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rédigés pour son journal pendant qu'il en eut un, les manuscrits plus nombreux encore des discours qu'il avait préparés et qu'il ne prononça jamais, le soin de style qui s'y remarque, les corrections infatigables dont ils sont tachés par sa plume sur les manuscrits, attestent ses veilles et son obstination. Il visait à l'art au moins autant qu'à l'empire. Il savait que la foule aime le beau au moins autant que le vrai. Il traitait le peuple comme les grands écrivains traitent la postérité, sans compter leurs peines et sans familiarité. Il se drapait dans sa philosophie et dans son patriotisme.

Ses seules distractions étaient des promenades solitaires, à l'imitation de JeanJacques Rousseau, son modèle, aux Champs-Élysées ou dans les environs de Paris. Il n'avait pour compagnon de ses courses que son grand chien de la race des dogues, qui couchait à la porte de sa chambre, et qui suivait toujours son maître quand il sortait. Ce chien colossal, connu du quartier, s'appelait Brount. Robespierre l'aimait beaucoup et jouait sans cesse avec lui. C'était la seule escorte de ce tyran de l'opinion qui faisait trembler le trône et fuir à l'étranger toute l'aristocratie de son pays.

Dans les moments d'agitation extrême, et quand on craignait pour la vie des démocrates, le typographe Nicolas, le serrurier Didier et quelques amis accompagnaient de loin Robespierre. Il s'irritait de ces précautions prises à son insu. «<Laissez-moi sortir de votre maison et aller vivre seul, disait-il à son hôte; je compromets votre famille, et mes ennemis feront un crime à vos enfants de m'avoir aimé. Non, non, nous mourrons ensemble ou le peuple triomphera, » répondait Duplay. Quelquefois, le dimanche, toute la famille sortait de Paris avec Robespierre, et le tribun, redevenu homme, s'égarait avec la mère, les sœurs et le frère d'Éléonore, dans les bois de Versailles ou d'Issy.

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XIV

Ainsi vivait cet homme, dont la puissance, nulle autour de lui, devenait immense en s'éloignant de sa personne. Cette puissance n'était qu'un nom. Ce nom ne régnait que dans l'opinion. Robespierre était devenu peu à peu le seul nom que répétât sans cesse le peuple. A force de se produire à toutes les tribunes comme le défenseur des opprimés, il avait martelé son image et l'idée de son patriotisme dans la pensée de cette partie de la nation. Son séjour chez le menuisier, sa vie commune avec une famille d'honnêtes artisans, n'avaient pas peu contribué à incruster le nom de Robespierre dans la masse révolutionnaire, mais probe, du peuple de Paris. Les Duplay, leurs ouvriers, leurs amis dans les divers quartiers de la capitale, parlaient de Robespierre comme du type de la vérité et de la vertu. Dans ce temps de fièvre d'opinion, les ouvriers ne se répandaient pas, comme aujourd'hui, après leur travail, dans les lieux de plaisir et de débauche, pour y consumer les heures du soir en vains propos. Une seule pensée agitait, dispersait, rassemblait la foule. Rien n'était isolé et individuel dans les impressions; tout était collectif, populaire, tumultueux. La passion soufflait de tous les cœurs et sur tous les cœurs à la fois. Des journaux, à un nombre incalculable d'abonnés, pleuvaient toutes les heures et sur toutes les couches de la population, comme autant d'étincelles sur des matières combustibles. Des affiches de toutes les formes, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs, arrêtaient les passants dans les carrefours; des

sociétés populaires avaient leurs tribunes et leurs orateurs dans tous les quartiers. L'affaire publique était devenue tellement l'affaire de chacun, que ceux même d'entre le peuple qui ne savaient pas lire se groupaient dans les marchés et dans les places autour de lecteurs ambulants qui lisaient et commentaient pour eux les feuilles publiques.

Parmi tous ces noms d'hommes, de députés, d'orateurs retentissant à ses oreilles, le peuple choisissait quelques noms favoris. Il se passionnait pour ceux-là, s'irritait contre leurs ennemis; il confondait sa cause avec la leur. Mirabeau, Pétion, Marat, Danton, Barnave, Robespierre, avaient été ou étaient encore tour à tour ces personnifications de la foule. Mais de toutes ces popularités, aucune ne s'était plus lentement et plus profondément enracinée dans l'esprit des masses que celle du député d'Arras.

XV

Cette popularité avait été un moment éclipsée après le 10 août par celle des hommes d'action de cette journée, tels que Danton et Marat; mais cet oubli du peuple n'avait pas été long pour son favori. On a vu que Robespierre, appelé au conseil de la commune le lendemain de la victoire, avait pris une part active à ses délibérations, rédigé ses décrets et promulgué ses volontés, comme orateur de plusieurs députations, à la barre de l'Assemblée législative. Convaincu que l'heure de la république avait enfin sonné, et que s'arrêter dans l'indécision c'était s'arrêter dans l'anarchie, Robespierre avait accepté la république et violenté de paroles les Girondins pour leur arracher le gouvernement et pour le remettre au peuple de Paris. Jusqu'au 2 septembre, il s'était confondu ainsi à l'hôtel de ville avec les directeurs du mouvement de la commune et avec les dictateurs de Paris. Mais le jour où Danton et Marat avaient organisé le meurtre et régularisé l'assassinat, soit prévoyance du juste retour de l'indignation publique, soit horreur du sang alors, Robespierre avait cessé de paraître à la commune. A dater du 2 septembre, il n'y siégea plus. On a vu en quels termes il témoigna à Saint-Just le soulèvement de son âme contre ces immolations en masse. Elles lui répugnaient tellement dans ces premiers temps, qu'il ne voulut à aucun prix être confondu avec ses collègues de la commune, de peur qu'une tache du sang de septembre ne rejaillît sur lui.

A mesure que ces proscriptions, contemplées de sang-froid, paraissaient plus odieuses, Robespierre paraissait plus pur. On lui tenait compte de son inaction. On lui savait gré de n'avoir pas ensanglanté son caractère, et d'avoir voulu conserver à la cause du peuple le prestige de la justice et de l'humanité. La réaction de l'opinion contre les journées de septembre rejetait à lui tous les partis extrêmes, mais non pervers.

Le jour de la première séance de la Convention, il était encore l'homme incorruptible de la Révolution, incorruptible au sang comme à l'or. Son nom dominait tout. La commune elle-même, qui n'avait pas trempé tout entière dans les assassinats de septembre, se parait de Robespierre et lui décernait avec affectation toute l'autorité sur ses actes. Elle sentait que sa force morale était en lui. Les Girondins le sentaient aussi. Ils craignaient peu Marat, trop monstrueux pour séduire. Ils négociaient avec Danton,

assez vénal pour être séduit. Mais, quoique pleins de dédain pour le talent subalterne encore de Robespierre, c'était l'homme devant lequel ils tremblaient : le seul, en effet. Danton écarté, qui pût leur disputer la direction du peuple et le maniement de la république.

Mais depuis longtemps Robespierre avait rompu toute intimité avec madame Roland et ses amis. Vergniaud, enivré d'éloquence et confiant dans sa puissance d'entraînement, méprisait dans Robespierre cette parole sourde qui grondait toujours, mais qui n'éclatait jamais. Il croyait que la puissance des hommes se mesurait à leur génie. Le génie de Robespierre rampait au pied de la tribune, où celui de Vergniaud régnait déjà. Pétion, longtemps ami de Robespierre, ne lui pardonnait pas de lui avoir enlevé la moitié de la faveur publique. La popularité souffre moins de partage que l'empire. Louvet, Barbaroux, Rebecqui, Isnard, Ducos, Fronfrède, Lanjuinais, tous ces jeunes députés à la Convention, qui croyaient arriver à Paris avec la toute-puissance de la volonté nationale et tout courber sous la constitution républicaine qu'ils allaient délibérer librement, s'indignaient de trouver dans la commune un pouvoir usurpateur et rebelle qu'il fallait renverser ou subir, et dans Robespierre un tyran de l'opinion avec lequel il fallait compter. Les lettres de ces jeunes hommes aux départements sont pleines d'expressions de colère contre ces agitateurs de Paris. Des bruits de dictature étaient répandus, moitié par les partisans de Robespierre, moitié par ses rivaux. Ces bruits étaient accrédités par Marat, qui ne cessait de demander au peuple de remettre à un seul homme le pouvoir et la hache, pour immoler tous ses ennemis à la fois. Les Girondins grossissaient ces bruits sans y croire. Les partis se combattent avec des soupçons. Depuis que le soupçon de royalisme ne pouvait plus atteindre personne, le soupçon d'aspirer à la dictature était le coup le plus mortel que les partis pussent se porter.

Si la souveraineté sur l'opinion était le rêve unique de Robespierre, dans un lointain confus, ainsi que son confident Lebas croyait le lire dans les pensées de son ami, l'aspiration à une dictature actuelle et directe était une calomnie contre son bon sens. Il lui fallait grandir immensément encore dans la confiance et dans le fanatisme du peuple pour oser dominer la représentation. Ses ennemis se chargeaient de l'élever en l'attaquant. L'accuser de prétention à la dictature, c'était rendre deux services à sa renommée. C'était, d'une part, lui préparer une occasion facile et certaine de démontrer son innocence; c'était, de l'autre, donner l'idée du crime dont on l'accusait, et lui faire une candidature au pouvoir suprême par la bouche même de ses calomniateurs double fortune pour un ambitieux.

XVI

La colère et l'impatience des jeunes Girondins ne firent aucune de ces réflexions. Ils se réunirent chez Barbaroux, ils s'échauffèrent de leurs propres préventions, ils résolurent d'attaquer soudainement et corps à corps la tyrannie de Paris dans la personne et sous le nom de Robespierre. En rejetant sur lui seul tout l'odieux de cette tyrannie, ils avaient l'avantage de laisser de côté Danton, qu'ils redoutaient beaucoup plus. Ils croyaient ainsi attaquer la commune par le plus vulnérable de ses triumvirs,

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et ne doutaient pas d'en triompher aisément. Quelques-uns de leurs amis, plus âgés et plus temporisateurs, tels que Brissot, Sieyès et Condorcet, leur conseillèrent d'ajourner l'attaque et d'attendre

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qu'un conflit inévitable et prochain s'élevât entre la commune et la Convention. Les plus animés répondirent que donner du temps à une faction, c'était lui donner des forces; que le courage était toujours la meilleure po

litique; qu'il était habile d'arracher dès le premier jour la république aux factieux qui voulaient la saisir au berceau; qu'il ne fallait pas laisser à l'indignation de la France contre les égorgeurs de septembre le temps de se calmer; qu'il fallait compromettre dès le premier moment la majorité de la Convention contre les hommes de sang qui menaçaient de tout asservir, et que d'ailleurs il y avait en eux quelque chose de plus déterminant que la politique, c'était le sentiment, c'était l'horreur de leur âme contre ces corrupteurs du peuple, et l'impossibilité pour des hommes de cœur de se laisser confondre avec les assassins,

et de paraître les tolérer ou les crain

dre en les ménageant plus longtemps.

TOME 11.

Proclamation de la Répubique. - Page 125.

84

L'intrépide Vergniaud, honteux d'avoir subi pendant six semaines l'insolente tyrannie des orateurs de la commune, ne cherchait ni à presser ni à ralentir l'ardeur de ses jeunes compatriotes. Il ne fuyait ni ne demandait le combat; il se déclarait seulement prêt à l'accepter et à le soutenir. Son âme, sa parole, son sang, étaient dévoués au salut de la patrie et à la pureté de la république.

Sieyès surtout, qui, dans ces premiers temps, était recherché des Girondins et qui les voyait tous les soirs dans le salon de madame Roland, leur donna en formules laconiques des conseils de tactique, et leur présenta des plans métaphysiques de constitution. Les Girondins le cultivaient comme leur homme d'État. Sieyès, esprit à longue vue, tout en détestant Robespierre, Marat, Danton, aurait voulu qu'avant d'attaquer la commune, les Girondins eussent détaché Danton et fait un pacte avec Dumouriez qui leur assurât une autre force que la tribune contre les bandes insurrectionnelles de l'hôtel de ville. « Ne jouez pas avec la république, leur dit-il, dans une bataille de rues avant d'avoir le canon de votre côté. » Vergniaud convint de la justesse de ce mot; mais l'impatience de la jeunesse, la honte de reculer, les excitations éloquentes de madame Roland l'emportèrent sur de froids calculs.

XVII

Les Jacobins cependant se repeuplaient depuis deux jours. Marat et Robespierre y reparurent.

La Convention commença ses travaux. Elle entendit d'abord avec faveur un rapport énergique de Roland, qui proclamait les vrais principes d'ordre et de légalité, et qui demandait à l'Assemblée d'assurer sa propre dignité contre les mouvements populaires, par une force armée consacrée à la sécurité nationale. Le moment était opportun pour attaquer la commune et flétrir ses excès. Dans la séance du 24 septembre, Kersaint, gentilhomme breton, officier de marine intrépide, écrivain politique éloquent, réformateur dévoué à la régénération sociale, lié dès le premier jour avec les Girondins par un même amour pour la liberté, par une même horreur du crime, demanda tout à coup, à propos d'un désordre aux Champs-Élysées, qu'on nommât des commissaires pour venger la violation des premiers droits de l'homme, la liberté, la propriété, la vie des citoyens. « Il est temps, s'écria Kersaint, d'élever des échafauds pour les assassins et pour ceux qui provoquent à l'assassinat. » Puis, se tournant du côté de Robespierre, de Marat, de Danton, et paraissant diriger contre eux une allusion sanglante: « Il y a peut-être, poursuivit-il d'une voix tonnante, il y a peut-être quelque courage à s'élever ici contre les assassins! » L'Assemblée frémit et applaudit.

Tallien demanda que cette proposition fût ajournée. « Ajourner la répression du crime, dit Vergniaud, c'est proclamer l'impunité des assassinats. » Fabre d'Églantine, Sergent, Collot-d'Herbois, se sentant désignés, s'opposèrent à la motion de Kersaint. Ils justifièrent les citoyens de Paris. « Les citoyens de Paris, s'écria Lanjuinais, ils sont dans la stupeur. A mon arrivée ici, j'ai frémi!» Des murmures s'élevèrent. Buzot, confident de Roland, préparé à la parole par la communication qu'il avait reçue du rapport, profita de l'émotion inattendue produite par le discours de Kersaint pour monter à la tribune et pour engager le combat en élargissant le terrain.

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