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entendait que le bruit des plumes pressées des rédacteurs qui couraient sur le papier, inscrivant minute par minute les paroles, les gestes, les émotions de la salle. La lueur fétide des chandelles qui éclairaient leur table, montrait le jeune Dauphin couché sur les genoux de la reine et dormant au bruit des décrets qui lui enlevaient l'empire et la vie.

XI

A une heure après minuit, les inspecteurs de la salle vinrent prendre le roi et sa famille pour les conduire dans le logement qu'on leur avait préparé à la hâte depuis la promulgation du décret de déchéance. Des commissaires de l'Assemblée et le détachement de la garde nationale qui veillait depuis le matin sur leurs jours, les escortaient. Un officier de la maison du roi prit le Dauphin des mains de la reine et l'emporta tout assoupi derrière elle.

Ce logement, plus semblable à un cloître ou à une prison qu'à un palais, régnait dans l'étage supérieur du vieux monastère des Feuillants, au-dessus des bureaux et des comités de l'Assemblée. Il était composé de quatre chambres à la suite les unes des autres, ouvrant toutes par une porte semblable sur le vaste corridor qui desservait les cellules des religieux. Ces chambres, inhabitées depuis la destruction des ordres monastiques, étaient nues comme des murs dont les hôtes sont depuis longtemps dispersés. L'architecte de l'Assemblée, sur l'ordre des inspecteurs de la salle, y avait fait porter précipitamment les meubles qui s'étaient rencontrés sous la main dans son propre logement : une table à manger, quelques chaises, quatre bois de lit sans ciels, pour le roi, la reine, le Dauphin et sa sœur; des matelas étendus sur les carreaux de brique étaient la couche de Madame Élisabeth et de la gouvernante des enfants de France: campement sur le champ de bataille entre deux journées de crise, aux portes du palais saccage, sous la main du peuple vainqueur, et qui annonçait trop par sa nudité à la famille royale qu'elle était désormais plus près d'un cachot que d'un palais ! MM. de Briges, d'Aubiers, de Goguelat, le prince de Poix et le duc de Choiseul occupèrent la première pièce, qui servait d'antichambre. Étendus sur des manteaux à la porte du roi, ils veillèrent les derniers sur son sommeil.

Le roi coucha à demi habillé dans la seconde chambre. Dépourvu de vêtement de. nuit et des meubles de toilette pillés au château, une serviette ceignit sa tête sur l'oreiller sans rideau. La reine occupa avec les enfants la troisième chambre. Madame Élisabeth, madame de Tourzel et la princesse de Lamballe, qui était venue dans la soirée rejoindre la famille royale, se réunirent dans une pièce qui suivait la chambre de la reine, et passèrent la nuit à veiller, à pleurer, à prier à sa porte.

Le cloître élevé et vaste sur lequel ouvraient ces chambres servit de camp aux officiers supérieurs, aux cinquante hommes de garde et aux serviteurs du roi, Hue et Chamilly. Louis XVI, sa famille et sa suite ne touchèrent pas, ce soir-là, au souper qui leur avait été préparé. Après une conversation intime et sans témoins, entre ce prince, la reine et Madame Élisabeth, ils allèrent chercher quelques moments de sommeil. Une veille de trente-six heures avait épuisé à la fois ieur âme et leur corps. Ce sommeil fut court, le réveil terrible.

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Les bûchers au Carrousel.
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La reine, en rouvrant les yeux aux rayons d'un soleil brûlant qui pénétrait, sans voile, jusque sur sa couche, en voyant ces toits sombres, cette fenêtre sans tenture, cette chambre nue, ces chaises de paille, ces vêtements en désordre jetés sur des meubles presque indigents, referma les yeux pour se tromper elle-même un moment de plus et pour se persuader que les événements de la veille et l'horreur du jour étaient un songe. Elle fut arrachée à ce demi-sommeil par la présence, par la voix et par les caresses de ses enfants. Madame Élisabeth les amenait au pied de son lit. On avertit la reine que l'heure de la séance approchait, et que l'Assemblée exigeait que la famille royale y reprit sa place de la veille. Quelquesunes de ses femmes, à qui les inspecteurs de la salle avaient permis le matin de pénétrer jusqu'à leur maîtresse, furent introduites en même temps dans l'appartement. En traversant la cellule du roi, elles trouvèrent ce prince assis et faisant réparer le désordre de sa coiffure. On lui coupait les cheveux. Il en prit quelques mèches et les donna à ces fidèles suivantes de la reine: munificence de cœur, la seule désormais qui fût en sa puissance. Elles voulurent lui baiser la main; il la retira et les embrassa. La familiarité du malheur avait effacé les distances entre cette famille et ses serviteurs.

Ces femmes fondirent en larmes en voyant la reine de France couchée sur un lit de camp et servie par une étrangère, gardienne de ce cloître abandonné. Cette pauvre servante, intimidée et attendrie par la grandeur et par l'infortune qu'elle avait sous les yeux, s'efforçait de racheter, par ses soins et par ses respects, l'inhabileté de ses services. Marie-Antoinette tendit les bras à ses amies et éclata en sanglots. Elle resta ongtemps sans pouvoir ni regarder ni parler, confuse et rougissant de son abaissement et de sa dégradation, devant celles qui l'avaient vue la veille dans son luxe et dans sa splendeur. « Venez, malheureuses femmes, leur dit-elle enfin, venez voir une femme plus malheureuse que vous, puisque c'est elle qui fait votre malheur à toutes. » Puis, embrassant sa fille et le Dauphin, que lui présentait madame de Tourzel : « Pauvres enfants, ajouta-t-elle, qu'il est cruel de leur avoir promis un si bel héritage et de dire: Voilà ce que nous leur laissons, tout finit avec nous! » Elle s'informa ensuite, dans les plus intimes détails, du sort de mademoiselle Pauline de Tourzel, de madame de La Roche-Aymon, de la duchesse de Luynes et de toutes les personnes de sa cour qu'elle avait laissées aux Tuileries.

XIII

La mort de ses serviteurs tués sur le seuil de son appartement déchira son cœur. Elle leur donna des larmes. Elle raconta, en s'habillant, ses impressions pendant la séance de la veille. Elle se plaignit à demi-mot de ce défaut de dignité naturelle qui ne donnait pas au roi, depuis qu'il était entre les mains de l'Assemblée, toute la majesté qu'elle aurait désiré lui voir devant ses ennemis. Elle regrettait qu'il eût satisfait sa faim en public et offert ainsi aux regards du peuple une apparence d'insouciance et d'insensibilité si loin de son cœur. Des députés attachés à son parti l'avaient fait prévenir du fâcheux effet de cet oubli de sa situation; mais sachant, disait-elle, l'inutilité de ces avertissements, impuissants contre sa rude nature, elle les avait épargnés au roi, pour ne pas ajouter une humiliation à tant de peines. La montre et la bourse de la reine s'étant perdues dans le tumultueux trajet du château à l'Assemblée, elle emprunta la montre d'une de ses dames, et pria madame Augié, sa première femme de chambre, de lui prêter vingt-cinq louis pour les hasards de sa captivité.

A dix heures, la famille royale rentra à l'Assemblée et y resta jusqu'à la nuit. Le triomphe de la veille avait rendu le peuple exigeant, et les motions plus sanguinaires. Des pétitionnaires assiégeaient la barre, demandant à grands cris le sang des Suisses de l'escorte du roi, réfugiés dans l'enceinte des Feuillants. L'Assemblée disputait aux assassins ces deux cents victimes. Santerre, mandé par Vergniaud pour protéger les prisonniers, annonçait le massacre imminent de ceux qu'on avait arrêtés dans le bois de Boulogne. Des voix féroces hurlaient aux portes qu'on leur livrât leur proie ! » Grands dieux, quels cannibales! « s'écria Vergniaud.

Des traits de générosité populaire se mêlèrent à ces rugissements de brutes avides de carnage. Des combattants vinrent prendre les vaincus sous leur responsabilité et se dévouer à leur salut. Mailhe et Chabot, envoyés pour haranguer les rassemblements, furent accueillis par les cris : « A bas les orateurs!» Il y eut un moment où la terreur s'empara de l'Assemblée, l'enceinte extérieure était forcée. Vergniaud, intrépide pour

lui-même, craignit pour les jours du roi. Les inspecteurs de la salle accoururent et firent retirer la famille royale dans le couloir, afin que si le peuple entrait les armes à la main dans la salle il ne trouvât pas ses victimes sous sa main. Le roi, qui crut le moment suprême arrivé pour lui et pour sa famille, songea seulement au salut de ses serviteurs. Il les conjura de l'abandonner à son sort et de penser à leur propre sûreté. Aucun d'eux ne pesa sa vie contre son devoir. Ils restèrent où l'honneur et l'attachement leur commandait de vivre ou de mourir. La consigne fit reculer le pleuple. Danton accourut, fendit cette foule avec l'autorité de son nom et la terreur de son geste. Il demanda patience et non générosité aux assassins. A sa voix les hommes à piques ajournèrent leur soif de sang. « Législateurs, dit Danton en entrant dans l'Assemblée, la nation française, lasse du despotisme, avait fait une révolution. Mais, trop généreuse, ajouta-t-il en lançant un regard menaçant sur la place où le roi l'écoutait, elle a transigé avec les tyrans. L'expérience lui a prouvé qu'il n'y a aucun retour à espérer des anciens oppresseurs du peuple. Elle va rentrer dans ses droits... mais là où commence la justice doivent s'arrêter les vengeances populaires. Je prends, devant l'Assemblée nationale, l'engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte. Je marcherai à leur tête, et je réponds d'eux! »

Il jeta, en prononçant ces derniers mots, un coup d'œil rapide et fier sur la reine, comme si une intelligence secrète ou une compassion superbe eussent été cachées sous la rudesse de son discours et sous le dédain de son attitude.

XIV

L'Assemblée, les tribunes applaudirent. Le peuple ratifia au dehors, par ses acclamations, la promesse de son favori, et les Suisses furent sauvés jusqu'au 2 septembre. Pétion succéda à Danton. Delivré de sa feinte captivité, il venait de reprendre à la commune le simulacre d'une autorité qu'il n'avait plus que de nom. Utile la veille aux factieux, il leur était importun désormais. Il affecta devant l'Assemblée de croire encore à sa puissance qui lui échappait. Quand l'œuvre est faite, on brise l'instrument. Pétion n'était que le complice timide d'une conspiration accomplie; mannequin populaire élevé contre le roi, le jour où le roi disparaissait, Pétion n'était plus. Il tentait en vain de modérer les exigences des commissaires de la commune et de reporter le pouvoir à son centre légal, c'est-à-dire à l'Assemblée. La commune impérieuse envoyait des ordres, sous la forme de prières, au Corps législatif. Les Girondins n'étaient, comme Pétion, que les souverains honoraires d'une révolution qui les dépassait.

Ils avaient décrété la veille que Louis XVI habiterait le palais du Luxembourg pendant la suspension. Ce palais rappelait trop le pouvoir suprême dont la commune voulait écarter l'image des yeux du peuple. Elle représenta au Corps législatif qu'elle ne pouvait répondre du roi dans une demeure aussi vaste, et sous laquelle des soute1rains immenses pouvaient favoriser les évasions ou les complots. L'Assemblée, pour sauver l'apparente indépendance de ses résolutions, renvoya à une commission le pouvoir de prescrire l'habitation du roi. Cette commission décréta que la famille captive occuperait l'hôtel du ministre de la justice, sur la place Vendôme. Cet hôtel, au centre de Paris et sur la place où l'on passait en revue les troupes, attirait encore trop les

pensées vers une puissance dangereuse à montrer aux soldats et au peuple. La commune refusa d'exécuter ce décret. Manuel vint en son nom demander que l'habitation du roi otage fût fixée au Temple, loin des souvenirs, loin des émotions de la ville. L'Assemblée céda. Le choix du Temple indiquait l'esprit de la commune dans l'interprétation des événements de la veille au lieu d'une demeure, c'était une prison.

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XV

Les Girondins avait suspendu seulement, la commune dégradait la royauté. Roland et ses amis voulurent se préparer un appui contre l'omnipotence de l'hôtel de ville en constituant le conseil du département, et en rendant à ce conseil l'ascendant et la surveillance que la constitution lui donnait sur le corps municipal. Ils firent proposer cette motion par un de leurs adhérents les plus obscurs, pour cacher la main qui portait le coup. La commune reconnut la main et la prévint. Trois fois dans la journée le conseil municipal envoya demander humblement d'abord, fermement après, insoJemment enfin, la révocation du décret attentatoire à sa toute-puissance. La dernière injonction fut brève et menaçante comme un ordre souverain. Le conseil municipal fut obéi.

D'autres députations de la commune vinrent ensuite demander la création d'une cour martiale pour venger le sang du peuple. L'Assemblée ayant éludé de répondre : « Si ce décret n'est par porté, reprit froidement l'orateur de la commune, notre raission est de l'attendre! » Robespierre, au nom de la section de la place Vendôme, parut à la barre : « Peuple, dit-il, en faisant allusion aux statues des rois qu'on abattait sur les places publiques, quand la tyrannie est couchée à terre, gardez-vous de lui donner le temps de se relever. Nous avons vu tomber la statue d'un despote; notre première pensée est d'élever à sa place un monument à la liberté. Les citoyens qui meurent en défendant la patrie sont au second rang. Ceux-là sont au premier, qui meurent pour l'affranchir au dedans. »

Enfin le Prussien Anacharsis Clootz, philosophe errant pour semer sa doctrine sur la terre avec sa parole, sa fortune et son sang, fit entendre au nom du genre humain à l'Assemblée nationale le premier écho du 10 août dans l'âme des peuples impatients de leur servitude. Clootz poussait la passion de l'humanité jusqu'au délire. Mais ce délire était celui de l'espérance et de la régénération. Les sceptiques le trouvaient ridicule, les patriotes le trouvaient banal, les politiques l'appelaient utopiste. Cependant Clootz ne se trompait que d'heure. Les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées. Les âmes ébranlées par la secousse du moment et fanatisées d'espérance s'ouvraient aux perspectives les plus idéales. Le philosophe fut écouté avec complaisance, et les idées consolantes qu'il faisait briller comme un arc-en-ciel sur cet horizon de sang, suspendirent quelques instants la lutte des partis et la hache des assassins.

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