toujours brisé par la violence ou taché de sang. L'Assemblée nationale fut au-dessous de la crise. Elle eut le talent, les lumières, le patriotisme, les vertus même nécessaires aux fondateurs de la liberté; elle n'en eut pas le caractère. Le caractère est le génie de l'action. Ces hommes n'eurent que le génie de la parole et le génie de la mort. Bien parler et bien mourir, ce fut leur destinée.

II

Le contre-coup du 10 août fut ressenti dans tout l'empire et dans toute l'Europe. Les cabinets étrangers et les émigrés, tout en déplorant la catastrophe, l'emprisonnement du roi, l'encouragement que le triomphe du peuple de Paris donnait à l'esprit révolutionnaire, se réjouirent en secret des agitations convulsives dans lesquelles la France allait vraisemblablement se déchirer. Une guerre civile était le plus puissant auxiliaire de la guerre étrangère. Le gouvernement anarchique d'une assemblée était le moins propre à la conduite d'une guerre nationale, La France sans chef, sans unité, sans constitution, tomberait, membre par membre, sous les forces des coalisés. D'ail-· leurs, le scandale de ce palais violé, de ces gardes immolés, de cette famille royale avilie par l'insurrection, enlevait tout prétexte de temporisation et de ménagement à celles des puissances qui hésitaient encore. Le défi de la France était jeté à toutes les monarchies; il fallait l'accepter ou déclarer tous les trônes de l'Europe impuissants à se soutenir devant l'esprit de trouble et d'insurrection, vainqueur partout s'il était vainqueur à Paris. L'Angleterre elle-même, si favorable jusque-là à la réforme en France, commençait à voir avec répugnance un mouvement d'esprit qui dépassait les limites et la forme de sa propre constitution. La France, en se lançant dans l'inconnu, s'aliénait tous les vœux et toutes les espérances qui l'avaient suivie jusque-là. Le tocsin des trônes sonnait à Paris. Les coalisés et les émigrés y répondirent en se rapprochant des frontières. Le duc de Brunswick lui-même reprit confiance, concentra ses forces et commença son mouvement.

III

A l'intérieur, l'adhésion au 10 août fut générale dans le nord, dans l'est et dans le midi de la France. Les campagnes de la Vendée seule s'agitèrent et firent éclater quelques symptômes de guerre civile. Partout ailleurs les royalistes et les constitutionnels consternés cachèrent leurs pressentiments et leur douleur. Les Girondins et les Jacobins se coalisèrent pour faire nommer à la Convention par les Assemblées primaires des hommes extrêmes, d'une trempe antique, irréconciliables avec la royauté. La France sentait que l'heure des conseils timides était passée pour elle, et que la patrie n'avait plus de remparts que ses baïonnettes. Il lui fallait dans ses conseils comme sur ses frontières des hommes qui ne pussent pas regarder derrière eux. Elle

cherchait ces hommes, elle les trouva, elle les nomma. Elle leur donna pour unique mandat le salut de la nation et le salut de la liberté.

L'armée, commandée par des généraux constitutionnels et par des officiers encore attachés au roi, reçut avec stupeur la nouvelle inattendue du renversement de la constitution et du triomphe des Jacobins. Il y eut quelques moments d'hésitation, dont un chef habile et accrédité aurait pu s'emparer pour l'entraîner contre Paris; mais la victoire n'avait pas encore donné à aucun général le droit de désobéir à un mouvement populaire. Le vieux Luckner, commandant en chef, interrogé, à Metz, par la municipalité et par le club sur le parti qu'il ferait prendre à l'armée, balbutia une approbation vague du coup d'État de Paris. Le lendemain, ayant reçu de La Fayette, son lieutenant, un avis contraire, il changea de langage et harangua ses troupes pour les prémunir contre les instigateurs de désordre qui allaient arriver de Paris. Vieux mannequin de guerre inhabile à comprendre la politique, Luckner balbutiait comme un enfant tout ce qu'on lui soufflait. L'arrivée des commissaires de l'Assemblée envoyés aux armées pour les éclairer et les enchaîner, le fit changer de langage une troisième fois.

A Valenciennes, le général Dillon proclama dans un ordre du jour que la constitution avait été violée et que les parjures devaient être punis. Quelques jours plus tard, Dillon se rétracta dans une lettre à l'Assemblée. Montesquiou, à l'armée du Midi, se prononça mollement pour le maintien de la constitution. A Strasbourg, le maire Dietrich, le général Victor de Broglie et Caffarelli du Falga s'indignèrent de l'attentat à l'inviolabilité du roi. Le général Biron, ami du duc d'Orléans, soutenu par les Jacobins de Strasbourg, étouffa ce germe de soulèvement, et donna son armée au parti vainqueur. La Fayette seul prit une résolution et une attitude politique.

IV

Il avait son quartier général à Sedan, chef-lieu des Ardennes. Il apprit les événements du 10 août par un officier de son armée, qui, se trouvant à Paris pendant le combat, sortit des barrières et courut informer son général des massacres et des décrets de la journée. La Fayette, dépassé par ce mouvement, se crut de force à l'arrêter par une fédération de son armée et des départements. A défaut du pouvoir central auquel il pût légalement obéir, il demanda des ordres aux administrateurs du département des Ardennes. Son projet était de former une espèce de congrès des départements unis. Le noyau de cette fédération se rencontrait pour lui dans les trois départements des Ardennes, de l'Aisne et de la Meuse, sur les dispositions desquels il pensait pouvoir compter. Il croyait peu au succès, mais il croyait à son devoir, et il l'acccomplissait en citoyen plus qu'en chef de parti. L'Assemblée, informée de ces hésitations de l'armée, envoya des commissaires pour l'arracher aux généraux suspects.

La Fayette, malgré la générosité de son caractère et malgré le dévouement de sa vie, se confia trop pour un chef de parti à la puissance seule de la loi. Au lieu d'enlever ses troupes par l'élan du mouvement, il les laissa réfléchir immobiles. Leur enthousiasme pour lui et leur attachement à la constitution s'assoupirent dans cette hésitation. Destitué par l'Assemblée le 19, il sentit que sa fortune l'abandonnait, que sa popula

rité était vaincue, et que la Révolution, qui lui échappait, allait se retourner contre lui. Il résolut de s'expatrier, et se condamna lui-même à l'ostracisme dont son pays allait le frapper. Alexandre de Lameth, les deux frères Latour-Maubourg, Bureau de Puzy, patriote, militaire et politique éminent, ses aides de camp et quelques officiers l'accompagnèrent dans sa fuite. La Fayette se proposait de passer en Hollande et de là en Amérique. Après une nuit de marche, il tomba dans un détachement ennemi. Reconnu et conduit à Namur, son nom fut son crime aux yeux des généraux de l'empereur. Le chef de l'insurrection française, le protecteur de Louis XVI, le général du peuple de Paris était une proie trop inattendue et trop éclatante pour que les rois coalisés le laissassent généreusement se retirer du champ de bataille. La Fayette, séparé de ses amis, traîné de place forte en place forte jusqu'au cachot d'Olmutz, subit avec la patience de la conviction une longue et odieuse captivité. Martyr de la liberté après en avoir été le héros, sa vie publique eut, à dater de ce jour, une interruption de trente ans. La Révolution le rappela sur la scène de l'histoire. Ses amis et ses ennemis le reconnurent aux mêmes principes, aux mêmes vertus, aux mêmes généreuses illusions.

V

L'expatriation de La Fayette et la soumission de son corps d'armée laissèrent l'Assemblée sans inquiétude sur la disposition des troupes, mais tremblante sur la situation des frontières. Les Girondins, rentrés au ministère dans la personne de Servan, de Clavière et de Roland, prévoyant leur lutte prochaine avec les Jacobins, sentirent l'importance de donner à l'armée un chef qui leur garantît à la fois la victoire sur les ennemis du dehors, un appui contre les ennemis du dedans. Anciens collègues de Dumouriez, leurs ressentiments contre ce général cédèrent à la haute idée que cet homme leur avait laissée de ses talents. De son côté, Dumouriez, avec la sûreté de son coup d'œil, avait sondé l'événement du 10 août et l'avait jugé. Les crises ne reviennent pas en arrière avant de s'être épuisées elles-mêmes ou d'avoir achevé leur évolution. La crise faisait un pas de plus, il fallait faire ce pas avec elle; autrement elle laisserait en arrière les indécis. Dumouriez déplorait le malheur du roi; mais en refusant le serment à la nation, il se perdait sans sauver Louis XVI. D'ailleurs, quelle que fût la forme du gouvernement, il y aurait toujours une patrie! Sauver la patrie était la seule politique qui convînt dans un pareil moment à un soldat. Le champ de bataille était le chemin de la puissance. Pendant que les autres généraux contestaient avec la nécessité ou tentaient d'impuissantes résistances, Dumouriez, enfermé dans son camp de Maulde, près de Valenciennes, désobéit hardiment à Dillon, refusa de faire prêter à son camp l'ancien serment à la royauté, et se déclara aux ordres de l'événement. Une correspondance secrète s'établit à l'instant entre Servan, Roland, Clavière, ses anciens collègues, et ce général. Les Girondins se fléicitèrent d'avoir une tête et un bras à eux. D'un autre côté, les Jacobins nouèrent avec Dumouriez des rapports que le hasard avait fait naître, et dont l'habileté du général tirait parti pour sa fortune.

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VI

Le jeune Couthon, ami de Robespierre et député de l'Auvergne à l'Assemblée législative, prenait en ce moment les bains de Saint-Amand. Saint-Amand était aux portes de Valenciennes, dans le voisinage du camp de Dumouriez. Le général et le député s'étaient rencontrés et souvent entretenus. Cet homme avait l'auréole de ses pressentiments. Sa verve enivrait ceux qui l'approchaient. Couthon fut fasciné par cette séduction du génie de Dumouriez, comme l'avait été autrefois Gensonné. Il devina le sauveur de la patrie.

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de Clermont avant d'être envoyé à l'Assemblée nationale, puis à la Convention, poussait sa foi à la Révolution jusqu'au fanatisme. Ce fanatisme, doux et méditatif alors, fut sanguinaire depuis. Le foyer de cette âme, pleine d'amour et d'espérance pour l'humanité, devint le cratère d'un volcan intérieur contre les ennemis de ses idées. Plus les rêves de l'homme sont beaux, plus il s'irrite contre tout ce qui les renverse. Couthon était philosophe. Son visage était gracieux, son regard serçin, ses entretiens graves et mélancoliques. Une jeune femme et un enfant autour de lui nourrissaient la tendresse de son âme et consolaient son infirmité: Couthon était privé de l'usage de ses jambes. La cause de cette infirmité intéressait à son malheur: il la devait à l'amour. Traversant pendant une nuit obscure de l'hiver une vallée marécageuse

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La Fayette arrêté. Page 24.

TOME II.

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de l'Auvergne pour aller s'entretenir furtivement avec la jeune fille qu'il aimait, il s'était égaré dans les ténèbres. Enseveli jusqu'au matin dans la boue glacée qui s'enfonçait de plus en plus sous le poids de son corps, il avait lutté toute une nuit contre la mort, et n'avait échappé au gouffre qu'engourdi et perclus. On ne soupçonnait pas alors le rôle futur de Couthon. On ne voyait point de sang dans ses rêves.

Les trois députés envoyés à l'armée de Dillon, Delmas, Dubois-Dubais et Bellegarde, arrivés le 14 août à Valenciennes, avaient ordre de destituer Dillon et Lanoue. Ces deux généraux avaient été lents à reconnaître le 10 août. Repentants et soumis aujourd'hui, ils implorèrent le pardon des trois commissaires. Ceux-ci allaient l'accorder. Couthon, leur collègue, accourut de Saint-Amand à Valenciennes, vanta les talents et l'énergie de Dumouriez, et lui fit obtenir de l'Assemblée le commandement des deux armées de Lanoue et de La Fayette. Westermann, ami de Danton, son homme de de guerre dans la journée du 10, et maintenant son émissaire aux armées, après avoir visité le camp de Sedan, accourut à Valenciennes. Il peignit vivement à Dumouriez la désorganisation de l'armée de La Fayette, la désertion des officiers, le mécontentement des soldats, le mauvais esprit des Ardennes, et la violation prochaine du territoire, si l'ennemi, déjà maître de Longwy, marchait en avant sur la Champagne. Westermann, animé de tout le feu du républicanisme qu'il rapportait de Paris, convainquit Dumouriez et l'entraîna. Le général, accoutumé à traiter avec les factions et à entendre à demi-mot les insinuations de leurs chefs, comprit que Danton voulait avoir un agent à l'armée dans la personne de Westermann; il fit de ce jeune officier le nœud de ses rapports avec Danton. Westermann, comme tous les autres, fut entraîné à son tour dans la sphère du mouvement et du génie de Dumouriez. Venu pour l'observer, il l'admira et le servit avec passion. Le général, qui savait employer les hommes selon la valeur et non selon le grade, reconnut, au premier coup d'œil, dans Westermann, un cœur martial, une âme de feu, un bras de fer: il se l'attacha.

VII

Dumouriez fit, pendant la nuit du 25 au 26 août, ses dispositions pour la campagne de Belgique, à laquelle il ne renonçait pas encore. Il rappela de Lille le général de La Bourdonnaye, qui commandait cette place, et lui donna en son absence le commandement de l'armée de Valenciennes. Il partit pour Sedan le 26, avec Westermann, un seul aide de camp et Baptiste, son valet de chambre, dont la bravoure et le dévouement à son maître firent depuis un des instruments de sa gloire et des succès de l'armée. Arrivé le 28 au camp de La Fayette, Dumouriez y fut reçu avec la froideur et les murmures d'une armée qui ne connaît pas le chef qu'on lui donne et qui regrette le chef qu'elle a perdu. Sûr du lendemain, le nouveau général ne s'intimida pas de cet accueil. Il brava les visages hostiles et se fia au sentiment de sa supériorité qui lui ramènerait les cœurs. Arrivé sans équipages et sans chevaux de guerre, il monta les chevaux de La Fayette, passa la revue des troupes et les harangua. L'infanterie se montrait morne mais ferme, la cavalerie presque séditieuse. En passant devant les rangs, il entendit des paroles injurieuses contre lui : « C'est pourtant cet homme, disaient les soldats entre eux, qui a fait déclarer la guerre et qui est cause des dangers

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