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née 1706, aux charges de l'État, était non seulement en arrière et débiteur, en 1789, de la somme totale de 217,640,591 livres; mais qu'il avait de plus occasionné, en contribuant insuffisamment pendant ces quatre-vingt-trois années; 562,243,557 livres d'intérêts à payer qui eussent été éteints par le fait de sa contribution normale, et 779,884,148 livres représentant la somme que le roi aurait pu emprunter de moins ou rembourser de plus; soit en tout: 5,541,547,884 livres, dont l'Église avait à répondre sur ses biens.

Deuxièmement, Lacoste, Lameth, Dupont de Nemours encore, Talleyrand, Mirabeau, avaient démontré, d'après Turgot, le droit de l'État sur les fondations et la légitimité de l'expropriation du clergé pour cause d'utilité publique.

Enfin, il était de notoriété courante, et nul ne l'ignorait, que, depuis longtemps, le clergé n'employait plus au soulagement des pauvres le bien des pauvres, que, sur ce point, il manquait absolument à l'obligation, à la loi des fondations, et que le contrat qui le liait aux fondateurs était déchiré par lui-même, qu'il n'existait plus!

Le décret du 2 novembre 1789 ne fit donc que consacrer législativement cet état de choses, divulgué, d'autre part, par les publicistes; de sorte que l'affectation à la nation des biens de l'Église et leur vente aux enchères publiques furent bientôt, malgré toutes les protestations, un fait accompli et irrévocable.

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§ 6. Organisation de l'assistance publique, conformément à la loi d'affectation des biens du clergé

à la Nation.

Il nous reste, pour épuiser la matière de ce chapitre, à dire quelques mots de la réorganisation des secours publics ou de la réforme de l'assistance sociale (hôpitaux, secours à domicile et institu'tions de charité). C'était la conséquence forcée, morale et légale, de la décision du 2 novembre 1789 sur l'affectation des biens du clergé à l'État.

La misère était noire sous l'ancien régime, l'indigence étendue, profonde! Ce n'était pas une des moindres charges qu'il léguât à la société nouvelle, par ces temps de transformation, de chômages et de luttes prolongés 1.

1. Des formules populaires d'une âpre vérité rappellent encore, aujourd'hui, cette époque famélique : « Tout fait ventre, bien heureux qui avale! », disaient nos pères. — En fait

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L'Assemblée usa ici de son procédé ordinaire, d'ailleurs inévitable, pour résoudre la difficulté; elle en confia l'étude et le traitement à un comité dit de mendicité, le titre n'était pas heureux et ne répondait ni aux circonstances, il nous semble, ni aux bonnes volontés des législateurs1. Ce groupe parlementaire fut d'abord composé de quatre membres le duc de La Rochefoucauld - Liancourt, député de Clermont en Beauvoisis, qui paraît en avoir été le personnage principal; Massieu, curé de Cergy; Prieur, député de Châlons-sur-Marne; de Coulmiers, abbé d'Abbecourt. Le 2 avril 1790, il s'adjoignit six autres membres de Crétot, député de Rouen; le docteur Guillotin (ParisVille); David, curé de Beauvais; l'abbé de Bonnefoy, chanoine de Thiers, député de Riom; l'évêque d'Oloron (de Villautreix de Fage) et l'évêque de Rhodez (de Seignelay-Colbert). Suppléants: Bertrand Barère de Vieuzac et le comte de Virieux, député du Dauphiné. Le Comité avait, en outre, associé à ses travaux plusieurs notabilités recommandables par leur expérience et leur savoir dans diverses branches de l'administration, ou par leur attachement à la cause des malheureux : MM. de la Millière, intendant des hôpitaux; Rabelle, ancien administrateur de l'Hôpital-général; Moulinet, directeur du dépôt de mendicité de Soissons; Lambert, inspecteur des apprentis de différentes maisons de l'Hôpital-général; de Boncerf, connu par des recherches et par des ouvrages sur les matières d'économie sociale.

Il ne suffit pas de parcourir seulement, il faut lire les nombreux rapports du Comité pour l'extinction de la mendicité, si l'on veut connaître le fond des choses, les sentiments généreux, les idées générales qui, communs à toutes les fractions de l'Assemblée nationale, inspirèrent les membres de cette importante commission; sentiments et opinions qui sont assez indiqués déjà dans le rapport initial ou Plan de travail qu'ils eurent à présenter à la Constituante au mois de

de disette, on pouvait tout attendre d'un gouvernement dont le chef spéculait sur le pain de ses sujets et se trouvait pour ainsi dire placé à la tête de cette association de financiers criminels, qui a pour titre, dans l'histoire et dans la conscience publique : le pacte de famine; et qui, par suite de ses opérations, détermina en France, de 1740 à 1789, dix années de disette presque consécutives.

1. L'appellation exacte était : Comité pour l'extinction de la mendicité, et, par abréviation usuelle: Comité de mendicité.

2. Il est indispensable, pour se faire une idée de cette grande question de la réforme de l'assistance publique, de consulter l'ouvrage de Necker (Administration des finances de la France, c. XV, XVI, XVII et XVIII) sur les dépôts de mendicité, hôpitaux et prisons; les rapports du chirurgien Tenon; les travaux de Watteville, etc.; enfin, tout près de nous, la publication de M. Tuetey, dans la collection du Conseil municipal de Paris: l'Assistance publique pendant la Révolution, dont les deux premiers volumes viennent d'être mis en vente.

juin 1790 (le 6), conformément à son décret du 21 janvier de la même année (Rapporteur, M. de Liancourt).

Après des généralités inspirées du plus haut altruisme, du sentiment social le plus élevé, l'honorable député dit, en commençant son très beau rapport et sans aucune crainte d'être taxé de socialisme :

Tout homme a droit à sa subsistance.

Cette vérité fondamentale de toute société, et qui réclame impérieusement une place dans la Déclaration des Droits de l'Homme, a paru au comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se proposent d'éteindre la mendicité. Ainsi, chaque homme ayant droit à sa subsistance, la société doit pourvoir à la subsistance de tous ceux de ses membres qui pourront en manquer, et cette secourable assistance ne doit pas être regardée comme un bienfait; elle est, sans doute, le besoin d'un cœur sensible et humain, le vœu de tout homme qui pense, mais elle est le devoir strict et indispensable de tout homme qui n'est pas lui-même dans l'état de pauvreté 1; devoir qui ne doit point être avili, ni par le nom, ni par le caractère de l'aumône; enfin, elle est pour la société une dette inviolable et sacrée.

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Or, il n'y avait pas qu'à l'Assemblée qu'on se préparait à cette grande tâche en dehors d'elle, à l'Académie des sciences et à la Mairie de Paris, Lavoisier, Daubenton, Lassone, Bailly; dans les hôpitaux mêmes, les chirurgiens Tenon et Desault, le médecin Pinel; à la Commission des hôpitaux, le docteur Cabanis, rivalisaient de zèle pour tirer l'Assistance publique du bourbier où l'avait enlisée l'Église, et pour en faire un régime moins inepte et moins barbare, plus intelligent, plus humain et plus efficace.

On sait quels furent, à ce moment, les efforts et les luttes du corps médical pour créer l'hygiène dans les salles d'hôpitaux; on est au courant de la révolution magnanime que Pinel provoqua dans le traitement des aliénés! On connaît moins les rapports que fit Cabanis à la Commission des hôpitaux, où il prend de très haut la question d'assistance, dont il fait aussi un corollaire obligé de la réforme sociale2:

Mais il y a des pauvres, dit-il, et la pauvreté est en général l'ouvrage des institutions sociales : c'est donc aux exécuteurs de la volonté publique, aux personnes armées de la puissance nationale, à veiller sur des besoins qui sont la censure la plus amère des lois et de l'administration.

... La grande maladie des États civilisés est la mauvaise distribution des forces politiques et la disproportion choquante des fortunes. Voilà les sources de presque tous les désordres publics et des calamités qui les accompagnent.

... Tant qu'un homme est en état de faire un travail quelconque, ce n'est pas

1. D'Alembert disait que nul n'avait droit au superflu tant que quelqu'un manquait, à côté de lui, du nécessaire; et il parait s'être conduit en conséquence.

2. Observations sur les hôpitaux, Paris, 1790.

l'aumône qu'il faut lui donner, c'est le travail qu'il faut lui fournir : et quand la maladie ou la vieillesse, ou l'enfance le met hors d'état de payer ce tribut, que chacun doit à la nature de la société, la société est alors dans l'obligation d'en agir avec lui comme une famille humaine ou prévoyante avec un serviteur qu'elle soigne malade et nourrit vieux, en mémoire de ses services passés, ou qu'elle fait élever enfant, dans l'espoir de ceux qu'il peut lui rendre.

Il n'y a là que des échanges réciproques, rien qui trouble les rapports naturels des hommes entre eux; rien qui livre l'un à la merci de l'autre 1.

A quelle distance on se trouve ici, en fait de charité, de la façon répugnante et dérisoire dont l'ancien régime pratiquait l'assistance sociale, surtout à la fin du. xvш siècle.

Soit dit en passant, l'exercice habituel de l'altruisme comme devoir de morale et satisfaction spontanée de la sympathie et de la pitié naturelles à l'homme bien né, de la part des philosophes en général et des encyclopédistes en particulier, à cette époque surtout, contredit absolument l'accusation d'égoïsme systématique et cette sorte de flétrissure qu'ont voulu lui imposer les spiritualistes et, de nos jours, l'école néo-catholique et romantique représentée, en histoire, en philosophie et en politique, par Ph. Lebas, Buchez et Roux, M. Louis Blanc et tant d'autres, en les appelant, ainsi que les hommes d'État qui se recommandaient de leurs sentiments et de leurs idées, le parti de l'individualisme, par opposition au parti socialiste, dans lequel ils se plaçaient avec Rousseau, Robespierre et Jésus. Les faits (histoire des idées et des événements politiques, et, en l'espèce, tout le détail des transformations qui s'accomplirent en 1789, 1790 et 1791) donnent un énergique démenti à une pareille interprétation de l'histoire, qui n'existe que dans les mots et nullement dans les choses, puisque le droit individuel, la conception et l'exaltation théorique et pratique du moi, comme l'égoïsme forcé qui en résulte, sont, au contraire, la base essentielle de la philosophie révolutionnaire et de la politique démocratique ; tandis que l'altruisme spontané et le dévouement volontaire constituent, dans l'ordre moral, les éléments fondamentaux du processus encyclopédiste, aboutissant au positivisme. Ce n'est que par une contradiction ouverte et pour satisfaire

1. Quelques principes et quelques vues sur les secours publics; 1791-1792-1793.

2. C'est cette grande école qui, par David Hume et Georges Leroy, et, au commencement de notre siècle, par l'illustre Gall, démontra scientifiquement l'existence des sentiments bienveillants dans la nature humaine et ouvrit de la sorte, on peut le dire, d'une manière positive (utile et réelle), les sources de la grâce ou la possibilité de l'exercice habituel, par l'éducation et la droite vie, des plus hautes facultés morales. Cette inapprėciable conquête peut être mise, pour ses conséquences sociales et personnelles, fort au-dessus de la découverte des lois mêmes de la gravitation, et d'autres encore.

aux exigences de l'égalité et des droits individuels qui en résultent, que la métaphysique révolutionnaire, partant de l'égoïsme pur ou de la souveraineté du moi, arrive à l'organisation communiste.

Sans aucun doute, la doctrine des physiocrates et surtout des économistes, en tant qu'étude spéciale et organisation particulière des intérêts matériels de la société, et comme moyen alors indispensable de réaction contre les abus innombrables et criants de la féodalité décadente, dans l'ordre des réformes économiques, exagérait aussi les droits de l'individu et la liberté du propriétaire, comme nous l'avons signalé dans notre Introduction; mais les disciples de Turgot et ce grand penseur lui-même, ce tout homme de bien, cet éminent homme d'État, n'avaient-ils donc pas, dans leurs aspirations magnanimes et dans sa philosophie politique et morale, dans la doctrine du progrès indéfini de l'homme et de la société, le correctif généreux et puissant d'une réforme économique trop préoccupée de l'affranchissement de la propriété, de l'industrie et du commerce, à l'égard des établissements féodaux?

M. Louis Blanc et les socialistes qui l'ont suivi pouvaient-ils l'ignorer?

Pourquoi donc alors cette équivoque mensongère qui fit couler tant de sang généreux? Pourquoi assimiler, contre toute vraisemblance, les physiocrates et les économistes du grand siècle, Turgot et Dupont de Nemours, avec les ploutocrates de notre temps, Malthus et Duchâtel entre autres?

Pour exalter plus que de raison Rousseau et Robespierre, on fausse l'histoire et l'on manque aussi à la morale.

Il est absolument faux, en effet, de prétendre et d'affirmer que ceux qui veulent organiser la collectivité sans sacrifier la liberté per'sonnelle au concours social, mais en cherchant, au contraire, l'accord permanent de ces deux conditions essentielles de la coopération humaine, et surtout en les regardant comme subordonnées l'une et l'autre à des lois naturelles extérieures, physiques et morales, soient nécessairement des égoïstes, inféodés à la doctrine et à l'école individualiste. En dehors même de la spéculation pure, qui contredit une telle prétention, des preuves nombreuses, d'ordre social et privé, montrent partout l'erreur et le mal fondé, la portée fausse et calomniatrice de cette estimation. A ce compte, en effet, Danton, qui se rattachait, en philosophie, aux encyclopédistes, représenterait l'égoïsme dans le mouvement révolutionnaire, et Robespierre l'altruisme! Cette conséquence absurde juge le système. On sait d'ailleurs que Buchez et Roux attribuèrent, dans cette évolution, le processus égoïste à la bour

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